Restaurer l’enseignement des humanités

Le déclin de notre société s’explique en grande partie par le refus délibéré de l’étude des classiques, ou des « humanités », qui seule permet notre enracinement dans la grandeur de notre civilisation. L’étude des classiques est tout simplement le meilleur des remèdes contre l’irruption de la barbarie.

Retrouvez l'intégralité de l'article de Guillaume de Thieulloy dans le dossier du dernier numéro de la revue Liberté Politique Transmettre entre culture et morale que vous pourrez vous procurer en cliquant ici

Voici quelques années, un important dirigeant politique « conservateur » s’était publiquement gaussé du fait que l’on puisse parler de La Princesse de Clèves au concours de l’ENA. De fait, on peut s’interroger sur l’intérêt « fonctionnel » d’une telle lecture, non seulement pour les futurs hauts fonctionnaires, mais pour la quasi-totalité des emplois – à l’exception des professeurs de littérature qui pourraient étudier l’œuvre à la façon dont les entomologistes scrutent la digestion des moustiques, comme une discipline éventuellement passionnante, qui pourrait même susciter des analogies curieuses avec notre existence, mais bien éloignée tout de même de notre destinée d’êtres humains contemporains. Cependant, il me semble que cette vision des choses a tout de la fausse évidence. Je crois, au contraire, que la quasi disparition de l’enseignement des humanités, à pratiquement tous les niveaux de la formation intellectuelle, est l’une des causes majeures du déclin français que chacun perçoit sans trop oser l’évoquer.

 Mais d’abord, qu’entend-t-on par « humanités » ? Dans cet article, j’entends par là l’enseignement des « classiques » qui formaient naguère l’esprit du futur universitaire. Selon les périodes, ces « classiques » ont été enseignés différemment : ils pouvaient offrir la première partie de l’enseignement des « arts libéraux » dans l’université médiévale ou l’essentiel de l’enseignement des collèges et lycées au XIXe siècle. De passionnants débats ont porté sur ces questions et ces différences d’appréciation. Mais ce qui compte pour nous, c’est que jamais avant la fin des années 1960, il n’avait été imaginé un enseignement dans lequel la lecture des classiques serait aussi marginale que dans notre propre cursus. J’insiste sur le fait que ce phénomène n’est pas spécifique à la France – même si, dans le monde anglo-saxon, la résistance a été plus forte. En revanche, il est bel et bien spécifique de notre temps. Par-delà les innombrables différences, partout en Occident, pendant plus de 2000 ans – disons, pour fixer les idées, depuis la fondation de l’Académie de Platon –, le cœur de l’enseignement a été la lecture des classiques.

Mais, à nouveau, on pourrait s’interroger sur ce que sont les classiques. La définition, là aussi, a varié, mais, sans entrer dans les détails et dans d’interminables débats, on peut dire que les classiques sont ces auteurs et ces œuvres dans lesquels la civilisation occidentale a appris à lire. Homère ou Virgile en sont assurément. Plus nous avançons dans le temps, plus le statut de « classique » peut être débattu, d’autant qu’à partir de la fin du Moyen Âge, les classiques se distinguent par leur culture, leur nationalité et leur langue. Si Racine est pour nous, Français, un classique, il n’en ira probablement pas de même pour un Allemand. Ce qui n’empêche pas que certains grands auteurs, comme Goethe, Dante ou Cervantès, transcendent leur propre culture pour devenir des classiques européens. La notion de classique recouvre largement celle des « Great books » que défendent brillamment les universitaires anglo-saxons conservateurs : il s’agit de « grands livres », magnifiquement écrits – et qu’il faudrait donc idéalement lire dans leur langue originelle –, et dont la postérité a mystérieusement considéré les auteurs comme des maîtres. Il est très difficile de savoir comment Virgile a « émergé » parmi tous les poètes latins, mais nous savons du moins avec certitude que, si nous voulons lire de la grande poésie latine, nous ne pourrons éviter de le rencontrer. Et, à vrai dire, il nous importe peu, à moins que nous ne soyons des philologues spécialistes, que Virgile ait emprunté telle tournure à un contemporain qui eût mérité de figurer dans notre cursus mais qui a été totalement oublié, faute de manuscrits copiés et recopiés. Ce qui nous importe, c’est que toute la tradition européenne a vu son imaginaire et sa façon même de penser et de parler façonnés par Virgile. Ce n’est certes pas un hasard si le grand poète guide Dante dans la Divine comédie et ce n’est pas un hasard non plus si l’Enéide a fourni l’un des mythes fondateurs du royaume de France avec la fantastique ascendance troyenne de nos rois. En un mot, ce qui nous importe, c’est la place de Virgile aux sources de la tradition européenne.

Car, en définitive, c’est cela que nous allons chercher dans les classiques : une facette du « type européen ». Il y a certes, ailleurs sur la planète, d’autres grandes civilisations. Mais, pour notre part, notre façon de voir le monde, et même, en un sens, notre façon d’être au monde, a été façonnée par ces fameux « grands livres ». Et d’ailleurs, nous serions incapables d’apprécier les autres grandes civilisations si nous n’étions pas solidement enracinés dans la nôtre. C’est cette dernière qui, nous éduquant à apprécier le beau, le vrai et le bon, nous permet de les apprécier partout, y compris hors d’elle-même.

Plus profondément encore, ces classiques nous ont littéralement appris à parler. Les canons du beau langage ont été fixés à partir d’eux. Songez, pour la France, à l’importance de notre XVIIe siècle. Bien sûr, il existait auparavant de grands poètes, mais ils n’étaient pas encore tout à fait des poètes français. C’est avec Racine, Corneille, La Fontaine et toute l’immense et prestigieuse théorie des grands auteurs de notre « classicisme » – avouez que la coïncidence de termes entre le style classique et les auteurs classiques est significative ! – que nous avons appris à parler français. Et c’est pour cela qu’il est criminel de ne plus apprendre à lire en retournant sans cesse à eux. Certes, d’autres auteurs sont venus ensuite, mais ils ne sont de bons auteurs français qu’à proportion de leur fréquentation, directe et indirecte, des « classiques ». Ce qui implique qu’en privant des générations de Français d’un accès régulier et permanent au XVIIe siècle, le ministère si mal nommé de l’Education nationale a délibérément coupé l’accès aux sources et donc la simple possibilité de transmettre et de recevoir la culture française. Et c’est donc très logiquement qu’en fin de parcours, un candidat talentueux aux plus hautes fonctions a pu proférer cette énormité selon laquelle il n’y aurait pas de culture française. 50 ans de privation d’accès aux sources de ladite culture française avaient suffi à la faire, pour ainsi dire, disparaître.

 

Eduquer des honnêtes hommes

 

Si l’apprentissage des humanités est intellectuellement décisif, ce n’est pas le seul atout de cette discipline si particulière et si centrale. Les humanités sont en effet réellement éducatives – et non seulement instructives. L’objectif de l’éducation est de former des hommes et, plus précisément, un certain type d’hommes car on n’est jamais homme dans l’abstraction, mais enraciné dans une culture. En l’occurrence, pendant des siècles, les humanités ont conduit à éduquer, comme leur nom même l’indique clairement, ce que l’on appelle en France, précisément depuis le « grand siècle », des « honnêtes hommes ». Naturellement, cette « honnêteté » a de multiples facettes : elle regarde à la morale, bien sûr, mais aussi aux bienséances et tout autant aux questions intellectuelles : un honnête homme est aussi un « touche à tout », à la façon des humanistes des siècles précédents, c’est-à-dire un homme doué de « culture générale ». L’hyper-spécialisation, qui est devenue la marque de notre université, était étrangère aux génies du XVe ou du XVIIe siècle. Certes, le champ du savoir est devenu gigantesque et il est impossible de briller dans toutes les disciplines, mais rien ne s’opposerait à ce que les grands scientifiques commencent leurs études en partageant une culture commune avec leurs condisciples plus manuels ou littéraires. Il est en tout cas frappant qu’à mesure que cet idéal de l’honnête homme a disparu de notre horizon, les lois se sont multipliées et ne sont pourtant pas parvenues à limiter l’ensauvagement de notre société. C’est que la barbarie est toujours indissolublement intellectuelle et morale : nous sommes devenus des barbares dans la mesure où nous n’avons plus accès à notre propre culture ; et, par ailleurs, le nombre de barbares et d’actes barbares se multiplie.

Pour nous chrétiens, il faut ajouter un autre élément décisif : les humanités visent à créer les conditions naturelles de la sainteté. Depuis Vatican II, et plus encore depuis la révolution libertaire de 1968, nous avons facilement tendance à écarter avec mépris la notion même de culture chrétienne. Nous devrions nous réjouir d’être sortis de ce que l’on nommait dans les années 1960 le « constantinisme ». Mais c’est tout ignorer de notre condition humaine : il existe une relation intime entre nature et grâce. Nous savons bien que, selon le mot de saint Thomas d’Aquin, la grâce n’abolit pas la nature, mais la parfait. Cela seul devrait nous porter à accorder un minimum d’attention à l’éducation de notre nature qui, à la différence de la nature animale, ne nous est pas donnée à l’état brut à la naissance, mais que nous devons former progressivement – ce que nous appelons la culture qui n’est pas un vêtement qui se surajouterait à notre nature, mais la forme même de notre nature humaine. Cependant, les relations entre nature et grâce valent aussi en sens inverse : même si Dieu peut tout, y compris saisir « par surprise » un pervers pour en faire un grand saint, il procède d’ordinaire très différemment et la grâce ne germe habituellement, pour ainsi dire, que sur un terreau naturel accueillant. La culture chrétienne est à la fois ce terreau accueillant, ces conditions naturelles qui facilitent l’accueil de la grâce, et la floraison de cette dernière dans la législation, dans l’art, dans la pédagogie, en un mot dans toutes les activités humaines. La plupart des chrétiens occidentaux contemporains ont intériorisé la critique du « constantinisme » et voient la défense de la culture chrétienne au mieux comme du « catholicisme identitaire », au pire comme une idolâtrie. Pour ma part, j’avoue ne pas comprendre comment on peut être chrétien sans que cela rejaillisse sur toute notre vie, c’est-à-dire sans que notre foi transforme en profondeur notre culture – sauf à imaginer qu’on ne serait chrétien que le dimanche matin, pendant l’accomplissement de notre devoir dominical, et que notre foi n’aurait rien à voir avec le reste de notre vie !

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