Que tout le monde déplore les conséquences dramatiques de l'égarement judiciaire d'Outreau sur ceux qui, mis en examen et détenus à tort de longs mois, ont vu leur vie brisée, est légitime.

Mais par delà l'émotion, bien normale, ou la dénonciation en termes trop généraux de la "crise de la justice", seule une analyse juste des mécanismes pervers qui ont abouti à ce trou noir judiciaire, permettra de ne pas se tromper de remède, le jour venu.

Le premier facteur en cause est le rôle très particulier dévolu dans la procédure pénale française au juge d'instruction.

Ce rôle est, à bien des égards, ambigu. Indépendant de toute hiérarchie, même s'il est saisi par le procureur, le juge d'instruction a longtemps disposé du considérable pouvoir de mettre en examen et en détention préventive les prévenus. Il disposait ainsi, de fait, sans véritable contrôle, le pouvoir de briser une vie.

Posséder autant de pouvoir sur les personnes avec si peu de verrous de sécurité est déjà assez unique.

Pour peu que le titulaire d'une telle fonction ait une conception extensive de son rôle ou commette une erreur, rien ne justifie l'autre grande ambiguïté du juge d'instruction français : la relative redondance de son rôle par rapport à celui des autorités de police et de gendarmerie chargées d'enquêter, génératrice d'un malaise chronique que Georges Simenon a bien décrit. En quoi un juge solitaire et faillible peut-il contrôler les excès d'un policier également faillible si tous deux ont la même mission : faire la vérité sur les crimes et délits ?

Le deuxième facteur, aggravant, est que les carrières judiciaires se sont progressivement organisées de telle manière que beaucoup de juges d'instruction sont des jeunes gens frais émoulus de l'École de la magistrature, n'ayant pas quelquefois, comme dans le cas d'Outreau, dépassé la trentaine. Une des responsabilités les plus lourdes de notre appareil judiciaire repose ainsi sur les épaules les plus fragiles et cela, bien souvent, dans la plus grande solitude.

Certes, aux temps anciens, beaucoup de très jeunes héritaient de hautes responsabilités, y compris celle de commander à des armées ou à des royaumes. Mais ils s'inscrivaient alors dans une société structurée par des traditions fortes et au demeurant plus simple que la nôtre.

Dans une société sans repères...

Cela nous conduit à la troisième considération qu'inspire l'affaire d'Outreau : du fait de l'effondrement de l'enseignement moral ou religieux (quelle que soit la religion) , de la discontinuité des traditions familiales et de l'effritement du fond de valeurs sociales communes, trop de jeunes, même juristes brillants, manquent de ces repères humains élémentaires que l'on appellera le bon sens, le pragmatisme, l'humanisme ou "cette bonne vieille morale héritée de nos pères" dont parlait Jules Ferry. Seul peut suppléer aujourd'hui à cette lacune, qui ne touche pas la seule profession judiciaire, l'expérience de la vie, une expérience que l'on a rarement à vingt-cinq ans.

Ces lacunes ne touchent pas seulement les juges mais aussi les experts, la tête bourrée de psychologie ou de sociologie théoriques mais trop souvent dépourvus d'épaisseur humaine.

Le recours excessif à l'expertise, justement dénoncé dans l'affaire d'Outreau, s'inscrit dans cette logique. On se repose sur elle d'abord parce que l'on manque de certitudes intérieures et que le recours à une fausse science semble y suppléer. Ensuite parce que la référence à un avis d'expert constitue une sorte de défausse qui semble — mais dans le cas d'Outreau ce n'est finalement pas le cas — exonérer par avance ceux qui ont à décider.

Face à cet enchaînement pervers : une lourde responsabilité confiée à des jeunes brillants mais dépourvus de repères, certaines solutions proposées s'avèrent une impasse.

Les fausses solutions

Une de ces fausses solutions fut sans doute d'instaurer un " juge des libertés ", maître de la détention, qui double — dans un contexte de pénurie de personnel ! — le juge d'instruction. Paradoxe : l'expérience semble avoir montré que le juge des libertés se montrait souvent plus sévère. Il n'a en rien tempéré les errements d'Outreau.

Placer le juge d'instruction sous l'autorité du procureur serait évidemment une atteinte à la liberté de l'instruction, compte tenu de la dépendance des parquets à l'égard du pouvoir exécutif.

Supprimer la fonction de juge d'instruction et confier entièrement la responsabilité de l'enquête à la police, comme c'est le cas au Royaume-Uni, conduirait à des excès non moins dommageables : on se souvient des Irlandais de Birmingham, détenus quinze ans par erreur pour des actes supposés de terrorisme, du fait d'une instruction falsifiée.

Quelques pistes de réforme

On peut cependant se demander si le fâcheux recouvrement des fonctions entre juges d'instruction et policiers ne pourrait pas être remis en cause : donner plus de liberté aux policiers, mettre fin à une conception activiste de l'instruction telle qu'elle fut à la mode dans les jeunes générations de magistrats, ce serait laisser en même temps plus d'espace à la nouvelle fonction du juge des libertés, lequel contrôlerait désormais directement la police ou la gendarmerie, dans une optique plus libérale qu'un juge d'instruction tenté de diriger lui-même l'enquête. Au changement de nom près, cela reviendrait en définitive à redéfinir le rôle du juge d'instruction, devenu ou redevenu celui qui contrôle les autorités chargées de l'enquête mais ne la mène pas.

Il convient aussi de redonner tout son rôle à la procédure d'appel auprès des chambres d'instruction des cours d'appel. Que celles-ci, où siègent beaucoup d'anciens juges d'instruction, aient pris trop souvent le pli de couvrir les décisions, même contestables comme dans le cas d'Outreau, de mise en détention, contribue à laisser sans vrais garde-fous des magistrats instructeurs d'autant plus vulnérables qu'ils sont jeunes et solitaires.

En déchargeant la magistrature de toute responsabilité directe dans l'instruction, on éviterait que son rôle de défense des libertés ne soit, comme cela paraît être le cas aujourd'hui, limité par la chaîne de la solidarité de corps reliant le juge d'instruction, le juge des libertés et la cour d'appel.

Enfin, comment ne pas voir qu'il est urgent de redessiner la carrière des magistrats, de telle manière que dans les dix ou quinze ans qui suivent la sortie de l'école, aucun ne soit placé à des fonctions solitaires ? Ce serait mettre fin à une anomalie qui n'existe dans aucun autre corps constitué et aucune autre hiérarchie, où les débutants sont généralement pris en charge par une équipe et un mentor plus âgé.

Trop d'exemples montrent que dans sa hâte réformatrice, le législateur prend souvent des mesures pires que le mal, que l'on ne saurait être trop attentif aux moyens d'éviter que ne se reproduise un scandale judiciaire comme celui dont nous venons d'être le témoin.

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