Huit millions huit cent mille électeurs de plus qu'en 2002 se sont exprimés dimanche dernier ! Non seulement le nombre d'inscrits s'est accru de plus de trois millions d'un scrutin présidentiel à l'autre, mais la participation n'a jamais été aussi forte depuis quarante ans, ni le nombre de bulletins blancs aussi faible.

Ce sont donc 36,7 millions d'électeurs qui ont exprimé un choix, soit 30% de plus qu'à la précédente élection présidentielle.

L'analyse du scrutin ne peut pas se suffire de pourcentages : il faut rendre compte des flux et, pour cela, regarder les chiffres bruts. Ils sont éloquents.

1/ Les électeurs ont privilégié les candidats des deux grands partis

Là où Jacques Chirac et Lionel Jospin ne recueillaient qu'un peu plus de 10 millions de voix représentant un gros tiers des suffrages exprimés, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal multiplient par plus de deux les scores de leurs camps respectifs et, ensemble, atteignent 21 millions de voix, portant leur part à 57%. Il faut remonter à 1981 pour retrouver pareille proportion.

La façon dont leurs partis ont été bousculés par l'éviction des vieilles gardes démonétisées et un repositionnement très net leur a été profitable : l'un (l'UMP) l'assume avec un candidat qu'il porte et qui le porte ; l'autre (le PS) le subit avec une candidate qui le met parfois mal à l'aise. Mais le fait est là : les électeurs, eux, s'y retrouvent majoritairement. Le vote utile offre une explication commode à ceux qui ne veulent pas regarder cette réalité en face, sans doute partiellement exacte, mais très insuffisante. Les électeurs ont lancé un signal clair aux partis de gouvernement : dès lors que ceux-ci prennent réellement en charge leurs problèmes et leurs aspirations, avec réalisme et non plus dans la phraséologie, en se renouvelant sérieusement, ils sont prêts à leur refaire confiance.

2/ La droite classique en est la grande gagnante du 1er tour

Le premier bénéficiaire de cette mobilisation est incontestablement Nicolas Sarkozy : avec 11,4 millions de voix, il double le score de Jacques Chirac et fait franchir le seuil des 30% à un candidat de droite pour la première fois depuis plus de 30 ans.

Si on y ajoute celles de Philippe de Villiers, la droite classique totalise 12,2 millions de voix et se hisse au tiers (33,4% exactement) des suffrages exprimés, en progression de plus de 5 millions de voix sur son total de 2002 (Chirac + Madelin + Boutin) où elle parvenait tout juste à 25%. La poussée est d'autant plus remarquable que, là aussi pour la première fois depuis plusieurs décennies, le candidat principal revendique un positionnement de droite, au cœur de son électorat, sans complexe et avec une sincérité qui n'est pas feinte.

Simultanément, Jean-Marie Le Pen apparaît comme le principal perdant avec un million de voix de moins qu'en 2002. L'absence de Bruno Mégret porte même le déficit de l'extrême-droite à 1,7 million, c'est à dire au tiers de ses voix. L'expérience de 2002 est passée par là, avec sa démonstration d'un débouché impossible ; s'y ajoutent l'âge et l'usure de son candidat qui appartient à la vieille génération déjà évincée ailleurs.

Néanmoins, l'ensemble des voix exprimées à droite, à supposer qu'on puisse les additionner, atteint la proportion de 44%, inédite depuis 1969 [1]. Voilà la dynamique centrale du scrutin.

3/ La gauche accuse un net recul

Ségolène Royal, elle aussi, a doublé le score de L. Jospin avec 9,5 millions de suffrages. Mais la comparaison avec 2002 est moins flatteuse lorsque l'on tient compte des voix qui s'étaient alors portées sur Jean-Pierre Chevènement et Christine Taubira : la progression n'est plus que de 2,7 millions, finalement assez modeste quand on l'exprime en pourcentage (de 23,8 à 25,9 %), accompagnant plus que dépassant celle de la participation. Néanmoins, pour une candidature décriée dans son propre camp, positionnée à la marge de ce que celui-ci admet habituellement, la performance n'est pas mince.

La gauche extrémiste et alternative est le second perdant du scrutin : avec un million et demi de voix de moins, elle recule de près de 10 points pour ne peser qu'un peu plus de 10% des suffrages. Elle paye le prix de son émiettement forcené, de son enfermement idéologique et de son déphasage croissant avec la société française. Ses succès antérieurs n'étaient donc que des succès par défaut. Seul Olivier Besancenot a accru son électorat de 300 000 voix au détriment d'Arlette Laguiller dont l'obstination pathétique n'a pas été récompensée, et de Marie-George Buffet dont le score dérisoire marginalise un peu plus le PC, apportant la preuve que celui-ci ne subsiste que par ses élus locaux qui verrouillent les collectivités qu'ils dirigent en y piégeant leurs alliés socialistes.

D'où ce paradoxe d'une gauche extrême et alternative bénéficiant, grâce à ses militants et à de nombreuses complicités intellectuelles, d'une audience médiatique et d'une influence dans les sphères du pouvoir sans commune mesure avec sa réalité politique et électorale.

Dans sa chute, elle entraîne l'ensemble de la gauche qui, avec 36,5% des voix, recule de plus de 6 points par rapport à 2002 et qui accuse désormais un retard de près de 8 points sur la droite, retard considérable et inédit dans la vie politique française.

4/ La percée de François Bayrou peut-elle avoir un lendemain ?

François Bayrou doit son succès à la convergence de nombreux facteurs :

- une bonne image personnelle, faite de nouveauté, d'enracinement dans un terroir, de résistance à l'adversité et aux pressions de l'environnement ;

- une démarche politique sérieuse marquée par l'exigence d'une plus grande rigueur dans l'exercice du pouvoir et par le rappel des contraintes qui s'imposent à la France à cause de ses déficits publics et de ses engagements européens, d'où le refus des promesses plus ou moins démagogiques ;

- la persistance d'un courant unanimiste traditionnel, aspirant à croire que l'on peut mettre tout le monde d'accord si l'on dépasse les fausses divisions du clivage droite/gauche, et à pratiquer une politique du juste milieux dont il serait l'arbitre ;

- la crainte, exprimée par des technocrates et autres de décideurs de l'ombre, adeptes de ce même courant par mépris de la politique, de se voir dépossédés de leur pouvoir par des nouveaux venus qui les bousculeraient à leur tour, dont témoigne l'appel du groupe des Gracques [2] ;

- enfin un doute sur la crédibilité de S. Royal chez nombre de ses amis cherchant une solution de repli.

Mais que peut faire le Béarnais des 18,6% d'électeurs qui l'ont suivi sur ce chemin ? Par deux fois déjà sous la V° République, des candidats centristes ont recueilli plus de 15% des suffrages tout en se retrouvant en troisième position : Jean Lecanuet en 1965 (15,6%) et Raymond Barre en 1988 (16,5%) ; par deux fois leurs électeurs se sont partagés entre les finalistes sans modifier la dynamique profonde de l'élection. François Bayrou peut-il conjurer ce mauvais sort ?

D'ores et déjà la présence de Ségolène Royal au second tour a évaporé le doute sur sa crédibilité, au moins jusqu'à ce qu'un nouvel accident de campagne ne vienne éventuellement le ressusciter.

François Bayrou se heurte à une dure réalité : celle du caractère composite de son électorat qui l'empêche de prendre parti. S'il succombe à la tentation de soutenir Ségolène Royal, il contredit sa thématique de campagne par ce qui apparaitra comme une combinaison politicienne ou l'expression d'une aversion personnelle, et se coupe de son électorat traditionnel sans garantie de récupérer une nouvelle base ailleurs. Si c'est elle qui le rejoint, elle court le risque de n'être pas suivie par une partie de son camp. Dilemme sans solution, aggravé par la perspective des élections législatives venant immédiatement après et qui imposent aux députés UDF d'examiner leur propre capacité à se faire réélire ; d'où le frein qu'ils ont mis à une prise de position trop nette, voire leur ralliement à Nicolas Sarkozy, conscients que la plupart d'entre eux doivent leur élection aux voix de droite.

Un espace existe au centre depuis toujours ; mais cet espace est étroit, incertain et variable par construction. Sous la Ve République, toutes les tentatives d'en faire le pivot de la vie politique et le lieu d'une majorité ont échoué parce que cet espace dépend d'abord du positionnement des deux principaux partis. Il ne fonctionne que par rapport à eux, comme complément, garde-fou ou corde de rappel. Ce n'est pas la création d'un parti démocrate qui changera les choses, sinon en dévaluant dès à présent une UDF dont François Bayrou n'avait pourtant pas lieu se plaindre.

À jouer comme il le fait, il risque surtout de se retrouver complètement isolé.

La vie politique française demeure irrémédiablement bipolaire et réfractaire au ménage à trois depuis la fin de la IVe République ; et tant que le Président de la République sera élu au suffrage universel, il ne pourra pas en être autrement. Que ce soit par conviction ou par dépit, en fin de compte, chaque électeur devra choisir son camp, sauf à se mettre hors-jeu.

Notes[1] On n'y a pas compté F. Nihous (CPNT). Mais, par symétrie avec Dominique Voynet et Gérard Schivardi qui se positionnent clairement à gauche, il serait légitime d'ajouter ses voix à celles de la droite dont la proportion dépasse alors 45%.

[2] Collectif de hauts fonctionnaires, classés au centre-gauche si l'on en croit ses propres déclarations, qui apparaît comme la première prise de position politique officielle de la technocratie française.

■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage