Drapeau grec

La présidence grecque semble avoir jeté l’éponge : « Les efforts pour former un gouvernement se sont conclus sans succès », dit ce mardi après-midi un communiqué en émanant. Il y aura probablement d’ici peu de nouvelles élections législatives. Pour s’en sortir peuvent-ils compter sur la bienveillance des dieux, fussent-ils ceux de l’Euro ? 

Cette incapacité de la classe politique grecque, et du peuple lui-même, à faire front efficacement à une situation dramatique, est riche d’enseignements. Avec toutes les réserves qui s’imposent s’agissant d’un pays que je connais peu, il me semble que nous avons là une illustration d’un principe universel : les hommes prennent plus facilement des décisions courageuses et difficiles s’ils sont confrontés à des faits impersonnels qu’à la volonté d’autres hommes.

Un précédent historique

Considérons la façon dont les Français se sont adaptés aux conditions très difficiles qui furent les leurs durant l’Occupation : leur niveau de vie a formidablement baissé, mais le système D leur a permis de survivre. Face à une adversité dont la responsabilité n’était pas attribuable au gouvernement peu puissant du Maréchal Pétain, la plupart d’entre eux n’ont compté que sur eux-mêmes et sur leurs proches, et leurs efforts ont permis à la population de traverser cette période sombre sans subir trop de dégâts.

Mieux : cet état d’esprit fait de courage et d’esprit d’initiative a perduré lorsqu’est survenue la Libération. La France était exsangue, ses moyens de production avaient été en grande partie détruits ou emportés outre Rhin, mais l’ardeur au travail fut telle que le pays connut, sinon « trente glorieuses », comme le disait Fourastié, du moins une bonne vingtaine d’années de forte croissance économique, avant que les jeux politiciens – qui n’avaient pas cessé, c’est le moins qu’on puisse dire, sous la quatrième République – ne finissent par changer la donne.

La Grèce se trouve dans une situation qui requerrait le même type de sursaut personnel : brusquement, rien ne va plus, le niveau de vie chute de façon vertigineuse, chacun devrait se prendre en main, lutter pour la survie de sa famille, mais voilà qu’au lieu de se retrousser les manches on manifeste, on vote, on conspue les marchés financiers. Pourquoi cela ? Le peuple hellène de 2012 et le peuple français de 1942 ne sont pas radicalement différents. Les Grecs se sont laissés prendre depuis quelques années au miroir aux alouettes de l’Euro et de l’endettement comme les Français s’étaient fourvoyés dans la réduction du temps de travail (les quarante heures de 1936) et les illusions pacifistes de Munich.

La différence est la suivante :

  • Dans le cas français, le désastre provoqué par un manque de jugeote rétrospectivement effarant fut vécu comme une catastrophe naturelle contre laquelle il n’existait aucune protection politique : inutile d’essayer attendrir Hitler, et du Maréchal Pétain – très majoritairement respecté – peu attendaient qu’il améliore leur sort.
  • Les Grecs, en revanche, recherchent des boucs émissaires et des bienfaiteurs providentiels. Ils semblent compter encore, pour éviter le pire, sur d’autres qu’eux-mêmes : leurs politiciens (chacun le sien) et les secours de l’Europe. Ils n’ont pas envisagé ce qui leur arrive comme le résultat d’une sorte d’ouragan ou de déluge dont aucun pouvoir ne combattra les effets. Ils n’ont pas compris que leurs Héros, Thésée ou Héraclès, sont hors-jeu, que c’est à eux de se prendre totalement en charge.

La Grèce seule face à son destin

Pourquoi n’ont-ils pas compris ? Parce que les dirigeants des pays et des institutions européens font assaut de bons sentiments, affichent leur volonté de les sauver. Pourquoi faire soi-même les efforts que d’autres pourraient faire à votre place ? Comme leurs lointains ancêtres mis en scène par Aristophane, les Grecs conspuent les Dieux qui tardent à les combler de leurs bienfaits, qui mettent des conditions à leur aide, mais ils comptent sur leur soutien.

Les Français sous l’Occupation n’avaient aucun sauveur en vue, si bien qu’ils se sont sauvés eux-mêmes. Les Grecs ne sont ni pires ni meilleurs, mais ils sont entourés de sauveurs potentiels : voilà leur malchance ! Ils peuvent mordre la main qui se tend vers eux, ils peuvent agonir de sottises ces divinités arrogantes qui leur imposent des conditions pour les aider. Leur mauvaise fortune, c’est l’espoir d’être secourus. Auraient-ils une monnaie nationale, la drachme, elle s’effondrerait, les importations deviendraient extrêmement difficile, et la solution s’imposerait d’elle-même : produire soi-même si l’on veut consommer. Libérés de l’aisance qu’ils ont cru pouvoir obtenir et conserver grâce à l’euro (en fait, grâce aux emprunts en euros), ils se mettraient au travail.

Je pense donc que le meilleur service à rendre à nos amis grecs serait de les laisser affronter seuls leur destin. Ce serait un hommage à leur courage et un acte de foi dans la résilience de ce peuple avec lequel la France a, pour reprendre la formule de Démocrite, de nombreux atomes crochus. Il faut en effet que les Grecs se trouvent confrontés à une situation sans issue commandée de l’extérieur, une situation dont eux seuls aient la responsabilité, une sorte de catastrophe naturelle dont nul, si ce n’est eux-mêmes, ne viendra les sortir, à l’instar de ce qu’ont vécu nos parents, grands-parents et arrière-grands-parents il y a soixante-dix ans.

Cette façon de voir les choses est-elle contraire à la charité chrétienne ? Je ne crois pas. Au chapitre 16 de Luc, la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare nous montre Abraham refuser d’envoyer Lazare prévenir les frères du damné pour essayer de les faire changer de vie : « s’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus. » C’est ce qui se passe pour les Grecs : les messagers que leur envoie l’Europe ne servent à rien. Ils n’ont pas besoin qu’on leur vienne en aide matériellement (sauf quelques coups de pouce d’ONG à des personnes en détresse), mais qu’on leur permette de se rendre compte que leur Olympe européenne est peuplée de faux Dieux qui ne peuvent rien pour eux, car c’est cela qui libérera leur énergie.

Et tournons-nous in fine vers l’admirable encyclique Caritas in veritate : c’est de vérité que les Grecs ont besoin ; d’être mis devant la vérité toute nue, dépouillée de ces voiles dont la couvrent des européens pudibonds. Quand faire la charité revient à retarder le moment où le regard se tournera vers la vérité, il ne s’agit plus d’amour du prochain mais, selon le propre terme de Benoît XVI, de sentimentalisme.

 

Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l’université Lyon 3

 

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