Les vœux du Président de la République ont tiré des cartons les projets de TVA sociale. Quels sont-ils, et quels en sont les enjeux ?

Il faut d'abord distinguer deux sortes de TVA sociales, fort différentes.

La première désigne une augmentation du taux de l'actuelle TVA, qui porte sur ce qui est acheté en France, et l'affectation aux finances sociales de cette ressource fiscale supplémentaire, éventuellement en remplacement de cotisations sociales. La seconde est un prélèvement inédit, qui serait assis sur la valeur ajoutée produite en France. C'est la formule qui semble intéresser Jacques Chirac, du moins en tant qu'objectif vers lequel tendre progressivement.

La TVA classique renchérit aussi bien les importations que ce qui est produit et vendu dans le pays, et n'est pas prélevée sur les exportations. Beaucoup, comme Jean Arthuis, lui sont favorables dans le but d'améliorer notre balance commerciale. Certains la préconisent dans un cadre européen, de façon à défendre l'ensemble de l'Union européenne contre la concurrence des pays à main d'œuvre très bon marché ou/et à monnaie faible. L'Allemagne va emprunter cette voie, mais c'est plus facile pour elle, dont le taux normal de TVA est 16 %, nettement inférieur à la moyenne européenne, que pour la France, qui en est à 19,6 %.

La seconde formule, que l'on pourrait appeler Taxation de la valeur ajoutée (TDVA) plutôt que TVA, pèserait sur tout ce qui est produit en France, y compris les exportations, et ne concernerait pas les importations. Ceux qui la préconisent veulent généralement élargir au revenu brut des capitaux (amortissements, intérêts et bénéfices) la base des prélèvements sociaux, qui aujourd'hui est surtout la partie salariale de la valeur ajoutée. En somme, il s'agirait de faire pour les cotisations patronales ce qui a été fait avec la CSG pour leurs homologues salariales. Les syndicats y sont plutôt favorables ; le MEDEF, par la bouche de sa présidente, a manifesté son opposition.

La TDVA est un concentré d'illusions à la sauce démagogique. Elle procède d'un vieux conseil : pour améliorer l'emploi, faire payer les machines, supposées être créatrices de chômage. Le coût du travail, porté à des sommets par les charges sociales, diminuerait avec ces charges, tandis qu'augmenterait le coût du capital. Les entreprises seraient amenées à substituer du travail au capital, elle délocaliseraient moins, et l'emploi progresserait. Les projets de TDVA reposent aussi sur l'idée que ce sont les entreprises qui supportent les charges sociales patronales.

Ce raisonnement est un peu court. D'abord, une légère baisse du coût du travail en France, de l'ordre de 5 %, ne changerait guère la donne en ce qui concerne la comparaison avec les salaires chinois, indiens ou tunisiens. Les entreprises qui peuvent faire fabriquer dans les pays à main d'œuvre bon marché continueront à le faire, heureusement pour les populations de ces pays : ce que nous appelons délocalisations est l'un des principaux moteurs de leur développement, un facteur irremplaçable de hausse de leur niveau de vie. On avait cru comprendre que le Président de la République voulait augmenter l'aide au développement en prélevant des taxes supplémentaires : et le voilà qui veut agir contre les implantations d'activités dans les pays pauvres qui, concrètement, produisent le développement !

Ensuite, il faudrait savoir si l'on entend favoriser l'investissement en France, comme il semblerait au vu des réductions de taxe professionnelle consenties à cet effet, ou si l'on veut le décourager. Certes, les pouvoirs publics ont l'habitude de tirer les entreprises à hue et à dia, mais nul n'a encore démontré que ces chevaux économiques sont plus efficaces quand ils sont ainsi soumis à des sollicitations contradictoires.

Troisièmement, les économistes sont quasiment unanimes à le dire, les cotisations patronales n'augmentent pas le coût du travail : elles constituent en réalité un prélèvement sur la rémunération des travailleurs. Le coût du travail dépend essentiellement de la productivité : dans les pays où elle est élevée, l'heure de travail est payée cher, parce qu'elle produit beaucoup. Au Danemark, les charges patronales sont quasiment inexistantes, la protection sociale étant financée par l'impôt, et malgré cela les salariés danois coûtent un peu plus cher à leurs entreprises que les salariés français, tout simplement parce que la productivité danoise moyenne est un peu supérieure à son homologue française.

Enfin, la protection sociale consiste en services destinés aux personnes ; il est normal que les ménages payent ces services. Qu'ils y consacrent une partie de leurs revenus de capitaux, comme c'est le cas avec la CSG, ne pose pas problème. En revanche, prétendre financer la sécurité sociale autrement que par des prélèvements sur les revenus des ménages est une erreur majeure. Dire à la population que c'est possible (et bon pour l'économie) est soit le fait de l'ignorance, soit un mensonge. De même que les charges patronales s'imputent sur la rémunération du travail, de même une TDVA s'imputera-t-elle à terme sur la partie salariale de la valeur ajoutée : on aura seulement creusé encore le fossé qui sépare les apparences institutionnelles et juridiques des réalités économiques.

Le mensonge institutionnel que constitue l'existence de charges patronales est déjà assez lourd de conséquences pour l'économie pour que l'on n'ait pas intérêt à rajouter une source supplémentaire de confusion entre revenus des capitaux et revenu du travail. Nous souffrons durement d'un méli-mélo institutionnel, conséquence d'un méli-mélo conceptuel ; en rajouter porterait gravement atteinte à nos légitimes espoirs de développement durable.

Il existe cependant une bonne raison pour prélever une partie de la valeur ajoutée, à la source, au profit du social au sens large. C'est que le capital et le travail ne sont pas, en dehors des ressources naturelles, les deux seuls facteurs de production. Sans l'immense accumulation de connaissances et de techniques qui ne sont pas, ou ne sont plus, protégés par des droits de propriété tels que des brevets, que produirions-nous ? Il y a là un patrimoine de l'humanité, dont l'accès est actuellement gratuit, alors qu'il contribue à toute création de richesse. Christine Boutin a lancé l'expression : dividende universel ; elle est appropriée pour désigner la part de la valeur ajoutée qui pourrait être consacrée, au titre de ce patrimoine universel, à l'amélioration du sort des membres les moins bien lotis de l'humanité. Au lieu d'ajouter à la confusion mentale et à la pagaille fiscale en voulant financer l'aide au tiers-monde à l'aide d'une taxe sur les billets d'avion, il serait logique d'y consacrer une part d'un dividende universel assis (dans tous les pays) sur toute valeur ajoutée.

*Jacques Bichot est professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3). Il interviendra lors du colloque du 4 février sur l'actualité de la Doctrine sociale de l'Église.

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