Ceci n’est pas un article d’érudition sur l’histoire du conservatisme — juste une suite de maximes, que l’auteur engage pour continuer un dialogue avec un ami que le terme de « conservateur » n’enthousiasme guère. La considération et l’amitié qu’il lui porte le conduisent à lui proposer ces trente-huit maximes. Pour le réconcilier, peut-être, avec le conservatisme.

I

A mon avis, un conservateur ne doit pas être quelqu’un qui cherche à mettre des choses mortes en conserve. Conserver, ce n’est pas embaumer, c’est garder en vie.

 II

Conserver la vie, c’est conserver des vivants. Conserver des vivants, ce n’est pas simplement les garder de la mort, souffreteux, vivotant, mais c’est les vivifier.  Cela commence par en mettre au monde, ce qui est encore la façon la plus convaincante de témoigner qu’on aime la vie. C’est la vie qui est bonne, et c’est la vie bonne qui est excellente. Conserver la vie, et la vie bonne, voilà le souci d’un conservateur tel que je l’entends.    

 III

Certains disent que l’expression de « vie bonne » n’a pas de sens, que chaque individu a son idée du bien et de la vie bonne, etc. C’est exactement ce qu’un conservateur ne dit pas. Voilà tout.

IV

La tradition classique trie la paille et le grain, et elle nourrit l’homme, alors que l’erreur le met sur la paille. Le conservateur aime la modestie qui se rattache, pour vivre et pour progresser, à la tradition classique, à certains critères absolus, à certaines vérités éternelles, résultant d’un tri appelé civilisation. Et quand on ne conserve pas la civilisation, c’est la barbarie qui s’installe.

V

L’individualisme, le relativisme sont des idées très répandues, mais extrêmement superficielles, qui conduisent à un mode de vie où l’individu, à force de se passionner pour son indépendance personnelle, opte pour l’égoïsme et finit dans la solitude et le vide. Sans ses tranquillisants, le zombie postmoderne n'est pas viable. Sans le bien, sur lequel les gens de bonne volonté diffèrent infiniment moins qu’on ne le dit, l’essence de la liberté devient la transgression. Et il faut toujours inventer une nouvelle transgression.

VI

Chacun peut observer que ceux qui parlent toujours de « différence » font tous pareil et pensent tous pareil. Ils disent que chacun a son idée du bien, et ils ont tous la même idée du bien. Alors à quoi bon tant de raffut sur la sacrosainte originalité de l'individu ? Et ce sont les mêmes qui parlent de tolérance, mais font exactement ce qu’ils reprochent aux autres, à ces « bonnes gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ».

VII

Alors, puisqu’il faut renoncer, sous peine de ridicule, à être radicalement original, autant suivre les gens sages et modestes, qui nous aideront à bien vivre. Il s’agit de retrouver la loi naturelle. Sans elle, tous les discours sur l’éthique ne sont qu’hypocrisie ou vacuité.

VIII

Un conservateur n’est pas un passéiste. Il pense au contraire à préparer l’avenir. Il ressemble à l’arc, qui décoche la flèche d’autant plus loin, qu’on a plus tiré la corde en arrière.

IX

Le conservateur tel que je l’entends, n’est pas une immobiliste.  C’est quelqu’un qui veut conserver « la vie », avec son patrimoine, certes, mais donc aussi avec son dynamisme, sa prodigieuse capacité d’adaptation, de croissance, de multiplication, de progrès.

X

Si l’on n’est pas conservateur, on ne peut être progressiste. La réciproque est vraie, à condition que l’idée de progrès enveloppe comme sa condition l’idée de la conservation des valeurs essentielles et intemporelles. Autrement les noms classiques du prétendu « progrès », ce sont  décomposition et corruption. Les progressistes anti-conservateurs sont des pseudoprogressistes et des régressifs.

XI

Les pseudoprogressistes raffolent des passéistes, immobilistes, surtout s’ils sont bornés et butés, brutaux et sommaires. C'est normal. Quand on a le choix de ses adversaires, on vote pour le plus bête et on essaye de le pousser. Mais ça ne marche pas toujours. Plus les immobilistes sont bêtes, plus ils servent de faire valoir aux pseudoprogressistes.

XII

Les immobilistes détestent encore plus les conservateurs vivants, qu'ils ne haïssent les pseudoprogressistes. Immobilistes et pseudoprogressistes n’aiment rien tant que de se retrouver face à face. Les pseudoprogressistes, qui sont des fous, mais quand même moins bêtes, ne font en général qu’une bouchée des immobilistes. Ces derniers sont fiers d’avoir combattu le bon combat et préparent à la défaite suivante. 

XIII

Un conservateur n’aime pas  dire du mal du passé, c’est-à-dire de nos pères. Il n’y voit pas un temps d’arbitraire et de despotisme. Il y voit un temps de moindre puissance technique, un temps de vie dans plus de pénurie et plus de danger, requérant, comme à la guerre, plus de discipline et d’autorité, plus de cohésion et de solidarité.

XIV

Les hommes ont toujours aimé la liberté, seulement ils tiennent à la vie. La pauvreté pouvait parfois leur tenir lieu de vertu. Le dire n’est pas se moquer. Nous manquons de manquer, de sorte que toute privation nous devient une frustration intolérable. Et la richesse nous pourrit.

 XV

Pense-t-on seulement que le premier souci des gouvernements d’Europe, jusque vers 1730, ce fut le danger de disette au cours des deux mois d’avant la moisson ? Songe-t-on à l’excitation des esprits durant ces semaines ? Vraiment, ce qui manque le plus à nos relativistes postmodernes, bourgeois petits ou bourgeois grands, bohèmes et lardés de bonne-conscience idéologique, c’est le sens le plus élémentaire de la relativité historique.

XVI

Un conservateur, tel que je l’entends, essaye de ne pas trop juger à distance. Et il conjugue sans peine ces attributs :

1/ un sens aigu du passager, du fugace et de la mortalité, un sentiment du contingent et de la relativité des choses d’ici-bas,

2/ une visée de l’immuable, et des vérités classiques qui ont leur fondement dans l’Eternel.    

XVII

Nos aïeux ont fait ce qu’ils ont fait. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Ce serait la bonne question. Comme elle n’a guère de sens, à quoi bon se la poser ? A quoi bon les juger ? C’est imaginer l’ADSL à tous les étages de la caverne.

XVIII

Sans l’indulgence pour le passé, comment pouvons-nous espérer l’indulgence de l’avenir ? Graves Législateurs, pensez-vous à ces colossales absurdités que vous prétendez rationnelles, à cette corruption que vous appelez progrès, à cette oligarchie monstrueuse que vous baptisez démocratie ? Vous vous croyez hommes de progrès et militants de l’union universelle, on vous dira un jour insignifiantes marionnettes. Vous vous flattez de faire œuvre de libération. On dira simplement de vous que vous avez travaillé à instaurer des formes neuves d’esclavage, en jetant le peuple dans la déstructuration, tout en lui faisant subir un jeu économique qui le prive de tout avenir. Vous avez travaillé à détruire l’avenir familial du peuple, base de la solidarité réelle, ainsi que son avenir économique. 

XIX

Un esprit conservateur, au sens de classique, est capable de voir les Législateurs postmodernes tels que la raison les voit, comme des démolisseurs des cadres de la civilisation et de la prospérité, et à terme des démolisseurs de toutes les conditions d’existence de la société libre et juste.

 XX

C’est parce qu’ils sont opposés à cette démolition que les conservateurs ont pris ce nom, à partir du moment où sont apparus les démolisseurs par système et où l’on a vu grandir le danger de perdre des choses de grande valeur, et toutes simples, dont on n’imaginait pas qu’il faudrait un jour lutter pour les conserver.  

XXI

Le conservateur pense qu’en ne cherchant pas la vie bonne, on finit dans l’échec de l’individualisme libertaire. Être conservateur, c’est estimer que cet individualisme-là conduit à la mort. Ce mot n’est pas exagéré. Car toutes les erreurs et toutes les injustices des hommes se soldent toujours, à la fin, par la guerre, et donc par la mort. Le conservateur qui aime la vie n’aime pas la mort, ni la guerre. C’est pour cela qu’il n’aime pas l’individualisme libertaire. 

XXII

Un conservateur conséquent refuse en même temps les trois versions de l’individualisme libertaire. Il refuse le libertarisme du plaisir, le libertarisme de l’argent, le libertarisme du pouvoir. Ces trois libertarismes sont solidaires et tous les trois sont des facteurs d’injustice envers nos semblables. Un parti politique qui fait la promotion du libertarisme du plaisir ne se préoccupe jamais sérieusement de lutter contre le libertarisme financier. Il n’est pas un parti populaire. Les vrais populaires respectent la famille.

XXIII

Un conservateur rejette le libertarisme, liberté pathologique, parce qu’il aime la liberté pratique.

XXIV

Un conservateur sait que la vie bonne a quelque chose de difficile, de fragile, car ses conditions sont exigeantes. C’est pour cela qu’il admet les nécessités de l’ordre, le pouvoir et la loi, l'autorité, et aussi l’effort, l’entraide, la lutte, la discipline. S’il vient à oublier que tout cela est pour la vie, il devient un psychorigide, c’est entendu. Mais tant qu’il ne l’oublie pas, c’est lui qui sert la vie, et il juge à raison méprisables ou inconscients les démagogues qui ne cessent d’aller dans le sens de la pesanteur.

XXV

Parce qu’il sert la vie, le conservateur (tel que je le comprends) n’est pas au service des abstractions, mais des êtres. Travailler à conserver des croyances, ou combattre pour des valeurs, c’est très bien, à supposer qu’elles en vaillent la peine ; mais les conserver vraiment, c’est permettre à des personnes et à des communautés d’y croire vraiment et donc d’en vivre et de bien vivre.

XXVI

Les valeurs sont comme la santé, qui n’existe pas en dehors des corps en bonne santé. De même, la justice ou l’amitié ou le courage n’existent pas en dehors d’individus liés entre eux dans des corps sociaux, qui sont des "corps de valeur", en lesquels s’incorporent les valeurs. Et conserver la vie et la vie valeureuse de ces corps, et la tonifier, c’est à quoi pense un conservateur, un vrai.     

XXVII

On ne conserve pas pour conserver. On conserve ce qui mérite de durer. Ce qui ne le mérite pas, on le jette, ou on le recycle. On ne conserve toujours que ce qui mérite de durer perpétuellement. Un conservateur pense qu'il existe de telles choses, des valeurs éternelles. Et même un Fondement éternel de tout. C’est pour cela qu’il a un tel sens de la vie et de la relativité. Car sans Absolu, comment relativiser ?  

XXVIII

Certains diront : "Tant de choses qu’on aurait voulu conserver ont été démolies par des barbares qui se croient progressistes, qu’on se demande parfois s’il y a encore grand’ chose à conserver." - Mais justement, oui.

XXIX

Quelque chose résiste à toute tentative de démolition. C’est la vie, la vie humaine, et aussi la nature humaine. Bien sûr, qu’elle existe. Celui qui la nie s’en prétend créateur et fait n’importe quoi, avant d’être reconduit par la force des choses au respect de ce que la nature et l’ordre universel ont d’immuable.

XXX

Un révolutionnaire est quelqu’un qui fonce sur un arc de cercle, sans s’apercevoir qu’il tourne en rond.

XXXI

Décidément, comme disait (plus ou moins) Voltaire, « mieux vaut être l’ouvrage d’un Créateur de bonne race, que de cent rats de cette espèce ». 

XXXII

Le conservateur est quelqu’un qui a une confiance énorme dans la vie et dans la permanence de la nature humaine.

XXXIV

Un conservateur pense que les idéologues se ridiculisent de siècle en siècle en prétendant que la nature humaine n’existe pas, ou en croyant qu’ils ont trouvé des techniques ou des politiques pour la changer en fonction de leurs lubies. Mais, c’est un des caractères les plus remarquables de cette nature indestructible, que de survivre à toutes ces élucubrations qui ont prétendu la nier, ou la manipuler.  

XXXVI

Un conservateur ne prend jamais les révolutions trop au sérieux. Nier père et mère, confondre homme et femme, c'est comme nier la propriété privée. C'est une marotte. Mais comme de l'idée d'égalité purement formelle on ne tire plus le communisme, et qu’on a malgré tout une passion d’égalité, il faut bien en tirer d'autres absurdités. Et cela permet de faire patienter le bon peuple. Vous n’avez pas de travail ? Qu’à cela ne tienne. Soyez donc homosexuel, on vous mariera. Toutes les comédies finissent par des mariages.

XXXVII

L’anticléricalisme n’est pas mal non plus. "Ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche", fait-on dire (de façon apocryphe) à une reine. Mais que disent réellement les pseudo-progressistes ? Ils n’ont pas de travail ? Qu’ils « bouffent » donc du curé.

XXXVIII

Quand le curé se fait rare, et que la jeunesse reste sur sa faim, et commence à se poser trop de questions, vite ! C’est le moment de lui faire le coup de la morale laïque. Pour Aldous Huxley, dans Brave New World, ça s’appelle une cure de reconditionnement, mais pour mon camarade Peillon, cela se dit redevenir citoyen.

 

 

Henri Hude est philosophe, fondateur et directeur du Centre d’éthique et de déontologie aux Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : Préparer l’avenir, nouvelle philosophie du décideur (Economica, 20123).

 

 

*