Penser la guerre (V) : les trois échecs de l’empire américain

Un siècle après 1914, soixante-dix ans après le Débarquement, vingt-cinq ans après la chute du Mur, comment se pensent la guerre et la paix ? Une réflexion d’Henri Hude, directeur du Pôle Ethique des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cette semaine, les échecs de l’impérialisme démocratique américain.

1/ La Chine contre les barbares

Le premier échec de l’empire américain est la survie du régime chinois, qui malgré d’évidents défauts, apparaît aux Chinois comme la seule garantie de l’indépendance de la nationalité chinoise, qui autrement serait démembrée et livrée au pillage, comme le fut la Russie sous la présidence de Boris Yelstsine[1]. En outre, force est de constater que les « libéraux » ne sont qu’une frange infime de la population, même urbaine et cultivée.

En effet, la modernisation des mentalités par l’économie ne conduit pas d’abord au libéralisme, mais bien davantage au nationalisme, au moins dans un premier temps, qui peut durer plusieurs générations. Ce même nationalisme est aussi exacerbé à Taïwan, au Japon de nouveau, en Inde, au Vietnam, en Corée, etc. – occasionnant dans cette région du monde une course aux armements navals et des tensions très fortes entre nationalités impériales rivales et nationalités indépendantistes. L’empire peut dans une certaine mesure jouer avec ces tensions, mais la montée des nationalismes marque certainement l’échec de la normalisation générale.

Les traditions orientales résistent aussi à la poussée de l’humanisme postmoderne, dont la dégénérescence morale (particulièrement manifeste sur certains points) inspire là-bas dégoût et mépris, tout comme dans le monde musulman, en Afrique, et aussi en Russie et dans les secteurs de l’Europe restés indépendants par rapport à une idéologie libérale devenue libertaire.

Il ne s’agit pas là d’une opposition entre la Modernité et l’antimodernité[2], mais d’une opposition entre la simple civilisation et une liberté redevenue barbare, retournant à l’état de nature, destructrice de l’état civil.

Si l’empire avait su conserver une culture harmonisant la sagesse classique, les valeurs chrétiennes et les meilleures traditions libérales, son entreprise aurait pu réussir dans une large mesure et n’aurait pas suscité un pareil rejet. Mais les États-Unis ont abandonné la culture qui a fait leur cohésion, leur force et leur grandeur. Leur culture officielle combine :

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a/ un relativisme devenu dogmatique,
b/ l’imposition d’un ordre moral à rebours et d’un conformisme politically correct étouffant, qui a remplacé le sympathique souci de liberté individuelle,
c/ une sécularisation devenue aussi intolérante que la pire des religions d’État.

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Comme leur libertarisme économique est désormais prédateur et déstabilisateur, que leur militarisme est démesuré, les US sont devenus le principal danger de guerre pour le monde et le vrai trublion de la planète.

2/ La résistance russe

Le second échec majeur de l’empire fut de ne pas pouvoir empêcher, malgré une guerre politique de très haute intensité, la réélection de Vladimir Poutine, au moment où la Russie s’était déjà rendue largement indépendante des oligarques pro-occidentaux et des médias pro-occidentaux, dont elle avait repris le contrôle.

 3/ L’avortement du printemps arabe

C’est la Russie qui a largement contribué au troisième échec, qui consiste en l’avortement du printemps arabe. Derrière la façade vendue à l’opinion occidentale d’une démocratisation de ces pays, il s’agissait d’en moderniser le contrôle en remplaçant les dictateurs par les Frères musulmans et d’en rationaliser l’organisation sous l’égide ottomane. Sur le papier, une manœuvre de grand style, sur le terrain un fiasco dû à l’indocilité des Frères musulmans et à leur incompétence, ainsi qu’à la réticence des deux alliés principaux, saoudiens et israéliens à adopter cette stratégie nouvelle. C’est avec leur appui que l’Égypte a réussi à se débarrasser de la dictature islamiste soutenue par Washington.

Enfin, la Syrie, grâce au soutien russe et iranien, n’est pas tombée. Plus récemment, la tentative pour faire tomber l’appui de l’action russe en Syrie, c’est-à-dire Sébastopol, s’est soldée par un échec humiliant. Nous en sommes aujourd’hui à nous demander (écrit Xavier Moreau) si cet échec local pourra être transformé en une victoire stratégique, qui consisterait dans la division durable entre l’Europe et la Russie, grâce à une guerre civile larvée en Ukraine, et à la réactivation de l’OTAN en Europe. Mais cela est douteux.

L’attitude des dirigeants politiques européens, confrontés à l’hostilité à la guerre de la part de leurs peuples et des milieux industriels, nous permettra de mesurer par une expérience en vraie grandeur le degré de contrôle exercé par les USA sur les systèmes politiques de leurs alliés.

Plus généralement, la guerre hors limites peut réussir contre des petits États, mais elle échoue face à des grandes nations, justement à cause de l’interdépendance libérale des économies et de la crainte des armements nucléaires. D’autre part, les États indépendants et les opinions publiques y compris occidentales, libérées par l’Internet d’une information monopolistique proaméricaine, font éclater à la fois la censure du politiquement correct et l’autorité morale de l’idéologie libérale de gauche. Le chômage massif et l’inégalité croissante sont désormais imputés, sans doute avec raison, au modèle de free-market postmoderne, dont la culture postmoderne standard est l’idéologie, justificatrice de l’injustice.

 

Henri Hude est philosophe, directeur du Pôle Éthique des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté, nouvelle philosophie du décideur (Economica).

 

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[1] Arnaud Leclercq, La Russie, puissance d’Eurasie. La Russie des origines à Poutine, Ellipse, 2014.
[2] Chantal Delsol, article récent.