Ainsi, en pleine Semaine sainte, en France, en 2011, voilà où l'on en est rendu : à commenter ad nauseam la photo d'un Christ plongé dans l'urine, exposée comme œuvre dans un musée d'art moderne, vandalisée le jour même du dimanche des Rameaux, les vandales étant désormais recherchés dans les rangs des catholiques, les catholiques eux-mêmes divisés sur le vandalisme en question, tout cela exposé parmi les gros titres de la presse nationale. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose qui cloche ?

Après avoir entendu le récit de la Passion dans toutes les églises du pays, à la veille de la revivre déployée sur trois jours, on se passerait volontiers de la publicité faite à cette pseudo-œuvre, à l'exposition jusqu'à présent méconnue où on la trouve, et à la représentation schématique de la communauté catholique se faisant justice selon la loi du Talion. Voici pourtant à quoi nous auront menés, par leur cumul, la dégradation du sens du travail artistique, le mépris pour l'héritage chrétien de notre pays, et l'irresponsabilité et le cynisme politiques, couronnés par un échauffement général et incontrôlé des esprits.

L'urinoir appelle l'urine

Si la photo que présente la collection Yvon Lambert à Avignon est plutôt belle, et ne laisse rien imaginer du modus operandi de l'auteur, son titre, lui, est sans ambiguïté : intitulée  Piss Christ , elle représente un crucifix vu en transparence à travers l'urine de l'artiste dans laquelle il est immergé. Elle est l'argument central d'une exposition curieusement baptisée  Je crois aux miracles . Une œuvre, ça ? Oui, une œuvre, dans la droite ligne, désormais si ancienne, du fameux urinoir de Marcel Duchamp : comment ne pas voir l'évidente filiation de l'un à l'autre, qui manifeste une fois encore la négation du sens humain de l'art dans laquelle se complaît avec aveuglement le relativisme occidental ?

Incontestablement, la sensibilité des chrétiens avait de quoi s'en trouver meurtrie, comme en a témoigné ces dernières semaines, à partir du moment où l'œuvre à été publiquement mise en cause, la réprobation de très nombreux catholiques, auxquels se sont associés des non-croyants eux aussi heurtés d'une telle mise en scène.

Y avait-il malentendu, comme certains l'ont cependant évoqué, sur les intentions du photographe, le new-yorkais Andres Serrano, qui se proclame  artiste chrétien  et dit n'avoir  aucune sympathie pour le blasphème  ? Sans procès d'intention, remarquons que le reste de son travail, entre sa collection  Shit , essentiellement consacrée aux déjections animales et humaines, ses gros plans de cadavres réalisés dans une morgue, ou encore cette mise en scène d'une religieuse se livrant à l'onanisme, laissent malgré tout penser que son  Piss Christ  n'est pas une exception, mais plutôt une œuvre qui le représente assez fidèlement, conjuguant son triple goût pour les sécrétions corporelles, pour ce qui se trouve dans la culotte, et pour l'outrage au sacré.

Nul n'est là pour juger la conscience et l'âme de ce monsieur, qui nous précèdera peut-être au Paradis, et à qui, comme à tout croyant, on donnerait le bon Dieu après une bonne confession. Mais présenter le  Piss Christ  comme une mise en évidence de  ce que nous faisons au Christ , selon l'expression de la Carmélite critique d'art américaine Wendy Beckett, c'était aller un peu loin, plus loin en tous cas que l'objectivité immédiate offerte par Serrano, et pardon pour l'astuce, vouloir un peu trop vite nous faire prendre le contenu de sa vessie pour une lanterne.

Scandaliser les petits

Fallait-il alors en faire un tel battage ? Mais, pourrait-on dire, ce n'est pas nous qui avons commencé !... Si certains ont le cuir assez tanné pour résister à ce qui n'est jamais qu'une image parmi les dizaines de milliers qui nous défilent sous les yeux chaque semaine, dont certaines bien plus terribles ou offensantes, il reste qu'elle est arrivée dans le débat public à l'issue d'une campagne de promotion, certes locale mais massive, à un moment où les Français s'exaspèrent de plus en plus des accusations de principe portées envers leurs racines historiques et culturelles. Comme si le christianisme, qui est une matrice fondamentale de la civilisation européenne, était quelque chose dont il fallait avoir honte, à systématiquement déprécier, sans fin ni vergogne. Or à ce jeu-là, on finit toujours par arriver à bout de la patience – forte ou faible – de certains. Pensons tout simplement à ceux qui ont la foi, et qui au fond de leur cœur, se savent petits face à Dieu, en qui ils ont mis leur espérance. Mépriser Dieu, c'est aussi les atteindre, ces petits, et selon la résistance de leur épiderme, finir tôt ou tard par allumer chez eux un réflexe de survie.

C'est semble-t-il trop demander à un acteur culturel privé tel que l'exposant Yvon Lambert de préférer le respect des croyances d'autrui à la transgression. Mais on pouvait sans doute, dans la cité des papes, légitimement attendre que les fonds publics ne servent pas, ou ne servent plus, à promouvoir une telle provocation par l'affichage et le soutien financier et technique. C'est l'inverse qui s'est passé, la municipalité UMP ayant annoncé avec fierté en décembre 2010 avoir financé l'exposition à hauteur de 45 000 €.

Et si le sénateur du Vaucluse Alain Dufaut écrivait dès janvier au Midi Libre avoir été  choqué  par cette  provocation gratuite particulièrement indécente , il aura fallu attendre le mois d'avril pour voir d'autres élus s'émouvoir, dont notamment Bernard Debré, député de Paris, qui secouait sa famille politique par un billet retentissant et à saluer :  s'il est impossible, heureusement, de blasphémer les autres religions , écrivait-il  cela semble autorisé et même promu par les finances publiques - si abondantes - lorsque ce sont les confessions catholiques qui sont visées . Le député Jean-Marc Nesme interrogeait le gouvernement sur les  financements publics (...) accordés à cette exposition , tandis que la présidente du Parti Chrétien Démocrate Christine Boutin s'indignait  qu'il n'y ait pas davantage de respect pour les chrétiens . L'archevêque d'Avignon, Mgr Jean-Pierre Cattenoz, alertait sur l' atteinte à la foi des chrétiens , et rappelait  les autorités  à  défendre une laïcité positive  de façon authentique, quoi que de façon assez tardive, il faut le reconnaître.

Echec public, buzz médiatique

Qu'est-il sorti de ces mises en cause ? A ce stade, en plein carême, en plein débat national tendu sur la laïcité, une fois le scandale soulevé, il aurait été bienvenu, voire au moins prudent, que la municipalité d'Avignon et la collection Yvon Lambert se fendent d'un geste. Un mea culpa, même tout petit, aurait été un premier signe de considération. Hélas, malgré une journée de fermeture de l'exposition, vite rouverte, et un communiqué parfaitement relativiste du maire Marie-Josée Roig, les responsables locaux brillaient surtout par leur immobilisme, ne trouvant finalement rien à redire au  Piss Christ  placardé dans tout Avignon. Le dialogue s'est soldé par une fin de non-recevoir, il faudra que les électeurs s'en souviennent aux prochaines échéances.

Dans ce contexte, l'Institut Civitas, lié à la Fraternité Saint Pie X, prenait la tête d'une mobilisation de masse sur internet par l'intermédiaire d'une pétition, et organisait une manifestation sur place le 16 avril, tandis que l'AGRIF déposait une plainte en référé contre la présence du  Piss Christ  en page d'accueil du site de la Collection Lambert. Après tout, en Alsace, un internaute ne venait-il pas de se voir condamné pour une vidéo mise en ligne dans laquelle il urine sur le Coran ? Quand la concorde civile ne repose plus sur un respect partagé et réciproque, vient le temps des tribunaux, capable de trancher l'échec des conciliations.

On aurait pu en rester à ce scénario, et attendre la décision de justice. Il a fallu qu'une étape supplémentaire soit franchie le dimanche 17, avec la destruction du  Piss Christ  par quelques jeunes visiteurs non-identifiés, et ayant choisi d'accélérer le cours des choses. Nous voici donc désormais avec une expédition punitive sur les bras. On ne va pas pleurer sur le  Piss Christ , qui n'est jamais qu'une photo sous plexiglas, artefact reproductible sans la moindre difficulté, mais plutôt s'interroger sur le fond de cette réaction : car s'attaquer à la propriété privée d'autrui, se faire justice soi-même, répondre à la violence de l'image par la violence du geste, et qui plus est sans le signer, c'est entrer dans une logique risquée, celle des rapports de forces et de l'intimidation anonyme, dont on sait qu'elle peut s'envenimer et aller très loin. Nous n'en sommes ici, espérons-le, qu'à une réaction juvénile et pleine d'idéal, et non au début larvé d'une forme de terrorisme tempéré, qui n'aurait vite plus rien de chrétien.

Médiatiquement, l'effet est des plus discutables. Car si l'affaire a eu plusieurs jours les faveurs de la presse nationale, le regard s'est déporté de l'offense faite à la foi vers celle faite à l'art, offrant une diversion opportune à ceux qui étaient initialement mis en cause, les médias ne se privant pas désormais d'accuser les  catholiques intégristes . La collection Lambert a bien évidemment déposé une plainte, et a en outre décidé de la réouverture de l'exposition, le  Piss Christ  étant toujours exposé, mais enrichi à présent de  stigmates  de l'agression qui l'a visé, un comble ! Les pouvoirs publics avaient perdu une occasion de prendre leurs responsabilités, le débat public vient de laisser passer celle de basculer en faveur d'un meilleur respect de la foi chrétienne. L'AGRIF a d'ailleurs été déboutée ce 20 avril de sa plainte contre la Collection Lambert, ce qui ne constitue pas une bonne nouvelle.

Il faudra s'interroger a posteriori sur la pertinence de l'appel lancé à manifester pour faire respecter  l'honneur du Christ , et cesser le  blasphème , qui était pour le moins hasardeux théologiquement, et risqué politiquement. Faut-il aller jusque là pour être suivi et entendu ? Les catholiques n'ont-ils pas foncé un peu vite dans une rhétorique d'indignation maximaliste, avec en vue la défense prioritaire de leur propre honneur et de leur propre image médiatique ? On opposera certainement qu'il fallait faire quelque chose, ce qui est incontestable. La conclusion provisoire de l'affaire donne pourtant l'impression d'un contresens magistral sur le type de réponse chrétienne à opposer à l'injustice du monde, ce qu'a mis en lumière de façon éclatante l'entrée concomitante dans la Semaine sainte. Car s'il est bien un honneur que le Christ n'a pas cherché à défendre, c'est le sien, laissant derrière lui le temps du glaive : comment ses disciples choisiraient-ils l'option inverse sans faire fausse route ? Comment, en ces jours, n'entendraient-ils pas l'appel à une pratique politique qui trouve son socle dans la pauvreté de la douceur ?

Du bon usage du Christ et du crucifix

Il est plus que temps de passer à autre chose, et il faut d'ailleurs remercier la patience bienveillante de ceux qui ont lu ces lignes jusqu'ici, acceptant d'en reprendre une louche sur ces événements tant et trop commentés. Oui, passons à autre chose : aujourd'hui et dans les jours qui viennent, l'Eglise célèbre le sacrifice docile du Fils de Dieu. S'il y a bien un endroit où le Christ a voulu plonger, c'est dans les eaux de la mort, un cloaque bien plus infect qu'un gobelet d'urine, afin d'aller y repêcher l'humanité. Et il est bien possible, du reste, qu'au fil de ce Triduum, nous-mêmes soyons mis face aux reniements et outrages qu'en secret, tels des complices, nous lui avons fait subir. Car  c'est à cause de nos fautes qu'il a été transpercé, c'est par nos péchés qu'il a été broyé .

Ce crucifix, ce vendredi saint, nous serons invités non seulement à le contempler comme le trône d'humiliation que s'est choisi le roi de l'Univers pour racheter son peuple, mais même, à lui témoigner notre vénération, à nous en approcher en procession, à nous incliner devant lui, et en signe de reconnaissance et de soumission, à l'embrasser. KISS CHRIST, voilà la vérité ! Kiss Christ : de nos lèvres, honorer d'un baiser les pieds de ce condamné, aussi souillés soient-ils, et aussi coupables soyons-nous auparavant d'autres baisers, dignes qui sait de celui de Judas.

Submergés par cette miséricorde que son sang nous a obtenue, nous penserons alors à nous-mêmes, à Andres Serrano, à ses promoteurs comme à ses contempteurs avignonnais, et puis – au diable l'avarice – à tous les autres : ce Christ, même noyé dans l'urine, nous témoignerons en l'embrassant que l'aimons et voulons le suivre, même là, car c'est le seul chemin vers la sortie du péché et la joie ineffable de la résurrection. Et dans le baiser donné à la croix, nous espérerons que les torrents du salut prodigué au monde, au matin du huitième jour, nous emporterons tous à la fin des fins, pour  qu'il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père à tous .

Cela est non seulement souhaitable, mais cela est aussi possible. Parce que quand on a connu le pardon, et reconnu l'événement de Pâques comme le centre de l'histoire, on peut dire avec foi, et avec Yvon Lambert, oui,  je crois aux miracles .

 

 

 

***