C'est le 31 octobre 2000, à la veille du jubilé du monde politique, que le pape Jean Paul II a proclamé saint Thomas More patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques.

Né à la fin du Moyen Âge, moins de cinquante ans après la mort de sainte Jeanne d'Arc, celui qui deviendra chancelier du royaume d'Henri VIII, mourut en martyr de la foi. L'Église le présente aujourd'hui comme un " modèle politique crédible " face aux nouveaux défis de la société : modification des structures sociales, menaces sur la vie de la personne humaine sous toutes ses formes.

Dans ce contexte, dit le Pape, " l'exemple permanent de cohérence morale " de Thomas More est particulièrement opportun : loyal à l'autorité, cet homme fin et juste, " tout en retenue dans l'action " (Jacques Dufresne), est comme totalement dominé par sa conscience.

Thomas : que de figures, sous ce prénom ! Thomas, l'apôtre du doute et de l'adoration : " Mon Seigneur et mon Dieu. " Thomas a Becket, archevêque de Canterbury, chancelier d'Angleterre, Saxon tenant tête au roi normand et y laissant la vie pour " l'honneur de Dieu " — comme l'écrivit Anouilh (1) dans une formule réductrice, imagée mais émouvante et, au fond, assez juste. Thomas d'Aquin, saint philosophe et théologien, astre de première grandeur, " dernier grand représentant de la tradition de sagesse gréco-romaine [qui] porte avec lui le trésor de l'humanisme classique, [avec] sa nature équilibrée, son âme large, son amour de la nature et de la raison, merveilleux médecin de l'esprit, thérapeute de l'affectivité... " (Alain Besançon) — dont on peut regretter qu'on n'ait pas (encore) fait de lui le co-patron de l'Europe, avec saint Benoît, saint Cyrille et saint Méthode. Thomas More, enfin, lui aussi chancelier d'Angleterre, à qui sa fidélité au Christ et à son Église valurent le martyre, alors même qu'il était un des hommes les plus savants et les plus honorés de son temps.

J'avais abordé le personnage par des voies très " grand public " : un survol de l'Utopia en hypokhagne, et Un homme pour l'éternité, le film de Zinneman, tourné pour une bonne part dans le cadre somptueux d'Hampton Court, en 1966... La lutte éternelle de la conscience et du pouvoir, qui faisait schématiquement de Thomas More une forme masculine et mûre d'Antigone.

L'image était courte, et d'autant plus que, lors de mon premier contact avec lui, nulle allusion n'avait été faite à la canonisation de Thomas More par l'Église romaine, à l'occasion du quatre centième anniversaire de sa mort, en 1935, Pie XI regnante. Sa figure, dans ma mémoire, cousinait avec celle d'Érasme : un humaniste pour qui l'homme était " mesure de toute chose " — un homme classicisé, rationalisé, figure idéale, sacralisée en toute laïcité ! Mes professeurs m'avaient induit à un redoutable anachronisme qui réduisait en fait la pensée de Thomas More à celle d'un Bernard de Mandeville et Utopia à une sorte de Fable des Abeilles.

Thomas More, né en 1478, a dix ans de moins qu'Érasme. Les deux hommes se connaissent, se lient d'amitié, et le Hollandais conçoit pour le jeune Anglais une profonde admiration : " Jamais nature n'a façonné esprit plus habile et plus prompt, plus subtil et plus averti ; elle n'a jamais réalisé créature mieux douée et d'une résonance meilleure. "

More a été tenté d'entrer en religion, mais la perspective d'une épreuve au-dessus de ses forces et d'un échec, l'en dissuade. Il sera bon époux, père attentif à faire instruire ses filles bien mieux qu'aucun homme de son temps ; il sera un pater familias bienveillant, un juge équitable et soucieux de paix sociale, le serviteur sans complaisance de l'État, c'est-à-dire, en l'occurrence, du brillant et redoutable Henri VIII. Son intégrité morale et intellectuelle suffisait à faire de lui un être d'exception ; pour défigurer son portrait, la postérité — ce faussaire — s'en est souvent contentée.

C'était oublier le chrétien qui ne cesse de rendre grâce, fût-ce des maux qui peuvent l'affliger, car " la sagesse de Dieu voit mieux que nous ce qui nous est bon " ; qui sait devoir aimer son prochain comme soi-même : " Je préférerais vendre ma dernière cuiller, plutôt que de voir nos pauvres voisins souffrir quoi que ce soit à cause de nous " ; qui est soucieux de son âme sans mépriser en rien ni l'esprit (en témoigne Érasme) ni le corps ; est confiant en toute occasion dans les bienfaits de la prière. Prière pour vivre : " Accorde-moi, Seigneur bon, une foi pleine, une ferme espérance et une charité fervente ; un amour pour toi, Seigneur bon, qui dépasse incomparablement mon amour pour moi-même ; de n'aimer rien pour ton déplaisir, mais toute chose selon toi. " Prière, à la veille de sa mort, pour mourir dans la sérénité d'un parcours justement achevé : " Donne-moi la grâce, Seigneur bon, / De compter le monde pour rien / De tenir mon esprit fixé en toi / Et de ne pas me suspendre au souffle de bouches humaines. " Ce détachement n'est pas mépris à qui sait reconnaître en toute occasion Dieu dans ses œuvres : " Certaines épreuves, disait-il ainsi, nous sont envoyées en vue d'exercer notre patience. "

On est bien loin de l'ataraxie, d'un stoïcisme. Je crois — je veux dire : j'ai la conviction — que toute comparaison entre More et une quelconque figure de l'Antiquité, ne peut que fausser la perspective dans laquelle il faut installer saint Thomas More. Aucune d'elles ne s'inscrit dans la lignée qui, d'Abraham à Moïse, de Moïse à Jean-Baptiste et de l'Annonciation à la Pentecôte, a eu le redoutable privilège de la Révélation. Socrate, Sénèque, Marc Aurèle sont pleinement hommes ; Thomas More est " Homme ", au sens où l'entendait Maurice Clavel : " J'appelle "l'Homme" celui que le Christ a fait, l'homme celui qui a voulu et cru se faire lui-même. "

Lors de son procès pour haute trahison que lui vaut son refus d'entériner le schisme anglican et de prêter serment à son roi comme chef de l'Église d'Angleterre, il oppose à ses accusateurs la communion des chrétiens : " Je ne suis pas tenu de conformer ma conscience aux lois du royaume, quand ces lois sont contraires à la chrétienté tout entière. Pour un évêque qui est avec vous, j'ai plus d'une centaine de saints qui pensent comme moi ; pour votre Parlement, j'ai l'approbation de tous les conciles depuis mille ans ; pour un seul royaume, j'ai de mon côté la France et tous les royaumes chrétiens. "

Emprisonné, il dit à Meg, sa fille préférée : " Dieu merci, je ne me sens pas plus mal qu'à la maison, et il me semble que Dieu me met sur ses genoux comme un enfant gâté. " Condamné, en juillet 1535, à subir la peine capitale dans des conditions infiniment plus atroces que la décollation qui l'attend (mais il ne le sait pas), Thomas More adresse ces mots à ses juges : " J'ai peu de chose à dire, my lords, sauf ceci : le bienheureux apôtre saint Paul, ainsi que nous lisons dans les Actes des Apôtres, était présent et consentant à la mort de saint Étienne, et garda les vêtements de ceux qui le lapidèrent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et pourtant ne sont-ils pas maintenant tous deux ensemble, deux saints dans le Ciel, et n'y seront-ils pas, ensemble et amis pendant toute l'éternité ? De même j'ai sincèrement confiance et prierai dans ce but avec ferveur, que, bien que vos Seigneuries aient été sur terre les fourriers de ma condamnation, nous pourrons néanmoins nous retrouver heureusement plus tard au ciel tous ensemble pour notre salut éternel. " Socrate mourant rappelle seulement à Phédon : " Nous devons un coq à Asclépios ", et s'évanouit dans le néant.

Saint Thomas More, apôtre d'équité qui avez pardonné à vos juges, priez pour les hommes de notre temps entrés en politique !

Xavier Walter est écrivain, membre du conseil de rédaction de la revue Liberté politique.