S'engager en politique (I/IV) : élargir nos thématiques

Liberté politique est heureuse de publier la première partie de la communication de l’auteur à l’université d’été de la Sainte-Baume, le 28 août 2014. Il s’agit d’une réflexion de philosophie morale politique appliquée aux circonstances présentes. À la question "La justice est-elle de ce monde ?", le philosophe répond en homme d'action et à l'intention de ceux qui pensent à s'engager en politique.

LA JUSTICE EST-ELLE DE CE MONDE ? Ne traitons pas ce sujet en spectateurs, mais en acteurs. Toutefois, d’abord, une définition. La justice, c’est une vertu, et c’est, selon la définition classique du droit romain, notre « ferme et constante volonté de rendre à chacun son dû ». C’est aussi l’idéal d’une société dans laquelle à chacun est rendu son dû, son bien propre et notre bien commun. Et cet idéal s’appelle le droit, le jus. C’est lui, l’objet de la justice.

Soyons acteurs de la justice. Ce monde ne deviendra pas plus juste tout seul. Qui donc va le rendre plus juste ? Serait-ce nous ? Nous avec d’autres ? Et si tel est le cas, que devons-nous faire (ou cesser de faire) pour qu’il le devienne ? Telle est notre question.  

Voici trois points de méditation, à l’intention de ceux et celles qui ont envie de répondre à cette question en s’engageant concrètement : 1/ Élargir nos thématiques ; 2/ Élargir notre vision du théâtre d’opération ; 3/ Nous appliquer sérieusement à la conquête du pouvoir. 

I- Premier point de méditation : « élargir nos thématiques »

La question de la « justice » illustre exactement ce premier point de méditation : le nécessaire élargissement des thématiques de nos engagements.

Le mariage, la famille, la vie, l’éducation, ce sont des thèmes très importants, mais ce ne sont pas les seuls. Nous avons tous en tête des injustices qui nous choquent, par exemple, envers les enfants à naître, ou envers les enfants à adopter. Mais il y a d’autres injustices, très graves, qui souvent nous préoccupent moins, ou peu. Par exemple, le chômage, l’abandon de toute perspective de bien commun par notre classe dirigeante, ou bien encore le contrôle du pouvoir politique par des cliques et des lobbies souvent aussi injustes qu’incapables.

Élargir n’est pas trahir. Élargir nos thématiques, ce n’est pas abandonner nos chevaux de bataille. C’est devenir sensible en même temps à plusieurs autres genres d’injustice. C’est comprendre combien profondément ces diverses injustices sont solidaires entre elles.

Si nous n’offrons pas aux jeunes les moyens normaux de subvenir aux besoins d’une famille, c’est-à-dire si nous ne nous soucions pas de donner aux gens des emplois stables et dignement rémunérés, comment pouvons-nous leur proposer une vie de famille normale ?

Les questions posées à la conscience de chacun de nous, à propos de ce premier point sont donc :

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- Pouvons-nous aller au-delà de notre justice instinctive, ou de nos habitudes sociales ?
- Pouvons-nous rendre notre justice plus réfléchie, plus volontaire, c’est à dire plus vertueuse ?
- Pouvons-nous élargir notre sensibilité et notre conscience au cercle entier des injustices, sans nous absorber dans une seule préoccupation exclusive, aussi importante soit-elle ?

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Un principe : « L’union fait la force » 

Comprenons à quel point ce principe a à voir avec « mettre plus de justice dans ce monde ». En effet, une injustice sentie comme telle, c’est virtuellement une force d’opposition à l’injustice et au pouvoir de l’injustice. Plusieurs injustices senties ensemble comme telles, et dont on voit la tragique cohérence, ce sont plusieurs forces d’opposition, virtuellement unies contre le système des injustices. Si chaque force reste disjointe, chacune sera vaincue séparément par le pouvoir de l’injustice. Au contraire, l’union fait la force.

C’est en coalisant les oppositions particulières que nous pouvons construire une opposition générale, et changer les rapports de forces en faveur de la justice.

Aimer vraiment la justice, c’est la pratiquer. Aimer vraiment la paix, c’est la faire. Mais, dans ce monde, la justice découle, ou non, de l’action d’un pouvoir politique, et de ses lois. Aimer la justice, c’est vouloir le pouvoir de faire la justice. Vouloir le pouvoir pour la justice, c’est vouloir s’appuyer sur un rapport de forces favorable à la justice. Et vouloir ce rapport de forces, c’est nécessairement élargir nos thématiques, afin de pouvoir passer des alliances et changer le rapport de forces.  

Au départ, les forces à réunir dans une alliance n’ont peut-être en commun qu’un adversaire injuste commun. Si leur union ne doit pas être fragile et brève, il s’agit aussi d’exprimer et de redécouvrir la solidarité entre les diverses branches de la justice. Pour cela, surmonter les frictions initiales entre les styles, traditions, sensibilités, imaginaires divers. Il faut donc approfondir ce que toutes les demandes de justice ont de commun dans notre civilisation, c’est-à-dire l’humanisme.

L’humanisme, ce n’est pas l’idéologie du radical-socialiste franc-maçon cassoulet. C’est le cœur de toute la culture occidentale, christianisme inclus.

Il s’agit donc de manifester la solidarité humaniste profonde entre :

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 1/ les questions de l’emploi et de la solidarité,
 2/ celles de l’entreprise et du crédit,
 3/ celles des droits démocratiques et de la liberté de conscience,
 4/ celles enfin sur lesquelles nous nous concentrons d’ordinaire (famille, mariage, école, éducation, bioéthique).

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Lier ainsi les sujets entre eux, c’est retrouver le socle humaniste commun ; c’est imaginer en cohérence une autre politique ; c’est permettre de constituer une alliance de bien commun, dotée de légitimité démocratique, capable d’assumer les responsabilités du pouvoir.

L’union fait la force et sans force, il ne peut y avoir de justice. Il s’agit donc, avant tout, de former ensemble un projet de bien commun, réaliste, ouvert, réunissant tous ceux que l’injustice divise (familles, chômeurs, entrepreneurs, etc.).

La cohérence tyrannique de l’injustice 

Les graves injustices dans le domaine de la vie, de la filiation, etc. ne sont que des applications particulières d’un exercice du pouvoir par des injustes selon des principes injustes. Ces principes sont ceux d’un individualisme égoïste et libertaire, injuste, parce qu’il ne rend pas ce qu’il doit à l’utilité commune, au bien commun. Ces principes ont plusieurs applications cohérentes entre elles :

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 « Mon corps est à moi, j’en fais ce que je veux ; faites du vôtre ce que vous voulez. »
 « Mon argent est à moi, j’en fais ce que je veux ; et vous, faites de même. »
 « Mon pouvoir est à moi, j’en fais ce que je veux. »

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Tout cela s’unifie et devient :

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« Tout votre argent sera à moi, j’en ferai ce que je voudrai. Et tout le pouvoir sera à moi, parce que j’aurai tout l’argent. Et je vous ferai subir exactement tout ce que je voudrai. C’est ma liberté. Vous deviendrez volontiers mes esclaves, en voulant faire n’importe quoi de votre corps, car alors vous n’aurez plus aucune force morale pour lutter pour la justice, et vous n’aurez non plus aucun principe rationnel à m’opposer, quand je ferai de mon argent tout ce que je voudrai, c’est-à-dire : manipuler le crédit et la monnaie de façon à tout vous prendre et à vous réduire tous en esclavage pour dettes. »

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Nous vivons dans un pays où le mécanisme qui vient d’être décrit ne fonctionne pas encore à plein régime. Mais le pape François, lui, vient d’une nation, l’Argentine, où il a pu en voir les abus monstrueux. 

Vous comprenez que notre action ne peut se concentrer sur nos domaines de prédilection, et rester pragmatique dans tous les autres, comme si « je fais ce que je veux de mon argent » n’était pas un principe encore plus délétère.

Notre ambition ne peut se limiter à ralentir partiellement une évolution de plus en plus idéologique, sans apporter la moindre perspective de succès.

Si nous avons le souci d’être des témoins crédibles du Christ, nous ne pouvons faire un discours politique où ne figure pas le mot de « chômage », sans risquer de passer auprès des sans travail pour des hypocrites ou des pharisiens qui se préoccupent uniquement des injustices qui leur plaisent. Comme le dit le Christ, « il fallait observer ceci et ne pas négliger cela. »  

Une double injustice

La situation présente se caractérise par une double injustice, fondamentale, faite aux classes populaires, aux classes moyennes et à la jeunesse :

1/ Une injustice politique, une violence faite au bien commun par un système d’apparence démocratique. Le pouvoir politique est en réalité cartellisé par quelques partis très homogènes, tenus eux-mêmes par une minorité de hauts fonctionnaires et d’idéologues, dont le pouvoir est sans limite car ils font les lois, et contrôlent la dépense publique. 

Cette aristocratie d’État ne représente qu’elle-même, et elle est anachronique à l’époque des économies ouvertes, innovantes, et entrepreneuriales. Pourtant, elle s’accroche à son pouvoir, et est très soudée autour d’un programme très clair : on ne touche pas aux privilèges, on ne réforme pas, on ne fait pas rentrer d’entrepreneurs dans nos milieux, on ne change pas l’organisation de la sphère publique, d’où nous tirons notre pouvoir et nos privilèges. De plus, on impose par la force et sans dialogue notre idéologie libertaire, car il faut bien donner l’impression que quelque chose change. 

Quelles que soient les manifestations de rejet de cette politique, elles sont caricaturées, diabolisées, et utilisées pour diviser le pays. Car aucune oligarchie illégitime ne peut gouverner sans diviser ni abaisser le peuple.

2/ Une injustice économique : l’absence de réforme de ce pays, l’absence de stratégie économique, plombent les capacités économiques de notre pays, et forcent à l’exil les individus les plus créatifs. Si l’on ajoute à ces boulets l’acceptation des règles d’un capitalisme financier, court-termiste, orienté sur le prochain dividende pour l’actionnaire financier, alors on assiste à la destruction de notre tissu économique. En conséquence, le niveau de vie réel des Français baisse, et la jeunesse n’a plus d’avenir économique. Certes, pendant quelques dizaines d’années, l’augmentation de la dépense publique permet de masquer l’appauvrissement du pays. Mais le jour où nous n’aurons plus accès à la dette pour financer ce mensonge, alors beaucoup de Français tomberont dans la pauvreté réelle. Et les Français le savent bien – tout au moins les plus fragiles.

La France dans la pince de la finance libertaire et du jacobinisme libertaire

La France présente un phénomène original, car la classe dirigeante française vit dans une complète contradiction. Il s’agit d’une élite dont la tradition est colbertiste, jacobine ou socialisante, mais qui, pour rester au pouvoir, se soumet au niveau global à la politique libérale anglo-saxonne, en insérant la France dans une économie ouverte ; et cependant, au niveau local, elle refuse (pour garder sa clientèle) d’y adapter la France en maintenant son système jacobin et social-démocrate qui était conçu pour les économies fermées d’après-guerre.

En d’autres termes, la France est atteinte à la fois par la mondialisation libérale et par la paralysie jacobine.

L’art de passer des alliances

Face à ces deux injustices, économique et démocratique, le phénomène de transgression libertaire et d’abrutissement idéologique est terrible, mais du point de vue stratégique de la conquête du pouvoir, il passe en second.

En effet, à partir de la lutte contre l’injustice économique et démocratique, on peut en France constituer une majorité. À partir de la lutte contre la transgression idéologique, on ne le peut pas aujourd’hui. Hors d’une telle politique d’ensemble, nous ne pouvons constituer qu’une force d’appoint conservatrice, vouée à cautionner une politique individualiste libérale de plus en plus libertaire. Cela ne s’appelle ni gagner, ni témoigner.   

Il y a une terrible cohérence entre la destruction de la famille et celle du travail. La situation historique est telle que nous pouvons sauver la famille en luttant pour sauver le travail. Cela est probablement impossible, dans le cadre d’une simple lutte conservatrice-libérale, au sein d’un libéralisme de plus en plus majoritairement libertaire et amoral. Cela est impossible sans remettre en cause aussi le pouvoir de ceux qui dirigent aujourd’hui.

Et ne nous hâtons pas de nous demander ici ce que cela peut signifier concrètement en termes de prise de position sur l’échiquier présent des partis politiques. Car la moitié des Français ne vote plus, les quatre cinquième ne font plus confiance aux partis existants, et les trois quarts veulent de toute façon autre chose. Si nous prenons l’initiative, ce sont les autres qui devront de plus en plus se positionner relativement à l’Idée de cette politique nouvelle.  

En outre, ce qu’on appelle la majorité, qu’elle soit de gauche ou de droite, n’est pas la majorité, puisqu’elle ne représente plus ni les grandes traditions, ni les salariés, ni les entrepreneurs, ni les familles, mais seulement des intérêts particuliers, des solidarités de caste, de clientèles et des lobbies. Elle n’a aucun respect pour la minorité, qui est en réalité l’immense majorité.

Pour tout esprit qui a étudié l’histoire et la pensée politique, la situation en France et en Europe est clairement prérévolutionnaire. Chaque année, une classe d’âge disparaît, qui avait l’expérience d’un système qui fonctionnait encore, et cède la place à une classe d’âge de plus, qui a l’expérience d’un système inique qui ne marche plus.

Si les gens sérieux ne prennent pas ensemble l’initiative d’un rétablissement du bien commun et d’un remplacement de l’oligarchie dominante, aucune hypothèse ne peut hélas être exclue.  

 

HH-Liberté

Henri Hude est philosophe,
directeur du pôle "Ethique" des Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan,
ancien élève de l'ENS.

Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté (Economica, 2013)

 

 

Prochain article :
 S’engager en politique (II/IV) : Élargir notre vision du théâtre d’opération

Illustration : La justice, par Pierre Cartellier, Paris, Palais des Invalides, détail (1815).

 

Pour en savoir plus :
 http://www.henrihude.fr/mes-reflexions/50-democratiedurable/338-sengager-en-politique-1

 

 

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