Le dernier rapport du Médiateur de la République – remplacé le 1er avril par un  Défenseur des droits [1] - s'interroge :  La conception de l'action publique est-elle en phase avec la réalité du terrain ?  Sa réponse est largement négative, et il faut y prêter attention.

En effet, ainsi qu'il est écrit dans l'introduction du rapport, le Médiateur de la République,  par les réclamations qu'il reçoit, [...] dispose d'un poste d'observation privilégié pour pointer les dysfonctionnements, les oublis, les contradictions de textes qui se télescopent et les situations non envisagées qui laissent les citoyens démunis face à un système administratif encore trop souvent hermétique.  Y prêter attention sans pour autant oublier d'ouvrir soi-même grand les yeux, car ce rapport relativement court laisse de côté bien des absurdités législatives.

 

Les effets délétères de l'insécurité normative

Dans une première partie, Jean-Paul Delevoye dénonce  des politiques publiques brouillées par l'empilement législatif . Au vu des nombreux textes qui s'ajoutent chaque année à ceux déjà en vigueur, il s'exclame :  Comment les administrations peuvent-elles se repérer dans cette jungle normative  ? Et le lecteur de penser que le citoyen est soumis au célèbre  nul n'est censé ignorer la loi  : comment y parviendrait-il là où les administrations sont dépassées par la production incessante de nouveaux textes ?

Le constat du Médiateur est sans appel :  Cette profusion réglementaire opacifie l'accès des citoyens à l'information et complique la tâche des exécutants, confrontés à l'incessante complexité du droit et au foisonnement de la jurisprudence. Normes à peine intégrées et déjà obsolètes, régimes dérogatoires, arrêtés qui contredisent la loi [...] à cette instabilité juridique s'ajoute une instabilité des pratiques dès lors que la confusion qu'elle génère au sein des services publics ouvre la voie à des comportements administratifs inappropriés, à des difficultés d'interprétation des textes, à un durcissement de la loi, à des ajouts de conditions pour l'octroi d'avantages. 

Chacun a pu constater récemment les effets du moratoire de la filière solaire photovoltaïque : après avoir poussé particuliers et entreprises à se lancer dans cette voie de façon à bénéficier de conditions très intéressantes d'achat par EDF de leur petite production, un grand coup de frein a été donné, désorganisant complètement cette activité naissante[2]. Subventionner un type de production onéreux et mal accordé à la demande (l'ensoleillement n'est pas en phase avec la demande de courant) était une première erreur ; changer les règles en cours de jeu en est une seconde, car la confiance des citoyens en la pérennité des dispositifs instaurés par les pouvoirs publics est mise à mal. Quand on prend des engagements on les respecte, même si l'on se rend compte qu'ils sont plus coûteux que prévu initialement, sinon plus personne ne vous prend au sérieux. C'est ce qui arrive à l'État et aux collectivités territoriales : la croissance de l'absentéisme électoral, encore vérifiée lors des récentes élections cantonales, illustre ce désintérêt pour la nomination d'élus dont on pense non plus surtout qu'ils soient  tous pourris , mais de plus en plus que ce sont  tous des charlots  — des personnages versatiles en lesquels il est impossible d'avoir confiance.

Le rapport du Médiateur pointe des problèmes du même ordre concernant l'incitation à installer des pompes à chaleur. Et l'assurance vie est en train d'être traitée de manière analogue. Son statut fiscal a déjà été maintes fois modifié, si bien que les débats en cours ont un effet sur les épargnants avant même d'avoir débouché sur des dispositions légales et réglementaires : la collecte a fortement diminué. On le comprend facilement puisque les discussions internes à la majorité et les invectives que la droite et la gauche échangent sur ce sujet comme sur d'autres montrent surtout une chose : au gouvernement ou dans l'opposition, élus ou hauts fonctionnaires, la plupart de nos dirigeants sont finalement d'accord pour prendre les décisions fiscales de façon parfaitement arbitraire, en fonction de l'humeur du moment, sans souci ni d'équité ni de stabilité.

Les yeux plus gros que le ventre

Le Médiateur s'interroge également sur les lois qui ouvrent des droits auxquels l'État est incapable de donner un contenu réel – autrement dit de faux droits au sens de Jacques Rueff. La loi Dalo (droit au logement opposable), est selon lui  partie d'un bon sentiment mais inapplicable en réalité . Il cite également la loi sur les étrangers (laquelle ? il y en a un paquet !) et la loi Pôle emploi comme ouvrant des droits sans avoir vérifié que les services chargés de les appliquer soient  capables de suivre .

Le grand écart qui existe entre le droit pénal et son application fournit un autre exemple, dramatique à bien des égards, de ce phénomène. D'un côté la loi prévoit des peines d'incarcération incompressibles, mais de l'autre il n'existe pas assez de places en prison pour y loger les détenus dans des conditions décentes, si bien que le problème se règle de la manière suivante, dont j'ai pris connaissance sur le site www.maitre-eolas.fr: hormis la comparution immédiate, qui débouche très souvent sur un  mandat de dépôt , c'est-à-dire sur le départ immédiat en maison d'arrêt, les audiences correctionnelles se terminent généralement par une sortie en liberté dans l'attente de l'envoi d'une copie du jugement et d'une injonction à se présenter pour être incarcéré.

Or, explique l'auteur (un juge qui se sert d'un pseudonyme pour signer son texte politiquement incorrect),  les peines que nous prononçons à l'audience sans les assortir de mandat de dépôt restent le plus souvent lettre morte . Pourquoi ? D'une part, le condamné n'est souvent même pas convoqué pour purger sa peine ; d'autre part, ceux qui connaissent la musique déménagent sans laisser d'adresse, la convocation ne suit pas et le tribunal, quand il réalise la chose, n'a pas les moyens de faire rechercher l'intéressé ; enfin, le juge de l'application des peines s'efforce de ne pas envoyer en prison les condamnés pour lesquels il est légalement possible de substituer à l'incarcération un bracelet électronique ou une autre mesure de substitution, puisque la surpopulation carcérale est dramatique.

Ainsi, qu'il s'agisse de procurer un toit à ceux qui n'en ont pas, ou de mettre à l'ombre ceux dont l'incarcération est prononcée en application du code pénal, l'application des lois est défaillante, faute d'adéquation entre les textes et les moyens disponibles. Nos législateurs — c'est-à-dire davantage encore,  en pratique, nos ministres que nos parlementaires — ont les yeux plus gros que le ventre.

Le rapport du Médiateur en donne un exemple relatif au droit de la naturalisation, c'est-à-dire de l'acquisition de la nationalité française. Il cite  une préfecture de la région parisienne  dans laquelle  le seul moyen d'obtenir un rendez-vous pour déposer un dossier de naturalisation passe par un numéro unique, ouvert un seul après-midi par semaine entre 14 h et 16h. Lorsque les demandeurs parviennent néanmoins à obtenir un serveur vocal, un message d'information leur indique que le planning est complet jusqu'à une date donnée et que la boite vocale est pleine, les laissant complètement démuni.  La volonté du législateur est ainsi bafouée, que ce soit faute de moyens ou faute d'organisation et de gestion convenable[3].

Absorbé par des broutilles, le législateur délaisse parfois ce qui est important

Il arrive aussi que l'impossibilité où se trouvent les services de faire appliquer la loi nationale provienne de la passivité des autorités responsables de la transcription en droit français de directives européennes. C'est ce que vient de révéler l'afflux d'immigrés provoqué par les événements en cours au Maghreb et au Machrek.

La  directive retour  européenne de 2008 n'ayant pas encore été transcrite dans nos codes, il suffit que les avocats des intéressés l'invoquent pour que les tribunaux prononcent la remise en liberté des immigrés clandestins arrêtés par la police et la gendarmerie, faute de moyens légaux pour apporter la preuve qu'un  risque de fuite  exige leur maintien en détention. Une fois relâchées, les personnes concernées disparaissent dans la nature : l'accès au statut, si l'on ose dire, d'immigré clandestin, est on ne peut plus facile une fois qu'on a mis le pied sur le territoire français.

Ainsi les rodomontades des autorités françaises relatives aux reconduites aux frontières achoppent-elles sur leur incurie : trop occupées qu'elles sont à rédiger de multiples lois (dont beaucoup sont inutiles ou nuisibles, et y compris des textes relatifs à l'immigration), elles n'accomplissent pas tout le travail législatif et réglementaire réellement utile.

Les partenaires sociaux s'y mettent aussi

La renégociation des conventions collectives AGIRC et ARRCO qui vient d'avoir lieu débouchera, si le projet d'accord est entériné, sur une réforme systémique dont l'entrée en vigueur s'étalera sur des décennies : les règles relatives aux bonifications de pensions pour éducation de trois enfants ou plus seront en effet modifiées[4], les modifications concernant seulement les points acquis après l'entrée en vigueur de l'accord, et un plafond sera instauré pour la bonification totale. Il y aura donc jusqu'au milieu du siècle application simultanée des anciennes et des nouvelles règles, alors que la loi retraite du 9 novembre 2010 ouvre par son article 16 des perspectives de réforme systémique pour l'ensemble du système français de régime par répartition. Bien évidemment, avoir des réformes en cours de montée en puissance dans une des composantes du système qu'il s'agit d'unifier et de reformater est un véritable cauchemar pour le législateur en charge de ce travail, mais cela n'est pas entré pas en ligne de compte face au désir qu'avaient les partenaires sociaux de jouer eux-mêmes au législateur.

Il serait néanmoins injuste de leur faire trop fortement grief :ils se bornent à suivre le mauvais exemple que les autorités normatives nationales leur donnent en abondance. En effet ces autorités, empêtrées dans des réformes à répétition des retraites par répartition qui, du fait de l'existence de trois douzaines de régimes pour la plupart affreusement compliqués, exigent de véritables marathons législatifs et réglementaires, n'ont jamais clarifié la répartition des rôles entre elles-mêmes et les partenaires sociaux. Elles laissent, peut-être d'ailleurs de façon illégale, ces derniers agir comme s'il était législateur, alors que les conventions collectives ne devraient normalement concerner que des dispositions du niveau réglementaire. En contrepartie, si l'on peut dire, elles se substituent aux partenaires sociaux en tant que gestionnaires des régimes de base, si bien que la confusion des rôles entre l'Etat et ces corps intermédiaires n'a d'égale que celle dans laquelle se trouve plongée la hiérarchie des normes juridiques.

Que faire ? Clarifier, simplifier, étudier les conséquences avant de légiférer

Ce méli-mélo dans lequel on ne sait plus qui est responsable de quoi ne contribue évidemment pas à clarifier les débats ni à rendre l'action plus efficace. Au lieu de mettre de l'ordre dans la maison, on y accumule des objets disparates et encombrants qui restreignent la liberté de mouvement et auxquels les habitants se cognent sans cesse.

Jean-Luc Warsmann, président de la commission des lois à l'Assemblée nationale, le disait récemment[5] :  Nous devons réduire le stock de réglementations. D'autant qu'avec la règle du non remplacement d'un fonctionnaire sur deux, l'Etat aura des difficultés de fonctionnement considérables si nous ne le faisons pas.  Il faut clarifier et simplifier.

Nos gouvernants seraient également bien inspirés de faire le nécessaire en matières d'études d'impact préalables aux réformes. Comme le dit le rapport du Médiateur,  la révision de la Constitution de 2008 prévoit que les réformes soient précédées d'études d'impact pour mesurer les effets pervers qu'elles pourraient produire, mais elles le sont rarement, faute de temps et de moyens investis. 

On disait jadis aux enfants de tourner 7 fois leur langue dans leur bouche avant de parler ; si le législateur allait dans ce sens, s'il troquait les assauts verbaux et verbeux qui encombrent les débats parlementaires et les déclarations de l'exécutif contre du temps à consacrer à de bonnes études d'impact, il redonnerait de l'allant au pays et recouvrerait le respect des électeurs.

 

*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III.

 

[1] Ce remplacement fait suite à la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a introduit dans la Constitution un article 71-1 instaurant un Défenseur des droits qui  veille au respect des droits et libertés par les administrations de l'Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, ... 
[2] Il vaut la peine de regarder les 9 pages du Journal Officiel du 5 mars 2011 sur lesquelles figure avec ses annexes l'arrêté du 4 mars 2011  fixant les conditions d'achat de l'électricité produite par les installations utilisant l'énergie radiative du soleil telles que visées au 3° de l'article 2 du décret n° 2000-1196 du 6 décembre 2000 . Il y a sans doute moins d'un petit producteur d'électricité photovoltaïque sur cent qui puisse le comprendre.
[3] Les deux cas se présentent : il y a réellement pénurie de cellules dans les centrales et les maisons d'arrêt, mais il existe bien des cas où le problème tient à des situations d'incurie comme celle que Zoé Shepard peint avec une ironie grinçante dans Absolument dé-bor-dée ! (Albin Michel, 2010).
[4] En schématisant, il s'agit de faire passer de 5 % à 10 % le pourcentage de l'augmentation à l'ARRCO, ce qui est plutôt de nature paramétrique ;de créer un plafond annuel pour le montant des majorations ; et de supprimer pour les cadres (AGIRC) la croissance des bonifications au-delà de trois enfants. Les deux dernières dispositions sont de nature structurelle, et possèdent de ce fait un caractère quasi législatif.
[5] Les Echos du 28 janvier 2011.