Euro

Pour Roland Hureaux qui n’est pas le seul à défendre cette thèse, et contrairement à l’avis de nombreux experts, les changements de parité monétaire sont toujours efficaces. Point de vue argumenté pour poursuivre le débat.

Il est devenu à la mode, depuis quelque temps, de relativiser la portée des lois économiques les plus assurées. Parmi celles-ci, le fait,  décrit  par tous les manuels scolaires, qu’une dévaluation contribue à réduire le déficit de la balance commerciale, les produits importés devenant plus chers, les produits exportés moins chers. Et bien entendu, une réévaluation a l ‘effet inverse : elle rééquilibre dans l’autre sens  la balance d’un pays excédentaire, contribuant à l’équilibre général.

Cette théorie était au fondement de l’étalon or : déficit,  sortie  d’or, diminution du stock, diminution mécanique de la masse monétaire,  baisse des prix, rééquilibrage et l’inverse en cas d’excédent. 

La remise en cause de cette loi  fondamentale est venue  en particulier  à l’appui des politiques du franc fort, puis de l’euro fort. Elle justifie la  passivité occidentale vis-à-vis de la Chine qui, elle, a parfaitement  compris  qu’en sous-évaluant massivement  le yuan, elle accélérait son industrialisation et précipitait la désindustrialisation de ses concurrents occidentaux.

Une autre raison de cette remise en cause est l’attitude  de certains  « experts »  qui pensent justifier leur statut  en disant le contraire de ce que tout le monde dit, ce qui est  la démarche du sophiste justement dénoncée par Socrate. 

Aucune exception à la règle

Des arguments que l’on avance  pour remettre en cause  l’efficacité des changements de parité sur la balance des paiements, aucun  n’est en effet convaincant.

On dira que le gain de compétitivité qui résulte d’une dévaluation est annulé par la hausse du prix des importations  qui pèsent  sur les prix de revient.  Mais la hausse des prix, dans la théorie classique,  a toujours eu pour effet d’obliger au rationnement ; c’est ce qui se passe en l’espèce. Les prix de revient, dès lors que le pays apporte de la valeur ajoutée à ce qu’il exporte,  ne dépend que pour une part  de la valeur des importations.

On dira aussi que, la division internationale du travail étant ce qu’elle est, chacun reste, quelles que soient les parités,  dans son domaine ; une dévaluation ne fera que diminuer les recettes de l’exportation. On dira par exemple qu’une réévaluation de la monnaie allemande ne ferait pas baisser les exportations allemandes.

Première question que soulève cet argument: l’actuelle division internationale du travail, si elle existe, est-elle saine ? Pour l’Occident, renoncer  à produire des biens de consommation  ne conduit –il pas, à terme,  à un redoutable  affaiblissement ?  Cette division n’est-elle pas elle-même  l’effet de politiques de change aberrantes ? On ajoutera que cette façon de voir  ignore toutes les leçons de l’analyse marginaliste : à supposer que , dans un pays donné,  80 % des exportations soient peu vulnérables à un changement de parité modéré, 20 % le sont plus ou moins selon  un dégradé : en fonction de l’importance du changement, son effet à la marge  sera plus ou moins grand,  mais il sera effectif : un impact de 5 % suffit généralement à redresser un déséquilibre.

Toujours s’agissant de l’Allemagne, il est possible que les exportations de machines-outils que seul ce pays sait faire ne soient pas affectées par une réévaluation ; il n'en sera  pas de même des exportations de viande bovine. La balance agricole qui avait toujours été favorable à la France est devenue favorable à l’Allemagne depuis l’entrée en vigueur de l’euro. Cela cesserait d’être le cas si, l’euro disparaissant, le nouveau mark se trouvait revalorisé par rapport au nouveau franc car la viande bovine française redeviendrait moins chère.  

Pour la même raison,  ne tient pas le raisonnement qui consiste à dire : les salaires chinois étant cinquante fois inférieurs aux salaires français, à quoi servirait donc une réévaluation du yuan ?  Il y a 500 millions de salariés en Chine ; nous ne voulons pas récupérer 500 millions d’emplois ; 1 million nous suffirait : ils sont à prendre sur  la frange la plus sensible à un changement de parité, toujours selon le modèle de l’analyse marginaliste.

Liée à la théorie de la division internationale du travail est celle de la réévaluation compétitive. Maintenir envers et contre tout, une monnaie forte, comme l’a fait la France à partir de 1992, contribue, dit-on,  à brider  l’inflation (tenue, on se demande pourquoi, pour  le mal absolu)  et oblige notre pays à se spécialiser dans les productions à haute valeur ajoutée, en particulier les services. Cette théorie comporte en filigrane l’idée pernicieuse que la désindustrialisation est un signe de progrès et l’illusion que, pour les hautes technologies,  nous serons toujours plus intelligents que les pays émergents. Que cette surévaluation porte avec elle un volant d’un ou deux millions de chômeurs permanents n’est que l’application de la vieille courbe de Philips,  dont on prétend de manière tout aussi fallacieuse qu’elle serait  dépassée. Que cette théorie inhumaine ait trouvé ses   meilleurs soutiens chez des  catholiques de gauche est sans doute à mettre au compte des  ruses du Malin.

On objecte enfin qu’une dévaluation, en haussant le prix des importations, va réduire le niveau de vie, surtout celui des plus faibles etc. Sans doute,  mais ce n’est là que prendre acte du fait qu’un pays vivait au-dessus de ses moyens. C’est surtout donner toutes ses chances à un redémarrage. La différence entre la rigueur résultant mécaniquement ou accompagnant  une  dévaluation et celle qui est imposée sans dévaluation est que la première, rétablissant la compétitivité, laisse l’espoir d’un redressement rapide alors que la seconde ne laisse aucun espoir sinon l’exigence de toujours plus de rigueur et à terme la spirale de la récession.

On peut en dire autant des pays dont la dette extérieure se réévalue mécaniquement en cas de dévaluation : le meilleur moyen d’empêcher un pays de la rembourser est de le priver, par une monnaie surévaluée, de recettes d’exportation. Et si cette dette est vraiment trop lourde, les mécanismes de rééchelonnement, voire de remise des dettes devront fatalement être mis en œuvre, avec ou sans changement de parité.

S’en tenir aux fondamentaux

La vérité est que, contrairement à ce que prétendent  nos nouveaux sophistes, un changement de parité monétaire contribue toujours à rétablir l’équilibre des comptes extérieurs : la réévaluation corrige les excédents, la dévaluation corrige les déficits. Ne font exception que les pays en situation d’inflation galopante, comme on en vit en Amérique latine, quand la hausse des prix intérieurs va plus vite que les changements de parité.

 Depuis un siècle, les changements de parité se passent toujours selon le même scénario : on les présente d’abord comme une catastrophe, on s’efforce de les retarder par différentes  raisons, on prétend qu’on peut s’en sortir sans  cela,  et on finit toujours par s’y résoudre.  On découvre alors que ce n’était pas la mer à boire et que les effets positifs sont  très rapides.  Dévaluations retardées : la France des années vingt qui attendit jusqu’à 1926 pour tirer toutes les conséquences  du coût de la première guerre, l’Allemagne de 1930 qui, en voulant à tout prix sauver la valeur du mark, enfonça le pays dans la crise, ce qui  amena Hitler au pouvoir ; la France de 1934 qui s’enfonça dans l’impasse de la déflation  jusqu’au Front populaire. Les pays anglo-saxons, plus pragmatiques et sachant, eux, l’économie, surent réagir au contraire à la grande crise en dévaluant. Réticences plus récentes à la dévaluation : l’Angleterre de l’après-guerre  corsetée par les balances sterling et condamnée à la stagnation (le fameux stop and go)  pendant que les autres pays connaissaient les Trente glorieuses , le Portugal de Salazar qui , en  maintenant longtemps un escudo  surévalué , ruina son pays,  la France de 1968 qui dut attendre le départ du général de Gaulle lequel ne voulait pas perdre la face en dévaluant, pour se résoudre à tirer les conséquences monétaires des événements de mai . Le franc CFA surévalué (pour le plus grand bénéfice des dirigeants et de leurs épouses faisant leurs emplettes rue du Faubourg Saint-Honoré)plongea dans la langueur les économies de la zone francjusqu’à ce qu’on se résolve à le dévaluer en 1993. Le FMI imposa longtemps à l’Argentine un taux de change absurde de 1 peso = 1 dollar. La crise qui s’en suivit fit des dégâts considérables, notamment de nombreux chômeurs qui se suicidèrent ! Cela jusqu’à ce que l’Argentine se décide en 2002 à sortir de ce carcan absurde.  Chaque fois en effet, les dévaluations ont eu l’effet que les vrais experts attendaient ; en France,  celles de 1958 et de 1969 furent un stimulant puissant de l’activité : les cinq années Pompidou demeurent  comme celles des plus forts taux de croissance que la France ait connus. Plus près de nous, on citera le cas de l’Angleterre de Margaret Thatcher (en régime de changes flottants, il n’y eut pas de décision formelle de dévaluer mais, beaucoup plus que sa politique libérale, le glissement de la livre rendit son tonus au pays) ; les dévaluations du  franc CFA et  du peso argentin,  eurent le même effet.

Qui peut aujourd’hui, au vu de ces si nombreux précédents, croire sérieusement que la Grèce pourra surmonter  ses difficultés sans sortir de l’euro et dévaluer sa nouvelle monnaie ?

L’économie est sans doute la plus assurée des sciences humaines mais elle ne  l’est pas encore assez pour que les sophistes qui la parasitent soient d’emblée disqualifiés. C’est la raison pour laquelle, il convient, si l’on veut éviter  toute errance, de s’en tenir aux fondamentaux.

 

Roland Hureaux est l'auteur de La grande démolition – La France cassée par les réformes, Buchet-Chastel, janvier 2012