Dévaluation

A la différence de nombreux économistes Roland Hureaux ne s’effraie pas du recours à la dévaluation pour rétablir l’équilibre de nos comptes extérieurs et propose de poursuivre sa réflexion sur la monnaie par une autre approche de la question de l’inflation.

On peut être surpris d’entendre, à la faveur de la crise de l’euro, ressurgir le vieux discours moral selon lequel l’inflation – à laquelle l’euro devait mettre fin – et la dévaluation -  qui résultera pour certains pays (pas nécessairement la France) de la fin de l’euro, seraient des pratiques immorales. Le  débat n’est certes pas  illégitime, mais  un tel discours fait l’impasse sur les centaines de dévaluations  qui ont eu lieu à travers le monde au cours du siècle passé, sur le fait qu’en dehors de la zone euro, les changes sont flottants, ce qui signifie des modifications quotidiennes de parité sur lesquelles les  banques spéculent un peu partout, et surtout sur les montagnes de turpitudes que couvre le système financier à travers le monde, turpitudes vis à vis desquelles un changement limité de parité , généralement contraint,   semble une faute bien vénielle ! Un peu comme si  au petit matin d’une immense orgie, quelqu’un vous reprochait un verre de vin !

Qu’est-ce que l’inflation ?

Mais puisque  la question est posée, tentons d’y répondre. 

Et d’abord clarifions les  notions. L’inflation veut dire deux choses différentes : la production excessive de signes monétaires (par les Etats ou par les systèmes bancaires)  ou la hausse des prix. La hausse des prix implique la dépréciation de la monnaie. Pendant longtemps, l’inflation des signes monétaires avait entraîné de manière automatique celle des prix. A l’heure de la mondialisation, qui voit la concurrence internationale  bloquer  les prix et les salaires vers le bas, il semble que les deux soient, pour la première fois dans l’histoire, déconnectés. Quoique la masse monétaire mondiale soit aujourd’hui très largement excessive (on parle de 400 000 milliards de dollars pour un PIB mondial de 40 000 milliards), ce fait ne se traduit pas par une hausse importante  des prix (sauf dans l’immobilier).

La dévaluation est la perte de la valeur de la monnaie par rapport à un étalon qui était autrefois l’or, qui est encore, de fait,  le dollar,  mais qui est également l’ensemble des autres monnaies. La dévaluation ratifie la  dépréciation ; elle résulte du marché des changes ou d’une décision administrative. Mais quand une monnaie s’est dépréciée, aucune décision administrative n’empêchera qu’elle finisse par être dévaluée.

On  peut naturellement obtenir le même résultat par la réévaluation des autres monnaies ou d’une seule. Il est arrivé souvent en Europe, depuis  1969,  que le mark seul soit réévalué, ce qui épargnait  aux autres Etats de dire qu’ils dévaluaient. Depuis la  disparition de l’étalon-or, les monnaies n’ont de valeur que relative.

Rétablir l’équilibre

Si l’on considère le fait même de la dévaluation, même relative, elle n’affecte qu’en apparence le patrimoine d’un pays puisque elle est généralement la sanction d’une production exagérée de monnaie et donc d’une hausse artificielle de la valeur des revenus et des patrimoines du pays. Sans préjuger de la distribution des actifs avant ou après la dévaluation  qui est une autre question, leur masse globale est rétablie par la dévaluation  au niveau qui aurait toujours dû être le sien. La dévaluation  « remet  les pendules à l’heure ». En un sens, ce n’est pas la dévaluation qui est immorale,  ce ne pourrait être que  l’inflation qui l’a précédée et rendue nécessaire.

Quant à se effets, il faut distinguer l’interne et l’externe. Dans le pays, tout le monde est en principe logé à la même enseigne. Les prix et les salaires ne changent pas leur valeur nominale, en tous les cas pas immédiatement. Et  si un particulier, prévenu de la dévaluation, transfère à temps une partie de ses fonds à l’étranger pour  qu’ils soient maintenus à leur valeur internationale antérieure, s’exemptant du sort commun de la patrie, c’est lui que la morale commune blâmera, avec juste raison. Il pourrait même être condamné par les tribunaux s’il  a violé les règles du  contrôle des changes ou bénéficié d’un délit d’initié.

S’agissant des créances et des dettes internationales, publiques ou privées, selon la manière dont elles sont libellées, et les négociations éventuelles qui accompagnent un changement de parité,  les agents extérieurs pourront être gagnants ou perdants. Ni plus ni moins toutefois que  lors des changements de parité quotidiens qui interviennent sur les marchés des changes. Ceux-ci sont si bien intégrés à la vie internationale que la plupart des agents économiques se couvrent  face à eux  de différentes manières – assurance, marché à terme. Mais indépendamment de cela, les créances et les dettes internationales échappent au droit commun pour être régies par ce qu’on appelait au Moyen Age  le droit des gens (jus gentium) que nous appelons aujourd’hui le droit international:  les gens, c’est-à-dire les gentils, les étrangers. Seul un Etat constitué ayant le caractère d’une « société parfaite », il a toujours été considéré que le droit des gens pouvait suivre des  règles spéciales, arbitrées, dans les meilleurs des cas, par des juridictions ad hoc, mais souvent par la force des armes. Si spoliation il y a, elle intervient dans un contexte très différent du droit interne.

Effets positifs de la dévaluation

Comment ignorer, en outre, les effets positifs qu’apporte presque toujours, sur le plan économique, une dévaluation ?  Non point qu’elle soit un bien en soi,  mais dans la mesure où elle apparaît comme un retour au réel, un réajustement sur la vérité, distordue par l’inflation ?  Si l’on considère que la valeur d’une monnaie est en réalité  le prix moyen auquel sont vendus les produits d’un  pays, une dévaluation s’assimile à une opération de soldes destinée à stimuler les ventes d’un pays qui ne vend pas assez et dont, pour  cette raison,   les comptes sont déséquilibrés. Le rééquilibrage produit par la dévaluation est presque toujours automatique, même s’il intervient avec un délai de quelques mois. Toutefois la dévaluation, issue de l’inflation, peut, à son tour, du fait de la hausse des  prix importés, nourrir l’inflation et entraîner le pays dans un cercle vicieux (une « spirale inflationniste »). C’est pourquoi elle est généralement accompagnée d’un plan de rigueur  destiné  à en préserver  le bénéfice en termes de compétitivité.

En fait, derrière la question de la dévaluation, se trouve celle de l’inflation. Là aussi , il faut savoir de quoi on parle : il faut distinguer l’inflation galopante qui se traduit par une dépréciation ultra-rapide de la monnaie tendant vers une valeur zéro , telle qu’elle s’est produite en France sous la Révolution française, en Allemagne en 1923 et en 1945  , en Russie en 1990  ou assez souvent en Amérique latine, d’une inflation modérée ( « à un chiffre »  comme on dit) , de l’ordre de 5 %par an : c’est ce genre d’inflation qui, dans tous les  pays,  a, plus ou moins, accompagné la croissance des Trente Glorieuses. Il ne faut pas davantage confondre ces deux genres d’inflation qu’il ne faut  identifier l’addiction éthylique mortelle et l’habitude de boire un verre un vin à chaque repas !

L’inflation est-elle anti sociale ?

Le caractère social de l’inflation est analysé diversement. On peut, si l’on est strict, le considérer comme le vol d’une partie des encaisses  (qu’ils portent ou non des intérêts par ailleurs) aux épargnants. Mais on peut aussi bien dire qu’il s’agit d’un impôt sur ces mêmes encaisses, simplement un peu plus hypocrite, moins « citoyen » que l’impôt sur le revenu ou la consommation.

On pensait au temps des Trente Glorieuses que l’inflation était plus favorable aux salariés qu’aux patrons. C’est seulement vrai dans la mesure où une politique très rigoureuse en vue de la contenir crée  un volant de chômage et donc une pression à la baisse sur les salaires ; en période de « surchauffe » ou de plein-emploi, au contraire,  ce sont  les salariés qui sont en position de force dans les négociations salariales. Inutile de dire que depuis vingt ans, la zone euro se situe clairement  dans le premier cas de figure : celui d’un volant de chômage délibérément accepté pour  préserver une monnaie stable : en France,  le franc fort, puis l’euro.  

Mais l’école autrichienne a montré cependant que les plus fortunés, parce que mieux informés, mettaient plus facilement leurs avoirs à l’abri de l’inflation que les petits épargnants et qu’elle pouvait aussi bien être tenue pour une spoliation des pauvres, pour peu qu’ils aient quelque  épargne.

Un autre effet, souvent rappelé par Alfred Sauvy, c’est que l’inflation,  entraînant  la baisse des intérêts réels, qui deviennent quelquefois négatifs, se traduit par un transfert des personnes âgées, riches ou pauvres,  généralement créditrices,  vers les jeunes ménages, généralement débiteurs, surtout ceux qui ont emprunté  pour acquérir un logement ou investir. On serait ainsi tenté de dire que, certes, l'inflation est injuste mais que l’inflation c’est la vie.  L’atmosphère inflationniste de  l’après-guerre est inséparable du baby-boom. La propension internationale à l’inflation se renverse au tournant des années  70 - 80, quand le monde occidental vieillit : les plus de 50 ans deviennent majoritaires dans la population, les taux d’intérêt réels  deviennent positifs, il est de plus en plus difficile à un petit salarié  devenir propriétaire. Le choix de la stabilité des prix est celui d’une Europe vieillissante. Le  contrôle des naissances et le contrôle des prix ont  partie liée.

Inflation : c’est la vie

Autour d’un taux d’inflation international moyen, variable d’une décennie à l’autre, les différents pays se distribuent d’une manière à peu près constante : entre l’Allemagne , championne bien connue de la faible inflation avec la Suisse et les Pays-Bas, et les pays d’Amérique latine ou d’Afrique (hors zone franc), un dégradé  place les Etats-Unis en position moyenne à égalité avec la France,  puis viennent le Royaume-Uni  ( aujourd’hui  un peu  plus porté à l’inflation  qu’il  n’était ) et l’Italie , puis les  autres pays méditerranéens. Mais on se tromperait lourdement à voir là  un concours de vertu. Il s’agit de constantes culturelles propres à chaque pays  qui ne se modifient que sur le  long terme. L’Allemagne a encore en tête l’expérience de 1923, sorte de traumatisme de la petite enfance  qui  rend l’inflation très impopulaire dans  l’opinion allemande ; les autres pays n’ayant  pas eu cette expérience au cours du XXe siècle sont moins rigides. Il est hasardeux de jeter la pierre à certains gouvernements jugés plus  laxistes. Le taux « naturel » d’inflation d’un pays (variable selon les générations mais à  peu près constant par rapport aux autres pays) est un régulateur du consensus social, lequel est  plus ou moins difficile à obtenir d’un pays à l’autre ou qui, disons, s’obtient avec des moyens différents. Ces différences n’ont eu aucune incidence sur la seule variable réelle : la croissance. Une  société en croissance rapide, fortement bouleversée, a même une tendance plus forte à l’inflation : ce fut ainsi le cas du Japon des années 1950-1980.

Ces considérations historiques ou sociologiques apparaitront naturellement choquantes par rapport à la théorie du droit de propriété pour laquelle 1 franc égale 1 franc ; si l’inflation m’en prend 10 %, il y a spoliation, à plus forte raison quand cette inflation aboutit à une décision gouvernementale    de dévaluation par rapport à un étalon fixe comme l’or.

Certains en tireront que l’objectif de l’inflation zéro est le seul qui soit compatible avec la doctrine sociale chrétienne.

Dans cette vision idéale, seul l’enrichissement par  le travail (incluant le profit d’une entreprise utile)  et par l’épargne est légitime   et la propriété  ainsi acquise est un droit sacré, même s’il emporte avec lui des devoirs.

Cette théorie se heurte malheureusement à bien des réalités  qui font qu’elle n’est qu’un idéal.

D’abord ce fait massif que  les sociétés hier et d’aujourd’hui, pour peu qu’on veuille les regarder avec lucidité,  multiplient les distorsions  permettant beaucoup des gains qui n’ont pas grand-chose à voir avec le travail  et l’épargne. Autrefois, la prédation guerrière était la source de bien des fortunes. La  grande corruption, étendue sous l’Ancien régime et la Révolution(combien de fortunes bâties sur la spoliation des biens du clergé !) a, au moins dans les pays développés, régressé ensuite, pour reparaître en grand dans la période récente. Elle s’étend à peu près au monde entier. Et ne parlons pas des narcotrafics qui ne conduisent pas tous en prison ! Ou de l’évasion fiscale massive.  Même si on les juge légitimes, les profits boursiers les plus importants vont souvent avec les délais d’initiés. Bien peu de fortunes industrielles qui ne se bâtissent sans lien étroits  avec l’Etat.  Si le classement  des grandes fortunes met en valeur des  fortunes industrielles légitimes, il en est d’autres qui le sont moins et qui ne s’affichent pas. Le système fiscal est rempli de tant de distorsions qu’il s'en faut de beaucoup qu’on puisse  le considérer comme juste. Une législation compliquée crée des « effets d’aubaine » dont tirent parti les plus habiles. La loi du 3 janvier 1973   interdit à l’Etat français  d’emprunter à taux zéro à la Banque de France  et l’a  obligé à  emprunter aux banques,  lesquelles peuvent, elles, se refinancer à des taux plus faibles auprès de la banque centrale : enrichissement sans cause et sans risque qui n’est apparu dans toute sa gravité que depuis que les déficits des Etats  ont explosé  et que les banques ont été privatisées. La dette actuelle de l’Etat, sur laquelle les moralistes sont si diserts, serait aujourd’hui  égale aux intérêts cumulés  versés aux banques depuis 1973.  

L’explosion de la bulle financière internationale au cours des années 2000, par l’effet bien connu du multiplicateur qui permet au système bancaire de se développer en circuit fermé, indépendamment de la croissance économique réelle, beaucoup plus lente, s’est traduite par un transfert vers les banques, leurs dirigeants et leurs actionnaires,  d’une part plus importante de la richesse nationale, cela dans tout le monde développé. Un des effets les plus pervers de cette situation est le drainage vers la spéculation financière des meilleurs talents scientifiques. Sachant que le progrès scientifique et technique est la seule base véritable du progrès économique, l’Occident est ainsi, par la cupidité de certains,  en train de scier la branche sur laquelle il est assis.

On peut même rappeler, si on veut être puriste, que toutes les grandes religions interdisent le prêt à intérêt. Même en admettant que cette antique loi ne vise que le prêt à la consommation, non à l’investissement, il est clair que, sur ce chapitre, personne n’est aujourd’hui moralement en règle.

Comme tout ne profite pas qu’aux riches, on  peut dire  à l’inverse que le blocage des loyers ou des fermages à la sortie de  la guerre, avilissant la valeur locative des biens fonds,  s’est aussi  traduit par une sorte de spoliation.

Sur un autre plan, les  retraites par répartition ne sont-elles pas une immense injustice puisque ceux qui n’ont pas fait l’effort d’élever des  enfants  reçoivent autant que ceux qui  ont fait cet effort,  alors même que ce sont les enfants de ces derniers qui nourriront  les premiers dans leurs vieux jours ?  L’injustice serait encore pire dans un système retraite par capitalisation puisque capitaliseront plus facilement ceux qui n’auront  pas d’enfants à élever. Et ne parlons pas de la division des patrimoines, dont pâtissent d’abord  ceux qui se soucient de préparer l’avenir de la société. Les prestations familiales ne compensent qu’en partie ces  distorsions. Un accord récent  des partenaires sociaux, parmi les plus scandaleux, a  pratiquement supprimé les bonifications de retraite complémentaire dont bénéficient les pères et mères de famille !

C’est dire que dans cette immense accumulation de grandes et petites injustices, l’inflation n’est qu’une donnée parmi  bien  d’autres.

Les « structures de péché »

On  dira que ce n’est pas une raison pour ne pas lutter contre une injustice particulière (et pourquoi pas l’inflation ?) dès lors qu’on l’a repérée et qu’on croit avoir prise sur elle, qu’importent les  autres. La difficulté est que ces différentes manières par lesquelles la stricte justice distributive est gauchie s’articulent entre elles, forment ce que le pape Jean-Paul II a appelé des « structures de péché » : les distorsions à la justice dans un domaine en entraînent dans d’autres, ce qui rend difficile de les traiter séparément.  Elles peuvent se déplacer : faute de pouvoir modifier la propension  dépensière des Etats, dès lors que l’inflation a  baissé, notamment depuis la création de l’euro, on a assisté à une explosion des déficits ;  trop de rigueur contre l’inflation, on l’a dit, aggrave le chômage, selon la vieille loi de Philips, toujours valable quoi que certains prétendent. En ayant une approche trop simple de la vertu financière,  on ne fait que transférer les déséquilibres. Les distorsions peuvent  aussi se compenser : si la société défavorise de multiples manières les jeunes ménages, qu'ils se rattrapent en bénéficiant d’un peu d’inflation, pourquoi pas ? Si les marchés internationaux écrasent à minima le revenu agricole,  que la profession bénéficie du statut du fermage, qui lui  en voudra ?

Certains  déséquilibres sont  intrinsèques à la  nature humaine. La vie économique normale suppose que les acteurs, particuliers, entreprises ou Etats, soient tantôt excédentaires, tantôt déficitaires et que les dettes contractées à un moment soient remboursées à un autre, ce jeu satisfaisant aux exigences de l’équilibre général. Mais ce schéma ne  marche qu’à court terme et entre   partenaires  à peu près égaux. A  long terme, on s’apercevra vite que les mêmes sont comme on dit « structurellement excédentaires » et les autres « structurellement déficitaires ». Que faire alors quand une partie des joueurs est « plumée » ? Arrêter le jeu ?  Ce n’est pas possible. D’une manière ou d’une autre il faudra effacer les dettes pour que la partie continue.  C’est particulièrement vrai quand  les partenaires structurellement déficitaires ont la force physique avec eux : c’est aujourd’hui  le cas des  Etats, particulièrement du plus fort d’entre eux, les Etats-Unis. Mais ça l’est aussi vis-à-vis de partenaires plus faibles dont la poursuite du jeu  exige qu’ils restent autour de la table. Il est alors mille moyens pour les débiteurs de ne pas rembourser : l’inflation, le rééchelonnement ou l’annulation des dettes (souvent pratiquée avec les pays du tiers monde dits « les moins avancés »), voire  la spoliation pure et simple (on connaît le précédent des  emprunts russes). Tous valent mieux que le moyen ultime de « purger » les dettes qu’a  souvent été dans  l’histoire la guerre. Ce déséquilibre économique  structurel  entre les forts et les fables, ne serait-ce pas la raison pour laquelle l’Evangile dit qu’ « il faut prêter sans rien attendre en retour » ? 

Du bon usage de l’injustice !

Faut-il aller jusqu’à condamner l’ «horreur économique » ? Non.   Certaines injustices sont parfois nécessaires, voire utiles. Des fortunes entassées aux limites de la  légalité, en tous les cas de la moralité ( par exemple les profits de guerre) ont permis le décollage de certains pays. A vouloir trop moraliser, on risque de casser le ressort du profit qui demeure un moyen fondamental de développement des forces productives. Mais entre le cynisme  pour qui tout est « pourri »  et le moralisme   naïf ,il y a de la marge. 

Vouloir moraliser la vie économique  de manière trop simpliste, c’est rien de moins qu’ignorer le péché originel. L’ignorance du péché originel, c’est ce qui fonde toutes les utopies, voire les idéologies : la croyance simpliste qu’en agissant sur un seul des facteurs, on fera faire de progrès décisifs à l’humanité. Personne ne croit plus aux grandes utopies, qui,  partant du principe que « la propriété c’est le vol » (ce qui, on l’a vu, est souvent vrai), supposaient que  son abolition rendrait les hommes meilleurs. Mais il est d’autres formes d’utopies.

Par exemple un projet de monnaie mondiale. Bien peu de partisans de l’euro qui n’envisagent un jour sa fusion avec le dollar. Fausse bonne idée. La pluralité monétaire est nécessaire pour que chaque peuple aille à son rythme. La  Suisse, qui a toujours eu son autonomie monétaire, est devenue une puissance industrielle, alors que  le Massif central qui l’ a perdue depuis longtemps, obligé de marcher au même rythme que des  régions  françaises mieux pourvues, s’est peu à peu désindustrialisé. On pourrait faire une comparaison analogue entre  l’île Maurice et la Réunion. Le Massif central et la Réunion, handicapés par leur rattachement monétaire à la « République une et indivisible », bénéficient, chacun à sa manière,  de la solidarité nationale.  Entre les pays, la diversité monétaire est un puissant facteur d’aménagement du territoire, une monnaie plus fable compensant les handicaps. Les économiste sont mis au point, à partir de là, la théorie de zones monétaires optimales : celles où les déséquilibres ne  surpassent pas  la capacité à être solidaires. Les Allemands veulent  bien être solidaires de leurs compatriotes de l’Est, pas des Grecs. Il est certain  que le monde n’est pas une zone monétaire optimale,  il n’est  pas sûr que la zone euro le soit.

« L’empire du bien »

L’inflation zéro ou proche de zéro est, compte tenu de tout ce que nous avons dit, une autre forme d’utopie.  Elle participe à ce que Philippe Muray appelait l’ « empire du bien ». Cette utopie s’est trouvée  renforcée en France par une admiration  béate  de l’Allemagne, issue  de la défaite de 1940.  Elle a  sous-tendu la création de l’euro : enfin la France serait contrainte de  se plier  à la rigueur allemande !  La Banque centrale européenne n’a  d’autre mission que de combattre l’inflation (au mépris de toutes les autres finalités d’une politique monétaire, comme l’emploi).  Mais ce que nous tenons pour une vertu chez le seul peuple qui s’en approche, l’Allemagne, n’est peut-être qu’une névrose, inséparable de la singularité historique de ce peuple et aujourd’hui de son vieillissement. Il en va dans l’économie comme dans la  vie où le visage de la vertu recouvre souvent une psychorigidité morbide

Cet esprit utopique  qui cherche la perfection dans un domaine circonscrit en perdant de vue les structures de péché dont ce domaine est inséparable, et sans doute la vertu de miséricorde, est une tentation particulière à certains  chrétiens. Le dictateur portugais  Salazar, professeur d’économie et  catholique convaincu voulut éliminer l’inflation  et  faire  de l’escudo une monnaie parfaite,  aussi forte que le  franc suisse. Le résultat de  cette politique menée  pendant quarante ans : la  stagnation de son pays, des centaines de milliers de travailleurs obligés d’aller chercher  du travail en France, un retard considérable, y compris par rapport à l’Espagne.

Les gérants du FMI qui précédèrent  Strauss-Kahn, adeptes notoires du catholicisme social, ont tenté d’imposer des disciplines analogues dans le courant des années quatre-vingt-dix à des pays comme  le Brésil ou l’Argentine. Au mépris de la propension inflationniste invétérée de ces pays,  on  avait posé qu’ un peso ou un réal vaudraient désormais, de manière définitive, un dollar.  Au début pas de problème ; mais peu à peu le naturel revint, se traduisant  par des tensions croissantes. Interdite  de dévaluation, l’Argentine plongea  dans une crise profonde qui se traduisit par un chômage étendu et des milliers de suicides. Nul ne doute que les responsables dont nous parlons, couverts d’honneurs par la bien-pensance, auront à rendre compte au jour du jugement de leurs erreurs, des conséquences dramatiques de leur souci étroit et  obstiné d’imposer la vertu monétaire sans aucune considération des nombreuses variables culturelles et sociales qui en sont inséparables.

Ce souci de justice très circonscrit, quand il s’exprime dans un océan de turpitudes  dont  les  justiciers eux-mêmes  tirent souvent  parti  sans le savoir, autant qu’à  l’utopie  s’assimile au pharisaïsme : une justice sans miséricorde et qui, regardant les hommes par le petit bout de la lorgnette, voit  la paille dans l’œil de certains (hier l’Argentine, aujourd’hui la Grèce) sans voir la poutre qui, sur d’autres plans et sous d’autres formes, est dans le leur.  

Cela est aussi une attitude typique de technocrate en charge d’un domaine  spécialisé  de l’action publique et qui n’a rien à faire des autres aspects de la vie sociale : tant qu’elle n’inspire que des  d’exécutants sectoriels, elle n’a rien que de normal. Si elle se manifeste au niveau le plus élevé, on peut l’assimiler à une  forme de bêtise.  Rien de plus dangereux !

Dépasser le moralisme étroit et circonscrit pour considérer les ensembles,  voir par-delà tel dysfonctionnement  particulier l’immense misère de l’homme, l’océan d’injustices accumulées dans lesquelles il se trouve plongé  et au travers duquel, il doit néanmoins  aller de l’avant, c’est ce qui exige, non seulement l’intelligence des ensembles mais aussi  la  bienveillance. C’est la grandeur de la politique. La lutte contre l’inflation, pour importante qu’elle soit,  ne saurait être le  souci unique  des gouvernants : il en est d’autres encore plus graves. La paix civile, par exemple, pour un gouvernement soucieux du bien commun,  est un objectif qui passe infiniment l’orthodoxie monétaire ou financière.

 

Roland HUREAUX  est l'auteur de La grande démolition – La France cassée par les réformes, Buchet-Chastel, janvier 2012