Faut-il retenir son souffle ? Peut-être. Les prochaines semaines pourraient être décisives quant à l'issue de la crise financière. La question est la suivante : les petits États pourront-ils assumer leurs dettes ? Et surtout, le pourront-ils dans des conditions qui préservent leur souveraineté ?

La question vient d'Islande
On connaît l'histoire : les trois principales banques islandaises, privatisées dans les années quatre-vingt-dix, ont connu un développement ahurissant. Le total de leurs actifs, aux jours de leur splendeur, atteignait près de dix fois le PIB du pays ! Évidemment pas grâce à leur activité domestique, mais au moyen d'une activité off shore exercée essentiellement à Londres et au Pays-Bas. Leur faillite a suivi de quelques jours celle de Lehman Brothers, en septembre 2008.
Attirés par la promesse d'une rémunération élevée, plusieurs centaines de milliers de déposants européens se sont laissés séduire puis se sont trouvés piégés au moment de la fermeture des succursales anglaises et néerlandaises de ces banques. Les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas ont décidé de les indemniser directement, intégralement dans le premier cas, et à concurrence de 100 000 € par personne dans le second, plutôt que de courir le risque d'une panique bancaire. Ils se sont ensuite retournés contre le gouvernement islandais afin de se faire rembourser. Au terme de six mois de négociations difficiles, le remboursement mis à la charge de l'Islande a été fixé au minimum prévu par la réglementation européenne alors en vigueur, soit un peu plus de 20 000 € par déposant, les deux pays demandeurs gardant à leur charge le surcroît versé par eux à leur seule initiative. Pourquoi ? À cause des traités.
En effet, l'Islande, parce qu'elle appartient à l'AELE [1], fait partie de l'Espace économique européen bien qu'elle ne soit pas membre de l'Union européenne. À ce titre, elle est tenue par les règles du marché unique. Or celles-ci prévoient que la surveillance des succursales bancaires appartient, non aux autorités du pays d'accueil, mais à celles du pays d'origine [2]. Les carences de la banque centrale d'Islande dans l'exercice de cette fonction ont été patentes et graves, tant il y avait de disproportion entre le surveillant et les surveillés ; et elles engageaient la responsabilité du gouvernement envers ceux qui en ont subi les conséquences.
Vérité juridique contre vérité politique
L'ardoise est très salée : l'Islande doit rembourser 2,3 milliards de livres (2,6 milliards d'euros au cours actuel) au Royaume-Uni, et 1,3 milliard d'euros aux Pays-Bas ; soit l'équivalent d'un tiers de son PIB... Sans compter les intérêts calculés au taux de 5,5% promis par ces banques ainsi que les pénalités de retard. Très lourde charge (plus de 12 000 euros) pour chacun des 320 000 habitants de cette île sans ressource naturelle et éloignée de tout. La loi Icesave qui approuve l'accord a été votée par le parlement de Reykjavik au mois de décembre, mais de justesse. Sentant monter la révolte alors qu'une pétition réunissait les signatures de 25% des électeurs en quelques jours, le président de la République n'a pas voulu la ratifier lui-même mais a décidé de recourir au referendum demandé. Celui-ci a eu lieu le 6 mars et a débouché sur un rejet massif à la quasi unanimité des votants (93,5% représentant plus de 58% des inscrits).
On peut comprendre les Islandais : en quoi se sentiraient-ils responsables des agissements de dirigeants de banques qui n'ont eu aucun égard pour leur propre pays mais ne se sont pas oubliés ? Pourquoi indemniseraient-ils des déposants étrangers dont l'argent n'a nullement servi à l'économie locale ? Au nom de quoi devraient-ils assumer l'avidité de ceux qui ont été appâtés par des rémunérations élevées dont on sait qu'elles correspondent normalement à des risques élevés ? La conséquence juridiquement logique de la défaillance des banques et des autorités islandaises constituait-elle une justification politique suffisante ?

 

Reste qu'aujourd'hui, l'Islande est dans une impasse. Sur quelles bases rouvrir les négociations avec la Grande Bretagne et les Pays-Bas sinon sur celles qui ont abouti au compromis rejeté ? En dépit de toute considération morale ou politique, l'Islande ne peut espérer l'améliorer que sur des points accessoires qui justifieront (en apparence) de recommencer la procédure : avec les questions d'argent en effet, qui plus est habillées de grands principes, ses interlocuteurs ne plaisantent pas ! Cela fait d'ailleurs plusieurs mois qu'ils campent sur ce qu'ils estiment être leur bon droit. S'il n'en passe pas par là, l'État islandais devra probablement une nouvelle fois se déclarer en cessation de paiement : en effet il perdra le bénéfice des prêts qui lui ont été consentis par le FMI et les européens, prêts dont le déblocage est subordonné à la mise en œuvre de la loi Icesave . Toutes les portes de l'aide extérieure lui étant alors fermées ainsi que celle de son adhésion à l'Union européenne parce qu'on ne lui pardonnera pas d'avoir refusé les règles d'un jeu qui le dépasse sans en avoir les moyens, le dilemme de l'Islande est désormais le suivant : la soumission ou la misère.
Le cas grec (peut-être) en voie de résolution
Mis sous tutelle comme on l'a annoncé précédemment [3], le gouvernement grec a dû revoir profondément sa copie et accentuer les mesures d'économie budgétaire autant qu'il a accru les impôts. Si cela suffit à court terme pour réduire le déficit budgétaire de 12 à 8% du PIB en 2010, il n'est sûr que cela permette d'aller jusqu'aux 3% requis en 2012.
Ne sous-estimons pourtant pas l'effort. Un bon moyen de le mesurer consiste à le transposer au cas d'un grand pays, la France par exemple : pour respecter la proportion et baisser de 4 point de PIB son déficit budgétaire, il faudrait que l'Etat français trouve 80 milliards d'euros, moitié en augmentation d'impôt, moitié en diminution de dépense. Nous en sommes loin. On comprend que l'opinion publique grecque, qui soutenait largement le premier plan de redressement dans sa version modérée, d'ampleur moitié moindre, soit aujourd'hui nettement plus réticente ; et que certains, notamment les fonctionnaires et les syndicats actionnés par le parti communiste, manifestent ; même si on est en droit de leur faire observer que, pour une large part et sans négliger le reste, ils ne sont pas étrangers à la situation.
Pour l'heure, cela a suffi aux marchés . Profitant du bon accueil réservé au nouveau plan annoncé en début de semaine dernière, le gouvernement grec a immédiatement lancé un emprunt de 5 milliards d'euros qui a été souscrit en moins de vingt-quatre heures ; les investisseurs étaient même disposés à en prendre trois fois plus. Conséquence, le taux servi n'est que de 6,38 %, alors qu'il y a trois semaines il eût été d'au moins 7%. A ce niveau cependant, il est deux fois supérieur à celui que paie l'Allemagne.
Mais tout n'est pas joué. Puisque la Grèce a commencé, nombreuses sont les voix, notamment en Allemagne, pour déclarer qu'elle doit continuer toute seule jusqu'au bout. Au fil des jours, sans doute sous la pression de ses alliés libéraux du FDP, Mme Merkel s'est montrée de plus en plus fermée à toute idée d'un soutien à la Grèce autre que platonique, au point que le Premier ministre grec vient de menacer à nouveau de recourir au FMI. Après tout, puisque le pays en boit la potion amère, pourquoi n'en obtiendrait-il pas les contreparties sous forme de crédits à long terme et moins chers ? Or la Grèce en aura besoin, et vite, pour desserrer la contrainte des marchés financiers et réduire le coût difficilement supportable de sa dette. Quant à l'hypothèse d'un Fonds monétaire européen qui est apparue ces derniers jours, fonds qui serait décalqué du FMI pour financer les pays de la zone euro en difficulté, c'est un rideau de fumée qui se dissipera vite : à supposer que les obstacles et divergences de fond soient surmontés, son institution passe par une révision des traités : le voilà renvoyé aux calendes grecques .
La tentation allemande d'abus de puissance
Pour être purement politique, la partie qui est en train de se jouer est hautement risquée. Le comportement de l'Allemagne sera décisif. La chute du mur et sa réunification, la remise en ordre de ses finances opérée avant tous les autres, la réouverture de l'hinterland que constitue pour elle l'Europe centrale et balkanique, les gains économiques qu'elle réalise aux dépens de ses voisins depuis une décennie, engendrent chez elle la très forte tentation de faire, enfin, sentir son pouvoir ; avec le levier juridique que lui donnent les traités européens et le sentiment de supériorité morale que lui confère sa réussite. Si elle y succombe, si les allemands font mordre la poussière aux grecs, il est à craindre qu'ils n'enclenchent une mécanique que nul ne saura arrêter.
En dépit de tous les reproches que l'on peut adresser au passager clandestin de la zone euro qu'a été la Grèce depuis qu'elle y est entrée frauduleusement, il ne faut pas donner trop prise à des réactions nationalistes dont le risque affleure déjà sur le thème : Ce que les Allemands n'ont pas réussi en 40, vont-ils l'obtenir maintenant grâce à l'Europe ? En lui suggérant par exemple de vendre ses îles, que s'empresseraient sans doute d'acheter de riches allemands, certains députés du Bundestag lui ont infligé un affront inutile. Il est indispensable que les prêteurs internationaux ne se reprennent pas à douter de la solidarité européenne : si le gouvernement grec devait faire appel au FMI, ce doute ressurgirait sans rémission. Or, sur les quelque 250 milliards d'euros de dettes contractées par l'État grec, plus de 90% sont entre des mains privées (banques majoritairement, mais aussi fond d'épargne, fonds de pension, etc.) et à plus de 70% ces mains sont étrangères [4] ; autrement dit prêtes à s'en défaire si l'investissement tourne mal.
L'impossible sortie de la zone euro
L'idée que la Grèce devrait sortir de la zone euro commence à faire son chemin dans les esprits : pour les uns ce serait une juste sanction et un bon débarras ; pour les autres la preuve de l'échec annoncé de l'euro. Conjonction qui voit aussi naître l'alliance improbable des turcophiles et des souverainistes sur son dos. Quoi qu'on en pense, ce n'est pas possible.
Non pour des raisons juridiques. Le silence des traités sur ce point vaut certainement interdiction ; mais il ne pourrait pas entraver la ferme volonté politique d'un gouvernement qui déciderait de recouvrer sa souveraineté monétaire. Encore une fois, vérité juridique ne vaut pas vérité politique.
L'impossibilité est technique, du moins à court terme et à chaud.
Sortir de la zone euro ne se ferait pas en claquant des doigts : ne serait-ce qu'en raison des délais nécessaires pour recréer les instruments d'une monnaie nationale qui n'existent plus, imprimer des billets et frapper des pièces dans des conditions raisonnables de sécurité, les mettre en place, reformater tous les automates et distributeurs, etc. Ce serait un chantier de plusieurs mois, on le sait d'expérience.
L'opération exigerait aussi, et surtout, une grande stabilité et une bonne santé financière : ce point mérite un instant d'attention. Quel que soit le taux de change qui serait arrêté entre l'euro et la nouvelle drachme, il n'aurait aucune incidence immédiate sur les échanges commerciaux de la Grèce : que l'euro vaille une ou dix drachmes au moment de la sortie, cela ne jouerait que sur les valeurs faciales (les étiquettes sur le marché intérieur), non sur le prix réel des choses qui serait simplement converti au moyen du facteur approprié. Ceux qui imaginent une dévaluation concomitante montrent simplement leur ignorance. Par contre, si les nouveaux détenteurs de drachmes, notamment ceux qui possèdent des emprunts grecs, n'avaient pas confiance dans la qualité et la stabilité de cette monnaie, ils s'empresseraient de se protéger, c'est-à-dire d'échanger ces drachmes contre des euros (ou quelque autre devise), avec deux conséquences immédiates : la chute du cours de la drachme et l'obligation faite au gouvernement grec d'emprunter ces devises pour assurer la convertibilité de sa nouvelle monnaie.
Ce qui ramènerait celui-ci à la case départ : emprunter des euros sur les marchés internationaux au prix fort et dans les pires conditions ; puis, pour ne pas se trouver en cessation des paiements par incapacité d'assumer le service de sa dette ou d'équilibrer sa balance des paiements courants, passer sous les fourches caudines du FMI dans des conditions bien pires qu'aujourd'hui.
Généralisons le constat : tout État dont la dette est détenue par des mains étrangères dans des proportions notables est vulnérable à moins qu'il ne bénéficie de solides atouts par ailleurs. Le Japon, dont le déficit public est le plus élevé de tous les pays de l'OCDE, ne dépend des investisseurs étrangers qu'à hauteur de 6%, 94% de sa dette publique étant portée par les japonais eux-mêmes dont le taux d'épargne est particulièrement élevé. Il tient ainsi depuis vingt ans. Mais ce qu'il gagne en souveraineté, il l'a perdu en dynamisme économique : cela aussi fait vingt ans qu'il vit en déflation. La proportion de la dette détenue à l'étranger passe à 53% pour les USA (d'où leur souci chinois), et à plus de 60% pour la plupart des pays européens [5]. Là est leur principale fragilité.
A contrario, s'il est un pays qui pourrait tenter de sortir de la zone euro, c'est l'Allemagne : en l'état actuel de son économie et de sa situation budgétaire, le deutsche mark inspirerait probablement confiance. Mais ce n'est certainement pas le cas de la plupart des pays de l'Union européenne pour qui la zone euro et sa solidarité implicite constituent de facto la meilleure garantie en temps de crise financière. C'est cette garantie que d'aucuns voudraient retirer à la Grèce, qui a manqué à l'Islande, et qui risque de manquer à la Grande Bretagne. Certes l'indépendance monétaire de cette dernière lui a permis de dévaluer silencieusement la livre de 20% en deux ans[6], sans trop de remous puisque la proportion de sa dette détenue à l'étranger est limitée (28%). Jusqu'à quand ? La question commence à se poser.
Une chose était de s'opposer à la création de l'euro il y a 15 ans ; une autre de refuser la réalité aujourd'hui. La première avait sa légitimité et quelques bonnes raisons ; mais ce temps est passé et on ne refait pas l'histoire.
La souveraineté, monétaire ou autre, a un prix : elle n'est accessible en sa plénitude qu'aux pays en bonne santé. Les autres, aujourd'hui comme hier, sont plus ou moins vassalisés ; mieux vaut sans doute l'être au sein d'une Union monétaire, aussi imparfaite soit-elle, à laquelle on participe avec voix au chapitre, que de dépendre des gnomes de Zurich, de Washington ou d'ailleurs. Tout le reste n'est qu'incantation ou illusion.
[1] L'Association européenne de libre échange est née à l'instigation de la Grande-Bretagne pour contrer la création de la CEE. À la suite de l'adhésion britannique, les pays membres de cette association qui ne l'ont pas imitée ont obtenu l'équivalent d'un statut d'association dans le cadre de l'Espace Économique Européen. On y trouve donc l'Islande, la Norvège et le Liechtenstein, mais non la Suisse.
[2] À la différence d'une filiale qui est constituée en personne morale et dispose d'une autonomie juridique, une succursale n'a pas cette personnalité morale et ne se distingue donc pas, juridiquement, de sa maison-mère. C'est la raison essentielle pour laquelle, en vertu des règles communautaires, les succursales bancaires établies dans un pays européen sont sous la tutelle des autorités de leur pays d'origine.
[3] Cf. François de Lacoste Lareymondie, La crise financière : acte IV, 12 février 2010.
[4] Dont 23% sont anglaises, 11% françaises, 9% germaniques (au sens large).
[5] Espagne et Italie, 45% ; Belgique, 58 % ; France, 67% ; Allemagne 69% ; Irlande et Portugal, plus de 80% ; Pays-Bas, 96%.
[6] La livre qui valait environ 1,4 € à l'automne 2007, ne vaut plus aujourd'hui que 1,1 €.

 

 

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