Un an après l'explosion de l'usine AZF vient le temps des bilans et des leçons à tirer. D'autres se sont chargés d'inventorier les (maigres et insuffisantes) mesures prises pour prémunir les populations des risques industriels, ou de constater la lenteur des procédures d'indemnisation et de reconstruction.

Mais faut-il revenir sur la cause de l'accident ? Oui, car la bonne conscience fondée sur des vérités officielles heurte quiconque veut conserver un minimum d'esprit critique et d'indépendance de jugement. Question vaine ? Non, si l'on en juge par les efforts déployés pour s'en tenir là et par les conséquences d'un retournement !

Officiellement donc, l'explosion aurait été produite par une réaction chimique causée par le déversement intempestif d'une grande quantité de dérivés chlorés dans le hangar où était stocké le nitrate d'ammonium, alors que celui-ci était déjà pollué par des ingrédients de toutes sortes qui au fil des ans se seraient décomposés sur place. Le mélange des deux produits aurait donné naissance à un gaz, le trichlorure d'azote, particulièrement instable et explosif à température ambiante.

Qu'on m'entende bien : je n'ai pas de connaissances chimiques plus poussées que celles d'un élève de terminale scientifique (d'il y a trente ans) ; je n'ai évidement pas eu accès au dossier de la commission d'enquête ; je n'ai donc aucun titre à me prononcer sur un sujet censé être beaucoup trop technique pour le vulgum pecus dont je fais partie. Mais je sais néanmoins que le nitrate d'ammonium, engrais bien connu, très répandu dans nos campagnes, et produit à grande échelle partout dans le monde depuis des décennies, est un produit parfaitement stable dans les conditions ambiantes et qu'il n'explose qu'après un important apport extérieur d'énergie. Ainsi, c'est bien parce que j'ai la désagréable impression d'être manipulé par les " sachant " que je me suis posé quelques questions ; ces questions m'ont conduit là où l'on voulait sans doute que nul n'aille.

Le procureur de la République de Toulouse n'est vraisemblablement pas plus compétent que moi en la matière ; mais cela ne l'a pas empêché d'affirmer péremptoirement, dès le lendemain de la catastrophe, que celle-ci était accidentelle et avait été favorisée par un certain nombre de négligences au sein de l'entreprise. Quelle clairvoyance ! Je conçois que le contexte, dix jours après les attentats du 11 septembre, ait incité les autorités publiques à examiner très rapidement l'hypothèse terroriste pour pouvoir l'écarter au plus vite et éviter une psychose dont on n'avait pas besoin. Mais autre chose est de désigner le coupable.

Coupable béni : l'usine AZF appartenait au groupe Total-Fina-Elf dont la responsabilité dans le naufrage de l'Erika survenu vingt mois auparavant avait terni la réputation de ; coupable " politiquement correct " que ce groupe capitaliste à offrir à la vindicte du petit peuple choqué par le malheur ; coupable commode surtout puisqu'on était sûr qu'il était solvable et en tout cas bien assuré. Trop commode en vérité pour n'être pas suspect.

L'accusé se défend vigoureusement et nie énergiquement : c'est dans la nature des choses, dira-t-on ! Certes, mais précisément la comparaison avec l'affaire de l'Erika et l'unanimité de ses salariés, tous syndicats confondus, éclairent ses propos d'une façon qui met la puce à l'oreille de quiconque écoute les deux parties avec une égale attention. Non seulement il nie l'existence même de l'erreur de manipulation qui lui est imputée, avec des arguments sur la traçabilité de ses produits et la gestion de ses stocks qui ne peuvent pas avoir été inventés ; mais il formule des observations de bon sens sur l'invraisemblance du transport et du déversement accidentel de 500 kg de produits chlorés, difficiles à confondre avec du nitrate d'ammonium, à plusieurs centaines de mètres de l'endroit où ils étaient ; et plus encore, il souligne le caractère hypothétique de la reconstitution de la réaction chimique imaginée par les experts qui n'a pas dépassé le stade de l'échantillon de laboratoire et ne semble pas reproductible à grande échelle.

Les failles de l'accusation n'ont pas non plus échappé à certains qui se sont mis en quête de certitudes moins officielles. Il faut saluer le courage des quelques journalistes, au premier rang desquels ceux de Valeurs actuelles, qui ont cherché à savoir et ont rendu compte de leur enquête aussi précisément que possible. Non sans obstacle puisque la même juridiction dont ils contestent les conclusions a essayé de les faire taire en les condamnant pour avoir, dans un premier temps et imprudemment il est vrai, évoqué une piste terroriste qui n'était pas fondée, et ce, sur la base d'un texte répressif qui n'est plus employé contre les journalistes d'investigation depuis belle lurette. Mais le dossier qu'ils ont néanmoins réussi à constituer et qu'ils ont publié au mois de juillet dernier est d'autant plus troublant qu'à la différence des affirmations péremptoires de la commission officielle d'enquête, il n'esquive aucun fait, aucun témoignage, aucun facteur technique et qu'il introduit un doute sérieux sur la véracité de la thèse officielle.

Parmi les données occultées, ils relèvent l'existence d'une première explosion, souterraine, extérieure au site d'AZF et précédant de quelques secondes celle de ce site, qui a été perçue distinctement par beaucoup de témoins et même enregistrée par les sismographes ; cette première explosion a été suivie d'un arc électrique entre les lignes EDF à haute tension qui passaient au-dessus du hangar de stockage du nitrate d'ammonium et la terre, arc parfaitement visible, également enregistré sur le réseau, et dont l'importance aurait suffit à amorcer la seconde explosion ; enfin les calculs qu'ils ont fait effectuer à partir des données recueillies semblent à la fois permettre la localisation de la première explosion et expliquer l'enchaînement des facteurs.

Mon doute m'oblige à m'arrêter ici. Mais non sans m'interroger sur le sens de la vérité officielle. Si l'hypothèse articulée par les journalistes de Valeurs actuelles est exacte, la cause de l'accident devrait plutôt être recherchée du côté de l'usine voisine de la SNPE. Or celle-ci d'une part est propriété de l'État, d'autre part stocke et utilise des substances infiniment plus dangereuses que le nitrate d'ammonium, enfin fabrique un produit stratégique, le carburant des fusées Ariane.

Qu'est-ce à dire ? Que l'État utilise tous les moyens à sa disposition pour s'exonérer d'une responsabilité qui serait alors extrêmement grave ? Que la justice est mise au service d'un militantisme, peu importe lequel d'ailleurs ? Ou que la légitime indemnisation des victimes, objectivement facilitée par la thèse adoptée, justifie n'importe quelle torsion des faits ? Soupçons insupportables ! Mais maintenant que la confrontation est sur la place publique, il n'y a pas d'autre issue que de l'y vider complètement.

Puissants ou misérables, la justice doit être la même pour tous, dit-on : l'adage s'applique dans les deux sens. La justice ne se construit en effet que sur la vérité et non sur des boucs-émissaires.