La France et l'Allemagne ont déposé le 15 janvier 2003 sur le bureau de la Convention une contribution conjointe sur "l'architecture institutionnelle de l'Union" destinée à servir au débat sur une future Constitution européenne.

Il s'agit de la quatrième contribution commune franco-allemande depuis le début de la Convention (1), mais de loin la plus importante, tant par son contenu que par sa date de publication : à la veille de la célébration du 40e anniversaire du traité de l'Elysée, elle est destinée à symboliser la relance du "moteur" franco-allemand. Davantage le fruit d'une juxtaposition de positions différentes que d'une réelle unité de vues, elle fait largement l'impasse sur la question majeure du nécessaire renforcement parallèle du contrôle démocratique.

Son contenu porte essentiellement sur l'organisation des institutions (y compris la désignation des présidences), et accessoirement sur les compétences de l'Union. Si l'on rassemble les éléments des quatre contributions, on voit se dessiner un véritable État fédéral européen doté de sa constitution. Son originalité serait d'avoir deux têtes, la Commission et le Conseil (toutes les deux de nature supranationale puisque le Conseil délibèrerait de plus en plus à la majorité). Mais cette dualité n'est pas destinée à durer : ce sera une forme de "cohabitation" au niveau européen qui donnera lieu tôt ou tard à un conflit institutionnel destiné visiblement à déboucher sur la consolidation de la Commission comme seul gouvernement européen.

Il s'agit là d'un "Meccano institutionnel" comme on en a tant vu dans les affaires européennes. Il n'a qu'un défaut, toujours le même : il oublie complètement la démocratie.

Ce que veulent les peuples, ce n'est pas un Meccano incompréhensible qui n'est efficace que sur le papier. Ce qu'ils veulent, c'est mieux contrôler les institutions européennes. Or de cela il n'est guère question dans la "grande" contribution franco-allemande du 15 janvier. Oubli révélateur. Pis encore, comme on va le voir : le nouveau Meccano risque d'affaiblir un peu plus la démocratie en Europe.

D'ailleurs, la démocratie est tellement oubliée que les gouvernements français et allemand n'ont même pas pensé à (ou jugé utile de) consulter leurs Parlements respectifs sur ces propositions essentielles, de nature constitutionnelle.

Les présupposés de la contribution franco-allemande

Avant d'en venir au coeur du sujet, il est intéressant de relever quelques réformes mentionnées dans l'introduction de la note franco-allemande, qui paraissent acquises aux yeux des signataires :

- la proclamation d'une Constitution européenne (avec tout ce que ce mot sous-entend, notamment la supériorité par rapport aux Constitutions nationales) ;

- l'inclusion dans cette Constitution de la charte des droits fondamentaux, c'est-à-dire en fait le transfert à l'Union européenne de la définition des droits des citoyens ;

- la fusion des traités (sur la Communauté et sur l'Union) entraînant la disparition de l'organisation en piliers (communautaire et intergouvernemental), avec rapprochement progressif des procédures concernant le marché intérieur, la politique étrangère, la police et la justice ;

- l'octroi d'une personnalité juridique unique à cette Union désormais fondée sur un seul traité ;

- la définition de l'Union comme une "Union des États, des peuples et des citoyens". Cette définition tridimensionnelle a surtout pour but de promouvoir les "citoyens" comme parties prenantes directes de l'Union, et non plus seulement à travers leur État ou leur communauté (le peuple). Le lien direct Union-citoyen a pour but de rapprocher un peu plus l'Union du statut d'un État.

Ces cinq présupposés montrent bien que, dans l'esprit des signataires de la contribution du 15 janvier, les principaux éléments du cadre d'un super-État sont déjà bien établis.

L'idée principale : la dualité des présidences

Le rapprochement des positions entre une France attachée à la prééminence du Conseil et à une politique étrangère non communautarisée, et entre une Allemagne attachée aux procédures communautaires et au renforcement de la Commission, aboutit à ce compromis :

- d'une part la création au Conseil européen d'une présidence stable (5 ans ou 2 ans et demi renouvelables), dont le titulaire serait élu à la majorité qualifiée par les chefs d'État et de gouvernement (2),

- d'autre part le renforcement de la Commission et de son président grâce à l'élection de ce dernier par le Parlement européen à une majorité qualifiée au lendemain de l'élection européenne (le Conseil européen donnant une approbation, à la majorité qualifiée aussi).

Ainsi, les Allemands peuvent être satisfaits, car la Commission se rapproche un peu plus du statut d'un gouvernement investi par une majorité parlementaire, et traitant de presque tout, sauf de la politique étrangère et de la défense (qui resteraient du côté du Conseil).

Les Français peuvent aussi afficher leur satisfaction car ils font en apparence échapper la PESC à la "communautarisation", sauvant ainsi, toujours en apparence, leur siège au Conseil de Sécurité et l'autonomie de leur force de dissuasion. De plus, Paris a bien spécifié que l'élection du Président de la Commission par le Parlement européen devrait être soumise à deux conditions :

- un aval devrait être donné par le Conseil,

- la Commission devrait être responsable non seulement devant le Parlement européen (comme aujourd'hui), mais aussi devant le Conseil européen, ce qui constitue une innovation importante et positive.

Ce compromis nous paraît cependant critiquable pour deux raisons :

1/ Il programme un conflit qui se terminera à l'avantage de la Commission. La modification dans la désignation de la Commission et de son président est assez subtile. Aujourd'hui le Conseil européen joue le rôle principal : c'est lui qui "nomme", et le Parlement européen ne fait qu'approuver (article 214 TCE). Demain, c'est le Parlement européen qui élirait, et le Conseil qui "approuverait". Pourtant, cette réforme ne se résume pas à un léger glissement du centre de gravité des institutions. C'est plutôt un changement majeur, car désormais le Conseil pourrait difficilement refuser son aval à un président pressenti de la Commission, déjà élu par le Parlement européen.

Les jeux paraissent faits, d'autant que la contribution franco-allemande renforce encore la Commission et son président face au Conseil en leur donnant d'autres munitions :

- elle renforce la Commission en la déclarant "gardienne des traités" et "incarnation de l'intérêt général européen" - a contrario, ce n'est pas le Conseil,

- elle la renforce aussi en élargissant ses compétences (voir infra) ;

- elle l'appuie sur le Parlement européen qu'elle renforce par la généralisation de la codécision pour tous les cas de vote majoritaire au Conseil.

2/ Et surtout, il oublie complètement ce qui devrait constituer l'objectif principal : la lutte contre le déficit démocratique en Europe. Dans la contribution franco-allemande, on enregistre en effet un affaiblissement de la démocratie, tant du côté de la Commission que du côté du Conseil :

a) La Commission se rapproche du statut d'un gouvernement européen, mais l'essentiel est oublié : dans un système démocratique, un gouvernement doit être soutenu par une assemblée élue à laquelle les citoyens accordent une véritable légitimité politique dans ce but. Or ce n'est pas le cas en Europe : le Parlement européen ne bénéficie que d'une légitimité politique secondaire par rapport aux Parlements nationaux, et en tout cas d'une légitimité politique très insuffisante pour qu'il puisse devenir le support du gouvernement d'un État européen.

Donc tout ce montage est destiné à faire croire que l'on peut donner à la Commission des compétences gouvernementales supplémentaires alors que n'existe pas de démocratie européenne au sens plein du terme, avec une vraie légitimité politique accordée par les citoyens. C'est le coup d'État permanent contre la démocratie qui se poursuit.

b) Au Conseil, la stabilisation de la présidence présente un bon côté - elle peut renforcer l'institution - mais aussi un mauvais côté : elle allonge la chaîne du contrôle démocratique, elle éloigne le président de la base, et ce n'est pas très bon. En effet, dans le système actuel, le Président du Conseil européen est forcément l'un des chefs d'État et de gouvernement ; dans le système futur, il ne pourra plus l'être, puisqu'il sera nommé "à temps plein", comme le précise la contribution conjointe.

Au total, la contribution franco-allemande présente un montage sophistiqué, mais beaucoup trop focalisé sur des questions de pure mécanique institutionnelle. Elle ne prend pas une vue globale des institutions, et notamment oublie de traiter la question du contrôle démocratique. Or le déficit démocratique européen, déjà patent aujourd'hui, risque d'être accru par le renforcement de la Commission sans renforcement parallèle d'un vrai contrôle démocratique.

Qu'est-ce qu'un "vrai contrôle démocratique" ? Ce n'est pas celui du Parlement européen, mais celui des Parlements nationaux, qui seuls disposent de la légitimité nécessaire.

Les rédacteurs de la contribution franco-allemande semblent d'ailleurs s'en être aperçus puisqu'en conclusion, tout d'un coup, ils consacrent quelques lignes aux Parlements nationaux en affirmant qu'ils doivent être "mieux associés à l'élaboration et au contrôle des décisions de l'Union européenne". Mais comment ? Quelques pistes sont tracées, qui font preuve d'une grande indigence : mécanisme "d'alerte précoce" pour le contrôle de la subsidiarité, participation aux Conventions futures qui prépareront les réformes du traité, débat annuel sur l'état de l'Union (avec les parlementaires européens...). Ces mécanismes déjà étudiés par la Convention ne font que donner aux Parlements nationaux un rôle consultatif très dilué, et même les enfoncent indirectement dans un rôle juridiquement subordonné qui est indigne d'eux, et indigne de la légitimité que les citoyens leur accordent.

La seule réforme substantielle qui rétablirait la balance du contrôle démocratique serait la reconnaissance d'un droit de veto à chaque Parlement national sur les textes européens, notamment pour le contrôle de la subsidiarité.

Le renforcement des compétences supranationales

1/ Dans le domaine de la PESC. Dans la contribution franco-allemande, la France a maintenu la PESC du côté du Conseil, mais elle n'a pas réussi à la maintenir dans les compétences nationales. En effet, la contribution précise que dans ce domaine, les décisions sont prises à la majorité qualifiée. Il est ajouté une vague procédure de conciliation lorsqu'un État membre invoque un intérêt national pour s'opposer à une décision du conseil des ministres compétent, mais cette procédure se termine par un arbitrage du Conseil européen qui tranche lui aussi à la majorité qualifiée. Il n'y a là aucune protection des intérêts nationaux. Il s'agit donc d'un transfert de compétence pur et simple au niveau européen (3) .

A notre avis, cette proposition contraire à la souveraineté nationale est contraire aussi à la Constitution française. Si elle allait à son terme et se trouvait incluse dans le futur traité, elle appellerait une procédure de révision de la Constitution.

2/ Dans le domaine économique. La contribution du 15 janvier ne consacre qu'une brève mention au renforcement, qu'elle juge nécessaire, du rôle de la Commission dans le domaine de la politique économique. Cet aspect est développé dans la contribution franco-allemande antérieure consacrée à la "gouvernance économique" (22 décembre 2002). On voit s'y profiler (très prudemment) la perspective du fameux "gouvernement économique de l'Europe" destiné à compléter le dispositif actuel de l'euro qui, comme chacun sait, marche mal dans la formulation adoptée à Maastricht.

3/ Dans le domaine de la justice, de la police, et de la circulation des personnes. La contribution du 15 janvier n'évoque pas le domaine dit "de la justice et des affaires intérieures", mais une proposition conjointe franco-allemande déposée antérieurement (26 novembre 2002) le traitait longuement. Elle élargissait les compétences supranationales, aussi bien au profit du Conseil que de la Commission. En particulier, il était proposé de transférer aux compétences communautaires la question d'une police européenne des frontières extérieures "dotée", était-il précisé, "de compétences de souveraineté".

L'élargissement oublié avec la démocratie

La contribution commune franco-allemande du 15 janvier, ajoutée aux précédentes, dessine bien les structures d'un super-État européen, dont le contrôle démocratique serait plus que jamais gravement déficient. Le pire, c'est qu'on ne voit même pas en quoi cette construction va faciliter la gestion d'une Europe à 25 membres et plus, sauf à penser que tous ces États obéiront à la baguette à des décisions prises à la majorité dans tous les domaines, y compris de souveraineté.

Déjà, d'ailleurs, les pays candidats se sont montrés unanimement réservés envers la contribution du 15 janvier. Pour eux, ce texte renforcerait les institutions centrales supranationales aux dépens de la liberté de décision des petits pays.

En fait, ces propositions ont peu à voir avec l'élargissement. Elles confirment ce que nous sentions depuis longtemps à la Convention : les propositions sont faites comme si l'on travaillait toujours dans le cadre d'une Europe à quinze ; mais l'Europe à vingt-sept ou plus va introduire une diversité telle qu'il faudrait quelque part un changement radical par rapport aux méthodes anciennes.

La proposition la plus urgente dans ce contexte est celle qui permettrait aux démocraties nationales, les seules vraies démocraties, de ne pas être noyées dans un vaste melting-pot géré par la bureaucratie bruxelloise, et où tous les pays deviendraient impuissants. Elle ne figure pas dans la contribution. C'est notamment le droit de veto des Parlements nationaux que nous avons déjà évoqué.

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Notes

(1) Les trois autres propositions conjointes portent sur la politique européenne de sécurité et de défense (21 novembre 2002), la justice et les affaires intérieures (26 novembre 2002) et la gouvernance économique (22 décembre 2002).

(2) Les différents conseils des ministres obéiraient à diverses autres règles de présidence : présidence au secrétaire général du Conseil pour le Conseil affaires générales ; présidence au nouveau ministre européen des affaires étrangères pour le Conseil relations extérieures ; présidence élue pour deux ans à l'Ecofin, l'eurogroupe et le conseil JAI ; rotation égalitaire maintenue pour les autres conseils.

(3) On rappelle pour mémoire que les nouveaux mécanismes de décision au Conseil prévus par le traité de Nice, bientôt en vigueur, permettent à l'Allemagne de réunir une minorité de blocage contre une décision, beaucoup plus facilement qu'à n'importe quel autre État membre. Mais de toute façon, même pour l'Allemagne, il n'y a pas de pouvoir de blocage automatique.