En 2010, les administrations publiques vont dépenser 56 % du PIB, dont 10 points financés par endettement. Une telle situation est insoutenable à moyen terme : il va falloir réduire l'écart entre les rentrées et les dépenses ; Bruxelles, comme le bon sens, nous presse d'y parvenir sans traîner. Le retour à la croissance nous fera faire, dans le meilleur des cas, la moitié du chemin.

Comment faire l'autre moitié ? La France n'ayant, depuis une trentaine d'année, pas su résorber le déficit structurel de ses finances publiques, il ne faut pas compter sur les recettes traditionnelles. L'innovation est notre seule planche de salut. Or elle peut et doit être mise en œuvre pour les finances sociales tout autant que pour le reste des finances publiques. D'autant plus que le budget social, qui dépasse largement celui de l'État, présente – quand on y regarde de près – un déficit très supérieur à celui que l'on indique ordinairement.
Le déficit social est bien plus important qu'il ne paraît
Quand elle annonce 26 milliards de déficit pour cette année, et 40 pour 2010, la Commission des comptes de la sécurité sociale présente des chiffres non consolidés ; son estimation fait abstraction des énormes subventions en provenance du budget de l'État – lequel, n'ayant pas le premier sou pour verser de telles subventions, les finance exclusivement par recours à l'endettement.
Certaines de ces subventions sont dûment identifiées dans la loi de finances annuelle, en particulier les 6 milliards versés bon an, mal an à divers régimes spéciaux de retraite (SNCF, RATP, Mines, Marins ...). Mais la plus grosse ne l'est pas : il s'agit de la fraction du coût des pensions des fonctionnaires de l'État qui n'est pas couverte par des cotisations au taux ordinaire. S'il existait une Caisse de retraite pour ces fonctionnaires, comme ce devrait être le cas [1], cette caisse recevrait, partie de ses adhérents et partie de l'État employeur, environ 25 % des traitements bruts ; le reste de ses dépenses serait couvert par une subvention dûment inscrite au budget, comme pour la RATP et la SNCF – mais, on va le voir, d'un tout autre montant.
Pour 2009, les pensions des fonctionnaires de l'État s'élèvent à 45,4 milliards, tandis que des cotisations (salariales plus patronales) au taux de 25 % en rapporteraient 18,2 à la Caisse. La différence, soit 27,2 milliards, s'analyse économiquement comme une contribution de l'État puissance publique à ce régime particulier. Ces 27 milliards, au même titre que les 6 destinés à d'autres régimes spéciaux, entrent de facto dans le déficit de la sécurité sociale pris en charge par l'État. Et un examen complet, ne se limitant pas aux retraites, mettrait en évidence quelques milliards supplémentaires.
Si l'on ne se laisse pas dicter par des nomenclatures juridiques et institutionnelles la façon de mesurer les phénomènes économiques et financiers, le déficit de la sécurité sociale en 2009 s'obtient donc en ajoutant aux 26 milliards indiqués par le rapport de la Commission des comptes de la sécurité sociale plus de 33 milliards de subventions publiques financées par recours à l'emprunt – probablement une quarantaine. Le déficit de la sécurité sociale pour 2009 dont doivent tenir compte les analyses économiques se situe ainsi au delà de 60 milliards d'euros !
La demande de services publics augmente plus vite que le PIB
Nos gouvernants ont jusqu'ici refusé d'augmenter le taux global de prélèvement social et fiscal, redoutant le mécontentement des électeurs et le freinage de la croissance si ce taux passait au delà de 45 % du PIB. Ils ont donc promis de diminuer le coût des services rendus par les administrations publiques, et ils ont cherché à laisser le secteur privé vendre quelques-uns de ces services : par exemple, en réduisant certains remboursements effectués par la sécurité sociale ils ont espéré que les complémentaires-santé produiraient une part plus importante des services d'assurance maladie.
Les faits l'ont montré : cette stratégie n'est pas suffisante. Le cas de l'assurance maladie est exemplaire : malgré plusieurs dizaines de plans réduisant des taux de remboursement et augmentant des forfaits journaliers ou autres reste à charge , le taux global de prise en charge par la sécurité sociale reste depuis fort longtemps aux environs de 70 % des dépenses de santé. Pourquoi ne diminue-t-il pas ? Parce que ces dépenses se concentrent progressivement sur les cas lourds, pris en charge quasiment à 100 %.
Un phénomène analogue se produit dans de nombreux domaines. Beaucoup de services publics constituent des biens supérieurs , dont la demande augmente plus vite que le PIB par habitant : sécurité (police, justice pénale et application des peines) ; justice civile et administrative ; réglementation intelligente [2] ; organisation des échanges entre générations successives (formation, retraites, prise en charge de la dépendance) ; assurance maladie ; coopération internationale ; protection de l'environnement ; gestion des ressources naturelles ; recherche scientifique, etc. Et il est fort probable que 9 milliards d'êtres humains ne pourront pas vivre à la fin du siècle dans des conditions de confort équivalentes à celles dont se sont dotés les Occidentaux si les pouvoirs publics n'assument pas des tâches d'organisation de plus en plus colossales.
Les stratégies reposant sur l'idée que les services publics ne doivent pas représenter une part croissante de la production ont donc peu de chances de mieux réussir à l'avenir que par le passé.
Il nous faut plus de services publics et moins de fiscalité : comment faire ?
Cela signifie-t-il, comme le pensait Schumpeter, que l'humanité va malheureusement mais nécessairement vers le socialisme ? La croissance de la fiscalité et de la para-fiscalité serait-elle inéluctable ?
Il est possible que les choses se passent ainsi, mais nous pouvons aussi les faire aller dans un sens différent. Ce serait souhaitable, à la fois parce que la liberté est autre chose qu'un mot creux, et pour une raison d'efficacité : des taux de prélèvements obligatoires sans contrepartie trop importants freinent l'ardeur au travail et la volonté d'entreprendre, dispositions sans lesquelles 9 ou 10 milliards d'hommes ne parviendront pas à vivre correctement sur terre.
Pour savoir comment avoir plus de services publics sans augmenter les impôts, examinons un petit problème souvent posé aux enfants : comment disposer six allumettes de telle façon qu'elles délimitent quatre triangles équilatéraux ? L'enfant essaye vainement toutes sortes de figures sur la surface de la table. Puis, s'il a l'esprit ouvert, Eureka ! passant du plan à l'espace, il construit la pyramide qui répond à la question.
L'intelligence consiste pour une part importante à ne pas se laisser enfermer. Ni dans le plan, pour un problème d'allumettes ; ni dans la fiscalité, pour un problème de finances publiques. L'obnubilation fiscale nous conduit dans une impasse : soit décourager l'initiative, soit ne pas répondre au besoin grandissant de services publics. Pour en sortir, il suffit de réaliser que beaucoup de ces services, à commencer par ceux que rendent les organismes de protection sociale, n'ont pas spécialement vocation à être financés par des prélèvements obligatoires sans contrepartie ressemblant aux impôts comme deux gouttes d'eau. Comprenons que tous les services publics ne sont pas enfermés dans le plan fiscal, que certains d'entre eux peuvent être construits dans l'espace de l'échange !
Considérons les services publics qui facilitent l'échange entre générations successives : assurance maternité, formation initiale, prestations familiales, retraites par répartition, allocation d'autonomie, et les 45 % de l'assurance maladie qui profitent aux retraités. Ils pèsent le quart du PIB ! Or seule l'inertie intellectuelle et politique nous empêche de transformer les prélèvements obligatoires sans contrepartie qui alimentent ce vaste complexe public en opérations financières qui ne porteraient plus atteinte à l'esprit d'initiative. La mise au monde des enfants, leur entretien et leur éducation, sont des investissements : ils ont vocation à être financés par de l'épargne. Quant aux retraites, auxquelles s'ajoutent d'autres transferts en direction des personnes âgées, elles constituent un retour sur investissement, un dividende : réserver une partie des bénéfices aux actionnaires, est-ce par nature un prélèvement obligatoire sans contrepartie [3] ?
À la différence des impôts, les opérations financières – du moins celles qui ne piétinent pas les platebandes des casinos – peuvent être développées sans inconvénient pour l'esprit d'initiative. Il en va de même du paiement des services, qui pourrait dans bien des cas remplacer le prélèvement obligatoire sans contrepartie. Les recettes seraient alors portées sans inconvénient au niveau requis pour supprimer tout déficit public.
Mais sommes-nous dirigés par des hommes capables de passer de l'enfermement dans le plan à l'ouverture sur l'espace pour faire quatre triangles isocèles avec six allumettes ?
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III, vice-président de l'Association des économistes catholiques.

[1] Il y a environ deux ans, l'idée a effleuré les autorités, qui ont demandé à quelques inspecteurs des finances d'examiner l'éventualité d'une telle création. Auditionné par ces sympathiques jeunes gens, je leur ai naturellement montré ce qu'une telle réforme apporterait comme clarification. Est-ce moi qui ne les ai pas convaincus, ou eux qui n'ont pas convaincu leurs supérieurs, ou encore ces derniers ont-ils préféré sciemment le clair-obscur à la lumière ? Toujours est-il que la solution retenue (4 décrets du 26 août 2009 portant création du service des retraites de l'État et organisation de ce service) fut une demi-mesure, probablement intéressante pour le fonctionnement de l'administration, mais qui ne clarifie guère les enjeux nationaux en matière de protection sociale.
[2] Nous ne voulons pas dire que la France et l'Europe souffrent d'un déficit global de réglementation ! Mais que pour une grande part cette réglementation foisonnante est bécassine, et devrait faire l'objet d'une sérieuse cure d'amaigrissement associée à de la stimulation neuronale intensive : la population demande moins de lois, décrets et arrêtés, mais plus intelligents. Or dix pages de normes mûrement réfléchies coûtent plus cher à élaborer que cent pages de logorrhée législative et réglementaire. Il arrive aussi, dans quelques domaines, que nos gouvernants aient purement et simplement failli à leur mission en pratiquant le laisser faire, laisser passer , non parce qu'ils auraient pour une fois renoncé à leur habituel dirigisme, mais tout simplement parce qu'ils étaient incapables de détecter le problème, et a fortiori de l'analyser et de le traiter. Cela a été le cas en matière de produits financiers sophistiqués, pour lesquels la réglementation a brillé par son absence, avec les conséquences que l'on sait.
[3] Faute de pouvoir donner dans le cadre d'un bref article les indications requises sur les principes et la faisabilité des réformes nécessaires, nous renvoyons à notre ouvrage Urgence retraites : petit traité de réanimation (Seuil, 2008) et à notre étude Réforme des retraites : vers un big-bang ? (Institut Montaigne, 2009).
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