La posture actuelle de l'Allemagne : des excédents commerciaux sur tout le reste de la zone euro, l'exigence austère que tous imitent sa rigueur, ne peut que raviver les vieux complexes vis-à-vis d'une Allemagne tenue pour un modèle de vertu , alors que nous Français , nous latins sommes si facilement portés au dévergondage, à l'indiscipline et au péché suprême : l'inflation. Et, ajoute-t-on, quitter l'euro serait la solution de facilité, le retour aux dévaluations calamiteuses d'antan.

Combien ce discours tient de la mythologie ou du fantasme, c'est ce que nous voudrions démontrer.
La puissance économique allemande est avérée depuis longtemps, mais le rapport entre l'Allemagne et la France n'a pas bougé depuis 1958. En gros, la France a les 2/3 du PIB allemand et la moitié de son industrie. Les taux de croissance à long terme sont plutôt meilleurs en France ou en Italie, au moins jusqu'à l'entrée dans l'euro. Mais globalement, nos économies voguent de conserve et leur rapport demeure grosso modo celui de leur population. Or c'est cela qui compte : l'économie réelle. Les signes monétaires ne sont qu'un instrument. Ne vaut-il pas mieux, cela va de soi, un pays à la croissance forte et à l'inflation à deux chiffres, comme le Japon des trente glorieuses, à un pays à la monnaie forte mais stagnante comme le Portugal de Salazar ?
Que faites-vous, dira-t-on, de ces dévaluations incessantes d'antan ? Si l'on considère toujours la longue durée, le franc ne s ‘est dévalué que par rapport au mark, il s'est maintenu ou réévalué par rapport à toutes les autres grandes monnaies : le dollar, la livre sterling, la lire, la pesta, le yen. Par rapport à ce groupe de monnaies dont l'évolution est à peu près parallèle, il y a une évolution aberrante — au sens statistique — celle du mark.
Le discours commun est que cela tient à la vertu allemande. Non : nous disons qu'il s'agit d'une névrose allemande, une obsession de la sécurité propre à ce peuple, la même crainte de l'avenir qui explique sa natalité catastrophique. Cette crainte s'explique par les drames que l'Allemagne a traversés mais surtout par le fait que, seule des grands pays d'Europe, elle a connu au XXe siècle, à deux reprises, en 1923 et en 1947, l'inflation galopante. La France, elle, a vu une inflation soutenue, parfois à deux chiffres, mais c'est tout à fait différent. Nous n'avons plus connu l'inflation galopante depuis le Directoire et, d'ailleurs, cet épisode explique l'exceptionnelle stabilité du franc germinal au XIXe siècle.
Si l'on compare l'inflation à l'alcool, l'Allemagne est l'alcoolique repentie qui a dû faire une cure de désintoxication et ne peut donc se permettre aucun écart, là où les autres peuvent prendre un peu de vin tous les jours sans risquer de sombrer. Comme le vin, l'inflation n'est pas forcément mauvaise à dose modérée !
L'euro aggrave les inégalités
Loin d'aplanir les singularités nationales, l'euro les a exacerbées. Le taux d'inflation naturel est, on l'aura compris, une donnée culturelle profonde propre à chaque peuple, qui ne préjuge pas de son économie réelle. Comme dans une course cycliste, imposer à tous les coureurs le même braquet est le meilleur moyen de faire éclater le peloton.
En principe tous les pays d'Europe sont entrés dans l'euro à égalité, mais l'Allemagne s'est imposée d'emblée une politique de déflation (5 % environ de baisse des alaires réels et 5 % de TVA sociale) qui lui a permis de gagner un avantage compétitif substantiel sur ses partenaires.
Jusqu'en 2000, chaque fois que la rigueur allemande lui conférait une balance positive, la dévaluation rendait à ses partenaires la compétitivité et permettait de rétablir l'équilibre. Ce mécanisme n'existe plus. Les déséquilibres s'accroissent non seulement au détriment de la Grèce mais de tous les autres pays. Et avec ces déséquilibres l'amertume réciproque : celle des pays déficitaires vis-à-vis de l'Allemagne, mais encore davantage celle de l'Allemagne vis-à-vis des pays qu'elle appelait le Club Méditerranée, et qu'elle appelle maintenant, de façon encore plus méprisante, les Piges ( Portugal, Irlande, Grèce, Espagne ). Il est évidemment illusoire de croire que la rigueur généralisée rétablira l'équilibre : pour continuer dans la métaphore sportive, dans un marathon, ceux qui ont pris du retard à mi-course le rattrapent rarement.
L'Allemagne suit son intérêt, dira-t-on, elle peut ainsi accumuler des réserves. Mais qu'en fait-t-elle ? Les prêter à ses partenaires - ou aux Etats-Unis qui ne les lui rendront jamais En réalité, ce ne sont pas ses intérêts qui la guident, c'est sa névrose.
Pour l'Allemagne, la culture de la stabilité n'est pas négociable (Angela Merkel). Moins que jamais, l'Allemagne semble prête à modifier son comportement, différent, non seulement de celui de la France mais de tous les pays du monde — Chine exceptée. Qui peut croire que l'euro y survivra ?
Nota : une version abrégée de cet article est paraître dans Le Figaro.
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