Politique : le trompe-l'oeil de la transparence

Avec l'effacement du sens du Bien commun, le déclin de l'espace public de la politique, la promotion subséquente de l'intimité ainsi que la pipolisation de la vie politique, artistique et sociale, s'est installé dans la cité séculière le désir de transparence. Les médias n'ont fait que relayer et accélérer ce mouvement de fond par le truchement du double phénomène de l'exhibitionnisme touchant la vie privée et de la privatisation de l'espace public.

L'ECONOMIE NUMERIQUE, ainsi que l'omniprésence des réseaux sociaux, poussent également dans le sens de l'exposition de la vie privée des personnages publics. Dans le même temps des hommes et des femmes parfaitement inconnus accèdent rapidement, grâce à la télé-réalité, à une notoriété disproportionnée, sans avoir montré autre chose que la vie la plus ordinaire, et tenu les propos les plus convenus.

Comment en est-on arrivé là ?

Exhibitionnisme

En fait l'évolution de la démocratie vers toujours plus d'égalité et d'uniformisation des conditions marche de pair avec le souci obsessionnel de traquer les différences qui conjureraient cette indifférenciation. Plus rien ne doit rester caché : le peuple doit savoir. Tel est le nouveau credo. Si vous persistez à vouloir celer, dissimuler des choses au grand public, c'est que vous avez mauvaise conscience, ou bien que vous désirez vous élever au dessus des autres.

D'un autre côté, la célébrité d'un instant est à portée de clic avec le numérique. La société encourage cet exhibitionnisme. En effet l'égalisation des conditions recèle, quoiqu’on en dise, quelque chose d'inquiétant. Comme si l'espèce humaine pressentait que derrière cette uniformisation se cachait la virtualité d'une explosion de violence.

En attendant, étaler sa vie privée fait désormais partie des jouissances que notre culture encourage. Évolution concomitante au discrédit qui frappe la classe politique, à laquelle les citoyens ne reconnaissent plus de prise réelle sur les événements, sur la globalisation en particulier. La promotion des espaces privés est une façon de se venger de notre impuissance à peser sur le cours des choses et du monde. Notre vie privée, au moins nous en restons maîtres !

À défaut de changer la marche de l'histoire, de lui faire avouer ses secrets, de lui extraire son sens, à la fois sa signification et sa direction, il nous reste encore la ressource de nous déshabiller les uns devant les autres afin de garder la maîtrise sur le maigre lopin de propriété que la globalisation nous concède encore. Quant au désir de savoir, il a migré de Dieu au sens de l'histoire, puis aux énigmes de la science, pour venir enfin s'échouer sur la plage des secrets du voisin ou du dernier people en vue.                     

Confusion vie privée-vie publique

La postmodernité se pense comme une mise à nu intégrale. Plus rien ne doit échapper à l'oeil scrutateur de notre curiosité. Les nouvelles technologies ne contribuent pas peu à entretenir ce prurit, ne serait-ce qu'en lui en fournissant des possibilités de réalisation inédites. Une nouvelle utopie est née : celle de la disparition de l'opposition entre sphère publique et sphère privée. Désormais, n'importe qui est en mesure de transformer sa vie privée, via les réseaux sociaux, en un buzz savamment orchestré, en une affaire « publique », c'est-à-dire exhibée aux yeux de tous.        Dans le même temps, les hommes « publics », s'ils désirent survivre comme personnage « en vue », sont appelés à devenir les proies d'un vedettariat sans lequel leur carrière risque d'être compromise, en étalant complaisamment dans les médias leur vie familiale, leurs goûts personnels, ou bien en s'invitant dans les émissions de variété.

L’Internet et les réseaux sociaux se présentent comme des espaces qui « libèrent la parole » et accélèrent la « divulgation de la vérité ». Tout peut se dire, aucune vérité n'est censée devoir être tue, dissimulée, cachée. Selon certains utopistes, la Toile représenterait une nouvelle Communion des saints (!) où « ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi » ! Inutile de préciser la dangerosité d'une telle finalité, comme de souligner son aspect chimérique, illusoire.

Cependant, au-delà des inquiétudes suscitées par de tels desseins totalitaires, au-delà de la possibilité de leur réalisation, la première question qui doit nous intéresser est la suivante: en quoi ce désir de transparence est-il mortifère, est-il symptomatique d'une société culturellement et moralement malade ? Répondre à cette question, c'est déjà diagnostiquer un mal, et se mettre sur la voie de la recherche d'une possible médication – premier pas vers une hypothétique guérison, à condition que le malade accepte le remède.

La proximité n'est pas l'exhibitionnisme

Ce désir de transparence est d'abord le signe d'un nivellement de toutes les valeurs. Plus rien ne doit dépasser ! « Le beau, c'est le laid, et le laid, c'est le beau », ainsi que le proclamant les sorcières de Macbeth [1].

L'affreux n'est pas moins fondé à attendre les suffrages des citoyens que le beau. Il n'est plus question d'attribuer à la beauté une supériorité en un domaine ou un autre. Pas même question d'en attribuer une à quiconque. Se prévaloir d'une excellence, même reconnue, c'est déjà insulter à l'égale dignité de tous. Toute hiérarchie est scandale. La Transparence va remédier à cet état de fait en désacralisant les « grandeurs d'établissement ».

Nous allons voir si les supériorités vont résister bien longtemps au désir de tout voir, de tout mettre à nu, de tout divulguer ! Comme le disait Hegel : « Pour mon valet de pied, il n’y a pas de grands hommes. »

Derrière l'injonction à être plus sincère, à faire montre de toujours plus de véracité, d'authenticité, à ne plus rien cacher ni dissimuler, se terre le désir moins avouable de tout niveler, de tout araser. À trop donner dans cette demande, les hommes politiques risquent de voir non seulement leur propre autorité, mais surtout le prestige de la politique en général, être battus en brèche et tournés en dérision.

L'envie irrépressible de voir les hauts responsables étaler leurs infirmités, leurs faiblesses, n'est pas toujours le meilleur moyen de réconcilier les citoyens avec les affaires publiques. En montrant tout, en étalant sur la place leur vie privée, en livrant en pâture aux médias leurs moindres envies, les hommes et les femmes politiques ne se rapprocheront pas davantage de leurs électeurs. Au bout du compte, ils ne gagneront au contraire que leur mépris.  

Une humanité gagnée par ses bas instincts

Rêver de la Transparence intégrale, c'est rêver d'une humanité ramenée à ses plus petits dénominateurs communs, à ses plus bas instincts. C'est faire du Rien la base fédératrice de la société. En satisfaisant à bon compte la pulsion de délation qui sommeille chez beaucoup d'entre nous, ce désir de transparence, loin de ressouder les liens sociaux, s'en révèlera au contraire un puissant dissolvant. Refuser la séparation de la sphère privée et de la sphère publique, revient à alimenter un voyeurisme capable d'entraîner le discrédit de toute la classe politique, et de faire simultanément le jeu des extrémismes de tous bords.

La visibilité intégrale de tout par tous constitue le stade terminal d'une société qui a congédié toute transcendance, toute hauteur, une société qui n'a d'autre horizon qu'elle-même, une société qui se complaît dans ses mauvais et minables travers, comme si elle représentait l'acmé de l'évolution démocratique de l'histoire. Comme s'il n'existait désormais plus rien à croire au-delà de ce qui est montré, exhibé, étalé, offert. Comme si tout devait être avoué, confessé sur la place publique devant d'improbables procureurs de l'égalité citoyenne.

Dans l'esprit de ses thuriféraires, la Transparence représente la Démocratie aboutie, au sein de laquelle tout le monde dit tout à tout le monde. Contemporain d'une époque marquée par l'indifférenciation des conditions, ce prurit de transparence s'explique aisément: au fur et à mesure que cette indifférenciation progresse, toute supériorité, ou signe d'excellence, devient de plus en plus insupportable. La Transparence s'érige ainsi en grande Niveleuse. La passion pour l'égalité croît avec ses conquêtes, comme une envie ne pouvant jamais être assouvie et réclamant chaque jour sa pitance de scandales, de détails scabreux, de nouvelles victimes.

Le grand déballage

Comment ce culte de la transparence s'y prend-il pour attirer ses victimes dans sa toile ? Tout simplement en faisant valoir que rester dans l'ombre, préserver jalousement sa vie privée, c'est mensonge, tromperie, hypocrisie. Qui ne vient pas à la lumière, médiatique ou numérique, devient automatiquement suspect aux yeux du nouvel ordre moral. Ne pas étaler ses sentiments, ne pas s'éclater en déballant ses affaires personnelles, non seulement c'est ringard, mais surtout c'est doublement criminel. Au désir ne pas vouloir « partager » son jardin secret avec ceux qui valent autant que vous, s'ajoute le recel possible d'informations compromettantes, au pire criminelles, au sujet desquelles la collectivité aurait tout à gagner à leur divulgation, à leur publicité.

D’un côté, en vous soustrayant à la transparence, vous manquez de générosité. D’un autre côté, vous fuyez la justice de la volonté générale en lui dissimulant les pièces qui lui permettraient de se prononcer à votre endroit. Se taire, se dérober au devoir de transparence revient à placer vos relations avec vos semblables sous le signe d'une possible duplicité, tromperie. Le Mal, c'est l'arrière-pensée. C'est même la pensée tout court.

En flattant en effet la pulsion d'exhibition, les petits maîtres de la Transparence espèrent bien traquer les derniers réduits de pensées non conformes à l'ordre de l'Immanence intégrale. Une pensée naît toujours cachée au pouvoir.

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 « La dictature actuelle de la Transparence, appliquée aux “affaires”, à la politique, à l’état de santé de chacun, aux vies privées (voir l’outing des homosexuels, ou encore l’émission “Bas les masques”), renvoie à la même utopie originelle, au même “âge d’or” rousseauiste que le pan-érotisme des années soixante-dix. C’est toujours la nudité contre la perversion. La bonne nudité contre la méchante perversion. Le montré contre le clandestin » (Philippe Murray) [2].

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Le rôle d'Internet

La Toile offre aux épigones de la Transparence un moyen providentiel d'assouvir leurs désirs. Elle représente à leurs yeux la valeur suprême d’Internet. Google, Wikileaks : l’utopie du Net, c’est une démocratie directe, mondiale, morale, le pendant libéral de la Glasnost de Gorbatchev. Accès direct à l’information, sans le filtre des médias traditionnels, divulgation instantanée des nouvelles, partage équitable : l’ambition de changer le monde sous l’égide de la Transparence n’a jamais été aussi forte.

Certains avancent même que désormais l’information sera « coproduite » entre public et journalistes, préfiguration d’une cogestion des affaires publiques ! La Transparence rêve de reléguer définitivement sur la touche les pouvoirs diplomatiques, militaires, voire les Assemblées représentatives ! Il n’est pas besoin de s’attarder trop longtemps sur la dangerosité d’une telle utopie.

Utopie de la Transparence : une société enfin harmonieuse, réconciliée, pacifiée. Tout le monde pourrait entrer en relation, via le réseau, avec son prochain, en parlant la même langue, s'exhiber sans peur des a priori, de même que pénétrer dans l'intimité de l'autre sans crainte d'un quant-à-soi réfractaire. Comme si le soi était toujours prêt à la confession, à étaler sa vérité devant tous...

Les contradictions de la Toile

Cependant cette utopie ne semble pas sur le point de se réaliser. Internet, loin de promouvoir la transparence, renforce au contraire l'opacité des rapports entre personnes avec l'anonymat de ses « communicants ». La Toile favorise davantage l'opacité que l'expression d'un soi responsable: l'utilisation massive de « pseudo » en est la claire manifestation.

La transparence est d'autant plus bafouée que rien ne permet de vérifier la fiabilité de l'information. Qui est l'émetteur ? Quelle est l'origine du message ? D'où parle la source de ce même message ? Le Web ressemble davantage à un bal masqué qu'à une salle de rédaction. Au lieu de davantage de démocratie, il est à craindre que ce culte d'une fausse transparence génère davantage de manipulation. Loin de faire progresser la parole libre et véridique, l'économie numérique ne favorise-t-elle pas souvent l'irresponsabilité, voire l'impunité ? Tous les jeux de rôle peuvent s'y donner rendez-vous. En lieu et place de l'« authenticité » et de la sincérité, le jeu, la dissimulation, les masques s'y donnent libre cours.

Heureusement pour notre liberté, il n'entre pas dans le pouvoir du Web ne faire voler en éclat, d'abolir l'opposition public-privé, au grand dam des thuriféraires de la Transparence intégrale. Ce n'est pas le digital native, caché, embusqué derrière son écran et son « pseudo », sans nom propre, corps ni visage, qui lèvera cette barrière en privatisant le public, et en exhibant devant tous le privé. L'anonymat, les multiples codes, mots de passe du Web ne favorisent pas la confiance. Loin d'étancher le désir puritain de ne « rien cacher à son prochain », la parole numérique sème plutôt le doute sur l'identité de ceux qui s'expriment dans ces échanges virtuels et informels.

Cependant le désir de transparence n'a pas abdiqué. Il lui reste de beaux jours devant lui. Internet n'était qu'un moyen. Peut-être en trouvera-t-il d'autres. Tant qu'il restera un mystère à éventer, une cachotterie à porter sur la place publique, des doubles jeux à dénoncer, des hypocrites à confondre, bref tant que l'humanité restera elle-même, ce désir continuera à tarauder les puritains de la visibilité intégrale.

Pour notre malheur à tous, ces derniers ne se sont pas encore rendus compte que leur obsession totalitaire n'a jamais fait avancer la cause de la vérité d'un pouce, et encore moins celle du bien commun.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

 

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[1] « Fair is foul and foul is fair », Shakespeare, Macbeth.

[2] Ph. Murray, Le Portatif, Mille et Une nuits, 2006, p. 38.