Le Conseil européen qui s'est tenu à Bruxelles les 21 et 22 juin derniers a sonné le glas du rêve fédéraliste européen. On s'en doutait un peu. Une lecture attentive des conclusions publiées par la présidence allemande le confirme.

On comprend mieux dès lors les résistances rencontrées Angela Merkel, et la bataille de retardement menée par la Commission. Il n'empêche que là se trouve le principal effet des non français et néerlandais.

Ce qui succédera à feu le projet de Traité constitutionnel européen (TCE) n'apparaît pas encore clairement, mais l'axe européen a été infléchi. La preuve en est donnée par le mandat très détaillé qui a été adressé par le Conseil européen à la conférence intergouvernementale (CIG) convoquée le 23 juillet avec la mission d'élaborer un nouveau projet de traité.

1/ Les effets directs et visibles du non sont de deux ordres

Ils emportent d'abord l'abandon explicite et préalable de tous les symboles d'une construction fédérale. Il n'y aura plus : ni concept constitutionnel puisque le mandat donné à la CIG est de ne rédiger qu'un traité international modifiant les traités actuels,

ni drapeau, ni hymne, ni devise,

ni loi ni loi-cadre , mais conservation des termes actuels de directive , règlement et décision , même si demeure la distinction entre ce qui est de nature législative et ce qui ne l'est pas,

ni ministre des Affaires étrangères, mais simplement un haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ,

en un mot plus rien de ce qui pouvait donner l'image, et plus que l'image, la visibilité d'un super-État européen.Ce n'est pas rien quand on se souvient du tapage qui avait été orchestré autour de ces symboles. S'ils avaient autant d'importance dans la présentation de l'ex-TCE, à présent leur suppression n'a pas moins de portée car elle induit nécessairement que les États membres ont renoncé à l'ambition que ces symboles véhiculaient avec eux.

Ce n'est pas tout. Les raisons du non ont été entendues au moins sur un point clé : l'encadrement plus strict des compétences de l'Union. On a trop souvent souligné le flou dans lequel baignait leur répartition entre l'Union et les États membres, le danger que faisaient courir divers mécanismes d'attraction au niveau communautaire prévus par l'ex-TCE, et les méthodes par lesquelles la Cour de justice de l'UE (CJUE) communautarisait systématiquement certaines matières fût-ce contre la lettre des traités, pour ne pas souligner l'infléchissement. Celui-ci s'exprime à cinq niveaux :d'abord sera réécrit l'article de l'ex-TCE qui posait le principe d'une compétence d'attribution à l'Union : l'introduction d'un ne... que en renforcera d'autant plus la restriction qu'il est assorti de plusieurs garde-fous ;

sera supprimé l'article de principe qui proclamait la primauté du droit de l'Union ;

seront ajoutées plusieurs stipulations ou déclarations annexes, aux termes desquelles il sera enjoint à la CJUE de ne pas tirer prétexte des compétences attribuées à l'Union pour modifier la répartition qui résulte des traités (notamment à propos de la coopération policière ou judiciaire, à propos de la Charte des droits fondamentaux , dans le domaine de la sécurité intérieure et dans celui de la politique extérieure et de sécurité extérieure) ;

deux corollaires seront expressément inscrits dans les textes, celui de la compétence des États membres dans tous les domaines qui ne sont pas explicitement attribués à l'Union, et celui du droit de modifier les traités pour retirer des compétences à l'Union (droit qui n'était pas écrit pas antérieurement) ;

enfin les pouvoirs des parlements nationaux dans le mécanisme de contrôle de la subsidiarité seront renforcés.Il est clair que les récents débordements de la CJUE ont laissé des traces et que les États membres ne veulent plus être pris au piège de sa jurisprudence prétorienne et militante. Objectera-t-on que la suppression du principe de primauté du droit de l'Union est atténuée par l'introduction d'une déclaration qui rappellera la hiérarchie des normes issue de la jurisprudence de la CJUE ? Cette concession ne fait cependant que refléter le droit positif résultant des traités actuels et de l'ordre constitutionnel interne des États membres.

Pour ce qui nous concerne, la question du suivi des compétences de l'Union et de la défense des compétences nationales relève moins d'une modification des traités que de la façon dont est rédigée notre propre Constitution qui, à l'évidence, est mal adaptée à notre participation à l'UE, et de la façon dont le Parlement fonctionne. Puisque le président de la République entend procéder au toilettage de nos institutions, il y a là matière à travailler pour que le Parlement exerce effectivement cette fonction de contrôle et de corde de rappel alors qu'aujourd'hui, à supposer qu'il en ait la volonté et la disponibilité, il n'est pas en mesure de le faire. Les Britanniques y parviennent bien ; pourquoi pas nous ?

2/ Tout n'est pas réglé pour autant, loin s'en faut

L'équilibre institutionnel qui avait été approuvé en 2004 pour corriger celui qui résultait du traité de Nice a été confirmé moyennant quelques aménagements. Il n'est pourtant pas parfaitement assuré.

En principe, la composition future du Parlement, la transformation du Conseil européen (qui réunit les chefs d'État ou de gouvernement) en une institution officielle, le création d'un président permanent de ce Conseil nommé pour deux ans et demi et renouvelable une fois, l'introduction du système de vote à la double majorité (55% des États représentant au moins 65% de la population) au sein du Conseil des ministres, la modification de la composition de la Commission (réduite aux deux tiers du nombre d'États membres) et le renforcement du rôle de son président, seront recopiés intégralement de l'ex-TCE.

Toutefois, on a noté une ambiguïté quant à la date de prise d'effet du système de vote au sein du Conseil (en principe à partir du 1er novembre 2014) et quant à la définition de la minorité de blocage entre cette date et le 31 mars 2017 : le gouvernement polonais s'en est fait l'écho. Mais derrière cette réserve explicite peuvent se cacher les réticences de plusieurs petits États qui acceptent mal de voir leur poids réduit au profit des grands par rapport à la situation actuelle qui les avantage considérablement.

Hélas, et pour la même raison d'intangibilité de l'équilibre institutionnel, les privilèges de la Commission, et notamment son droit exclusif d'initiative, n'ont été que très légèrement écornés, et uniquement dans les matières relevant de la coopération intergouvernementale (politique étrangère et de sécurité, coopération judiciaire, par exemple) ; mais il n'est pas assuré que, même pour si peu, le Commission s'en satisfasse et ne cherche pas à récupérer la totalité des pouvoirs qui lui avaient été concédés antérieurement.

En sens inverse, le Conseil européen a clairement cherché à faciliter la mise en place de coopérations renforcées entre une minorité d'États membres, notamment en cas de blocage et dans certaines matières telles que la défense, alors que l'ex-TCE imposait des conditions impossibles à atteindre. Sera-t-il suivi par les négociateurs de la CIG issus des pays les plus allergiques au directoire des grands États, et par la Commission qui va y voir une menace sur sa prééminence et qui entend combattre le spectre de la coopération intergouvernementale sous toutes ses formes ?

L'influence du nouveau président de la République française s'est manifestement fait sentir sur plusieurs réorientations de fond à imprimer aux politiques européennes : la suppression de la concurrence libre et non faussée de la liste des objectifs de l'Union, l'adjonction du contrôle des frontières extérieures, de l'asile, de l'immigration et de la lutte contre la criminalité sous forme de tempérament au principe de libre circulation des personnes dans cette même liste, les précisions apportées aux compétences des États membres dans la mise en place de services d'intérêt général (nos fameux services publics), sont de celles-là.

À ce stade, leur portée est surtout symbolique : les politiques communautaires actuelles ne sont pas remises en cause. Toutefois elles esquissent un changement de paradigme qui reflète la volonté qu'ont certains gouvernements, à commencer par celui de la France, de reprendre en main le pilotage de l'Union au niveau politique et de mettre sous contrôle les technocrates bruxellois qui s'en étaient arrogés le leadership. Nul doute que ces réorientations feront l'objet de débats serrés au sein de la CIG en raison de leur signification.

Reste la question clé de la Charte des droits fondamentaux sur laquelle bute le Royaume-Uni depuis toujours. Elle ne sera pas transcrite dans le traité. Mais celui-ci comportera un article qui y renverra et qui lui conférera une valeur juridiquement contraignante. En contrepartie de son accord donné au paquet présenté, le Royaume-Uni a d'ores et déjà obtenu une exemption, qui ne figurait pas explicitement dans l'ex-TCE, motivée cependant non par des raisons de fond mais par le principe de sa souveraineté en la matière.

On a déjà souligné ici les distorsions que la rédaction actuelle de la Charte introduit par rapport à la Convention européenne des droits de l'homme, les risques qu'elle fait courir à l'intangibilité de certains principes fondamentaux (notamment en ce qui concerne le mariage et l'adoption d'enfants par des personnes de même sexe) et la porte qu'elle ouvre à certaine dérives par l'effet du principe de non-discrimination qui la sous-tend. Il semble qu'aucun chef d'État ou de gouvernement, pas même celui de Pologne, n'ait eu la clairvoyance ou le courage de le rappeler, tant elle est devenue un incontournable de la doxa européenne. Le traitement de faveur accordé au Royaume-Uni fera-t-il des émules et permettra-t-il de rouvrir le débat ?

Ne faudra-t-il pas également reposer la question des racines chrétiennes ? Le considérant du préambule sur les héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe demeure inchangé. Cela n'aurait pas d'importance dans un traité purement institutionnel, mais en revêt davantage dès lors que la Charte acquiert une portée contraignante.

La présidence allemande a effectué un travail considérable pour parvenir à ce compromis, en tenant objectivement compte de l'échec de l'ex-TCE malgré les pressions des fédéralistes les plus virulents :, ainsi elle a contraint tous les États membres et la Commission à prendre acte de l'impasse dans laquelle on s'était fourvoyé avec un projet constitutionnel. Nicolas Sarkozy a, non moins habilement, su monter dans ce train et obtenir des infléchissements conformes au mandat qu'il a reçu des électeurs : il serait injuste et inexact de prétendre qu'il les a trahis alors que ses objectifs avaient été clairement affichés. Ce faisant, il a soustrait la France aux pressions que ses partenaires exerçaient sur elles depuis le referendum, en les déportant sur la Pologne et le Royaume-Uni, et démontré que son énergie n'était pas exempte d'habileté manœuvrière.

Mais rien n'est joué. Malgré l'ampleur et la précision du mandat conféré à la CIG, il ne fait pas de doute que tout sera remis sur la table. Les arrière-pensées demeurent intactes ; certains pays sont restés très silencieux, notamment les Pays-Bas ; d'autres se sont cachés derrière les protagonistes de premier plan. Si, d'un côté, le désir de sortir de l'ornière peut l'emporter, de l'autre l'enthousiasme n'y est plus et le ressort est détendu. C'est pourquoi il n'est pas certain que l'échéance de décembre 2007 qui a été assignée à la CIG pour finaliser ses travaux sera tenue. D'autant plus qu'entretemps le Conseil européen de décembre devra sans doute trancher la question de la candidature turque et qu'il y a, là aussi, matière à ouverture d'une crise.

Les dés ont été relancés ; ils ne font que commencer à rouler.

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