Séisme financier à New York. Jusqu'à présent, les autorités monétaires et politiques, notamment aux États-Unis, avaient accompli un parcours sans faute dans la gestion de la crise [1]. On voit aujourd'hui les limites d'une gestion au jour le jour.


QUAND ECLATE la crise des subprimes, les autorités ont d'abord accepté d'ouvrir en grand les guichets de refinancement des banques afin d'éviter toute crise de liquidité. Elles ont ensuite directement organisé la reprise de Bear Sterns, la cinquième banque d'investissement américaine, par JP Morgan moyennant une couverture indirecte consentie par la Fed (la banque centrale américaine) sur 30 milliards d'actifs compromis. Elles ont encore pris acte de la défaillance du cœur même du marché immobilier américain : il a bien fallu que le gouvernement se résigne à ce que soit mise en jeu la garantie implicite que le Trésor américain avait donné aux deux agences fédérales qui en constituent le pivot, Fannie Mae et Freddie Mac, au travers d'une nationalisation qui ne dit pas son nom ; il devrait lui en coûter au moins 200 milliards de dollars, et probablement 3 à 400.

Mais l'irrémédiable ne s'était pas produit : aucune institution importante n'avait fait officiellement défaut. Restait Lehman Brothers, n° 4 des banques d'investissement, qui ne parvenait plus à assumer les pertes que recèlent les quelque 50 milliards de dollars d'actifs toxiques [2] que recèle son bilan, ni à se refinancer. On savait depuis plusieurs mois qu'elle cherchait éperdument un repreneur. Après le retrait du coréen KDB initialement pressenti, la banque britannique Barclays a jeté l'éponge au cours du week-end dernier. Pourquoi ? Parce que le secrétaire américain au Trésor, Henry Paulson, a refusé d'engager des fonds publics : le gouvernement, déjà sur la sellette à cause de Bear Sterns et des deux agences précitées, ne voulait pas être davantage accusé de nationaliser des pertes privées .

En se déclarant en cessation de paiements, Lehman Brothers a franchi un pas irrémédiable et entraîné le système financier mondial au bord du gouffre ! Elle fait défaut, et ce défaut atteint mécaniquement les 157 milliards de dollars d'obligations non garanties qu'elle a émises et qui sont portées par une myriade de fonds d'investissement et de banques à travers le monde [3]. Que valent-elles à présent et quelles pertes supplémentaires vont-elles occasionner à leurs porteurs ? Sa défaillance a d'ailleurs été immédiatement étendue à l'ensemble de ses filiales bancaires, notamment en Europe. Est-ce le début de l'effet domino ?

L'effet domino en marche

Les banques d'investissement américaines présentent quatre particularités : leur activité est principalement tournée vers les marchés financiers sur lesquels elles opèrent en qualité de courtier ou d'investisseurs (Wall Street, c'est elles) ; elles sont à l'origine des innovations financières qui ont dopé les marchés depuis vingt ou trente ans, et notamment du recours massif à la titrisation d'actifs qu'elles ont revendus partout dans le monde non sans en conserver d'importants volumes dans leurs propres bilans ; elles n'ont pas de dépôts de la clientèle mais se refinancent sur les marchés par émissions d'obligations et autres titres souscrits aussi bien par d'autres banques que par des assureurs, des fonds d'épargne, etc. ; n'étant pas des banques classiques mais ayant la réputation d'être très riches, elles étaient peu surveillées.

Pour quoi redouter un effet domino, autrement dit une crise systémique ? Une banque, quelle qu'elle soit, de dépôt ou d'investissement, est principalement constituée de créances et de dettes, les fonds déposés par ses clients ou empruntés par elle sur les marchés servant à financer les crédits qu'elle consent ou les investissements qu'elle réalise ; les fonds propres, qui appartiennent aux actionnaires et servent de garantie, ne représentent qu'une petite proportion des engagements (réglementairement 8 % au moins). Elle ne peut donc opérer que si ses clients, des deux côtés, ont confiance dans sa capacité à gérer son bilan et à limiter ses risques. Si toute une catégorie d'emprunteurs ou toute une classe d'investissements fait massivement défaut, au-delà de ce que la banque peut normalement assumer grâce à ses fonds propres, ce sont ses créanciers qui se trouvent à leur tour menacés. De proche en proche, la défaillance des uns va entrainer des pertes supplémentaires chez les autres, pertes qui vont se cumuler puis entrainer de nouvelles défaillances, etc. Or présentement les comptes des banques ont déjà été profondément affectés par la crise des subprimes.

La mort programmée de Wall Street

Le premier risque d'enchaînement a été immédiatement paré : ce même week-end, la Fed a piloté la reprise de la troisième banque d'investissement américaine, Merill Lynch, par Bank of America, première banque de dépôt du pays. Merill avait pourtant levé plus de 10 milliards de dollars de capitaux auprès de fonds souverains asiatiques et proche-orientaux au début de l'année pour combler ses pertes : cela n'avait pas suffit. Mais le marché du refinancement bancaire s'est à nouveau bloqué, obligeant les banques centrales à ouvrir d'urgence de nouvelles facilités, à très grande échelle et en acceptant de réduire le niveau des sécurités demandées aux banques. Quant au numéro deux des banques d'investissement (Morgan Stanley), il est d'ores et déjà eu quête d'un repreneur ; et le numéro un (Goldman Sachs) commence à donner des signes de faiblesses. Et maintenant ?

Une première certitude s'impose : les banques d'investissement américaines sont mortes ; et Wall Street, dans la configuration qui est la sienne depuis trente ans avec son ingénierie débridée et son financement massif par endettement, est en passe de mourir avec elles.

Deuxième certitude : nous sommes brutalement entrés dans une nouvelle phase de la crise financière mondiale, encore plus critique que la précédente : le pire n'est plus improbable.

Le surlendemain de la défaillance de Lehman Brothers, c'est AIG, premier assureur américain, affecté à son tour par les déboires des marchés financiers et ayant vu le cours de son action chuter de plus de 90%, qui ne parvenait plus ni à lancer d'augmentation de son capital ni à se refinancer, et qui menaçait de déposer son bilan dans les 24 heures. Il a fallu que la Fed elle-même lui consente un prêt relais de 85 milliards de dollars, bien qu'AIG ne relève pas de sa tutelle et qu'en principe l'assureur n'ait pas accès au guichet de la banque centrale. En contrepartie, la Fed a pris en garantie la totalité des actifs avec un gage sur 80 % des actions. De fait, AIG a été indirectement nationalisé. Les 60 millions d'assurés représentant l'Amérique profonde ont pesé lourd dans la balance ; mais pas seulement. AIG est aussi le premier assureur de crédits, avec 440 milliards de dollars de garanties accordées [4]. La faillite les aurait fait tomber, mettant toutes les banques de la planète en danger.

Les États, en dernier recours

Une chose est certaine : malgré sa répugnance, le gouvernement américain est désormais contraint d'intervenir et d'engager massivement des fonds publics dans le sauvetage. Les banques exercent en effet une fonction vitale de liquidité de l'ensemble de l'économie. Or les pertes actuelles et potentielles, qui se chiffrent en centaines de milliards de dollars, dépassent à présent ce que des investisseurs privés, quels qu'ils soient, peuvent assumer. En tout dernier ressort, et quoi qu'en disent les théoriciens, la garantie ultime de la survie des banques ne peut être fournie que par les États qui, seuls, disposent de moyens financiers (par la ressource publique), juridiques (par la loi) et politiques à l'échelle du système économique et financier dans son ensemble.

Quel que soit le parti pris idéologique que l'on adopte, vient un moment où nécessité fait loi, quand l'injection massive de liquidités, la baisse des taux d'intérêt et les pressions exercées sur les actionnaires et autres acteurs privés ne suffisent plus à enrayer la crise : des faillites bancaires en chaine bloqueraient rapidement le fonctionnement de l'économie toute entière, comme cela s'est passé en 1929. On s'en approche à grands pas. Plus on tardera à mettre en place les moyens de sauvetage du système dans son ensemble, c'est-à-dire un mécanisme global de prise en charge publique des actifs compromis, dût-on nationaliser les institutions les plus atteintes, plus la facture finale sera élevée. Quand il y a le feu à la maison, on ne discute pas de la couleur du camion de pompier.

Il sera bien temps ensuite d'administrer aux banques et aux marchés financiers les remèdes de fond dont ils ont besoin.

[1] Cf. François de Lacoste Lareymondie, Crise financière : du coup de tabac à la tempête , Liberté politique n° 41, juin 2008.
[2] Il s'agit, pour l'essentiel, d'actifs adossés à de l'immobilier américain. Le montant indiqué est celui qui a été publié ; rien ne garantit qu'il soit exhaustif, le retrait des repreneurs potentiels suggérant plutôt le contraire.
[3] Les plus exposées seraient des banques japonaises ; selon les premières indications concernant les banques françaises, DEXIA en détiendrait 500 millions et BNP Paribas 250.
[4] Dont plus de 300 milliards de dollars au profit des banques européennes.