"Refonder l'Europe", c'est la principale conclusion du colloque de la Fondation de service politique "Oui ou non à l'Europe no-limits ?", où plus de 650 personnes se sont retrouvées le 9 avril 2005.

Voici les conclusions officielles du colloque.

REFONDER L'EUROPE

 

La ratification du projet de " Traité établissant une Constitution pour l'Europe " fournit l'occasion de poser à nouveau la question essentielle de la cohérence entre l'architecture institutionnelle dont l'Union souhaite se doter et le caractère propre de la réalité politique européenne.

Pour les catholiques qui s'interrogent sur leur responsabilité politique à l'égard du Traité, le débat doit être posé à son juste niveau : celui du soubassement éthique et culturel du fonctionnement de la démocratie en Europe, seul en mesure de répondre aux défis politiques majeurs qui se posent à l'homme européen, tels que l'Église les a identifiés depuis un quart de siècle, avec Jean Paul II :

 

* éviter l'instrumentalisation de l'homme, et notamment du plus faible,

* enrayer la concentration des pouvoirs, qu'ils soient de type culturel, industriel ou juridique, au profit de minorités politiquement irresponsables et aux structures orientées vers le seul développement économique,

* rompre avec le déterminisme de la politique, illustré par la soumission du législateur à " l'air du temps ".

À l'aune de ces critères, les objectifs des rédacteurs du Traité se révèlent légitimes, mais très décalés, dominés par des préoccupations fonctionnelles, de pouvoir et de procédure :

* remettre de l'ordre dans la succession des traités sur lesquels s'est édifiée une construction devenue excessivement complexe,

* revenir sur les équilibres institutionnels issus du Traité de Nice dont le compromis final, adopté par lassitude, semblait bancal à certains États (dont la France),

* saisir l'occasion de franchir un pas décisif dans l'adhésion des peuples en donnant de la construction européenne la visibilité d'un nouvel édifice politique.

En dépit des apparences, le résultat proposé ne modifie guère la structure et les principes de fonctionnement de l'Union. Récapitulation des précédents traités, le projet de Constitution n'a pas pu faire simple. Ses innovations sont faibles, et son caractère opératoire incertain. En réalité, le Traité consolide les logiques antérieures. À nos yeux, il présente trois risques majeurs :

* Le refus d'assumer l'identité de l'Europe, garantie de ses libertés profondes (I)

*La consécration juridique de droits fondamentaux à géométrie variable, livrés au positivisme de la Cour de justice (II)

* Un déséquilibre institutionnel favorable à l'"arbitraire" technocratique (III)

À l'appui de ce constat, il faut aller plus loin : comment réveiller les esprits pour donner du sens à une Europe vieillie, en proie à une "dévastation des consciences" (Jean-Paul II), et qui se cherche dans une construction procédurale qu'on prétend inéluctable ? Une crise est-elle envisageable ? et nécessaire ? (IV)

I/ LE REFUS D'ASSUMER L'IDENTITE EUROPEENNE

Dès l'origine, les traités européens se sont trouvés au confluent de deux démarches contradictoires :

* celle des démocrates-chrétiens, animés par l volonté d'édifier une union politique qui prévienne le retour des guerres et qui équilibre les super-puissances,

* celle des constructivistes, issus d'une lignée de socialistes proudhoniens, milieux d'affaires engagés dans la mondialisation, et technocrates adeptes d'un "modernisme éclairé", convaincus que l'économique doit primer le politique.

Le succès des traités européens a tenu au compromis empirique réalisé entre ces deux tendances. Chacune de ces tendances a donné lieu à des développements parallèles, sans poser a priori la question de la souveraineté politique des États et de ses attributs, qui les eût fait capoter. Pour ménager l'avenir, on a évité aussi d'arbitrer entre leurs contradictions.

Désormais, la tendance constructiviste semble l'emporter. Et avec elle le dépérissement des souverainetés locales intermédiaires (États et nations) que symbolisent l'importance prise par la Commission et l'envahissement de ses mécanismes technocratiques. Et de son côté, la source démocrate-chétienne paraît totalement tarie, impuissante à proposer une voie nouvelle.

D'où la rémanence de la question de l'identité européenne que la source démocrate-chrétienne ne peut éluder alors que l'autre l'évacue !

Sauf à considérer en effet que l'Union européenne doit demeurer un "objet politique non-identifié" (J. Delors), les droits de l'homme ne suffisent pas à la caractériser. Bien des pays à travers le monde les respectent et sont démocratiques : ils n'ont pas vocation pour autant à rejoindre l'Union européenne.

Le débat sur les "racines chrétiennes de l'Europe" aurait pu permettre à l'Union de clarifier utilement la philosophie politique qui la sous-tend. L'occasion a été manquée. La formule trop vague "des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe" sur lesquels sont assises les valeurs de liberté, d'égalité, de démocratie, de droits de la personne, en souligne l'inachèvement.

Inversement, l'ajout de la référence au christianisme, par sa vérité historique et sa spécificité anthropologique, aurait constitué le gage d'une non-dissolution et d'une préservation des fondements humanistes sur lesquels le projet européen s'établit.

> La nature de la querelle sur l'héritage chrétien montre que la crise d'identité n'est pas surmontée. Tant que durera cette crise, aucune solution ne sera trouvée aux questions d'élargissement laissées en suspens, mais aussi aux débats internes à l'Union européenne, notamment ceux qui concernent l'application de la Charte et des droits fondamentaux.

II/ DES DROITS FONDAMENTAUX A GEOMETRIE VARIABLE

Les droits fondamentaux contenus dans la " Charte " ne sont pas nouveaux. La deuxième partie de la Constitution ne fait que reprendre la Charte adoptée au Conseil de Nice en 2000. Son caractère positif a bien souvent été souligné. Deux articles notamment méritent une particulière attention : l'article II-70 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et l'article II-74 relatif au droit à l'éducation. La lecture de ces articles doit en outre se faire à la lumière de l'article I-52 qui confère un statut constitutionnel aux Églises et organisations non-confessionnelles. Ces dispositions sont nettement plus protectrices que la lettre des lois françaises en vigueur, indépendamment d'une pratique de fait libérale.

La nouveauté provient de l'incorporation de la Charte dans le traité, qui rend les droits qu'elle consacre juridiquement contraignants, non seulement pour les institutions de l'Union mais aussi pour les États membres lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union. Mais qui interprètera ces droits, et comment ?

Pour se prémunir d'une éventuelle dérive, les États ont fait ajouter un préambule à la Charte, ainsi qu'un titre VII sur son application et des déclarations interprétatives annexes. Mais le rôle d'arbitre suprême revient à la Cour de justice de l'Union européenne, une Cour hors-contrôle, livrée à elle-même.

L'article I-29 du traité confirme la mission de la Cour de justice qui est d'" assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application de la Constitution ". Utile à l'origine pour arbitrer les différents sur le fonctionnement des organes communautaires et leurs rapports avec les États, la Cour de justice a pris une importance considérable au fur et à mesure de l'extension des compétences de l'Union.

Mais allant au-delà de cette fonction régulatrice, la Cour a considéré que son mandat était de promouvoir, de définir le cas échéant, et de faire systématiquement prévaloir les normes européennes sur les normes nationales. Dans ce but, elle a érigé en principes absolus leur primauté et leur effet direct, dont elle s'est arrogée l'exclusivité d'interprétation. Ainsi, par une démarche prétorienne où elle est à la fois juge et partie, elle s'est transformée en une " machine à intégrer " par le droit.

> La Cour s'est donc érigée en une sorte de cour constitutionnelle. Mais à la différence de ses homologues, elle n'a de compte à rendre à personne, ni à ceux qui l'ont nommée, ni au peuple qui l'aurait mandatée.

En l'absence de mention de l'héritage chrétien de l'Europe qui eût fourni, de façon synthétique mais claire, un cadre de références universelles et fondatrices, la Cour ne sera pas en mesure de défendre une conception substantielle ou ontologique des droits proclamés (comme le droit à la vie humaine ou la définition du mariage) ; elle ne pourra que s'esquiver dans la démarche positiviste qui s'ouvre à elle. De ce risque majeur à long terme, nous avons le devoir, en prudence, de nous inquiéter dès maintenant ; car c'est à ce gouvernement de juges qu'est remis le dernier mot en matière de valeurs et de libertés.

III/ UN DESEQUILIBRE INSTITUTIONNEL FAVORABLE A L'ARBITRAIRE TECHNOCRATIQUE

1/ La Commission demeure le pivot du système. Au fil des élargissements qui ont rendu pléthorique, et donc difficilement gérable, cet organe en principe collégial, la question de sa composition est devenue critique.

En raison de sa symbolique, il a été décidé de démarrer avec une Commission comptant un ressortissant de chaque État membre, soit 25 commissaires. En 2009, leur nombre devra être réduit aux deux tiers. Qui se sacrifiera ? Personne puisque le Conseil peut, "statuant à l'unanimité", modifier ce nombre (6e alinéa de l'art. I-26). La porte de sortie étant déjà trouvée, la Commission grossira avec le nombre des États membres. Que signifiera alors sa collégialité ? Comment exercera-t-elle des responsabilités aussi complexes que les siennes ?

Plus encore qu'aujourd'hui, ce seront les services qui dirigeront. Chargée à titre exclusif de "promouvoir l'intérêt général" (art. I-26), la Commission maîtrise toujours l'ensemble du dispositif. Dotée du privilège exorbitant du monopole de l'initiative des projets, maîtresse de leur avancement devant le Conseil, elle est seule responsable des relations avec le Parlement, passage obligé de toutes les actions communautaires.

> La prééminence de la Commission, combinée avec les règles de vote au sein du Conseil (facteurs d'instabilité) et les pouvoirs conférés à la Cour de justice, ne peut qu'accentuer le mécanisme oligarchique qui est à l'œuvre. Cela nous achemine sûrement vers le triomphe de la technocratie, avec ses conséquences : influence des lobbies, obscurité des processus, absence de légitimité.

2/ Le Conseil sous tutelle. En droit, le Conseil conserve, conjointement avec le Parlement, le pouvoir de décision sur les lois européennes. Aujourd'hui le nombre de voix attribué aux États est plus ou moins proportionnel à leur taille. L'article I-25 du traité introduit une méthode différente qui s'appliquera à partir du 1er novembre 2009 : chaque État disposera d'une voix, mais les décisions prises à la majorité qualifiée (c'est-à-dire la plupart) devront recueillir au moins 55 % des voix, représentant au moins 15 États réunissant au moins 65 % de la population. Ceci a deux conséquences :

* Les petits États seront les maîtres du jeu, disposant déjà de la majorité qualifiée en voix (19 sur 25). Il leur suffit de s'adjoindre deux " grands " pour emporter la décision. D'où le filet de sécurité que le même article institue par le moyen d'une minorité de blocage d'au moins quatre États.

* Pas de majorité assurée sans l'État le plus peuplé, soit l'Allemagne, ou le cas échéant, la Turquie. Restera aux autres " grands " l'ultime verrou de la minorité de blocage, arme politiquement difficile à manier.

> Dans ce contexte, le Conseil européen demeurera sous tutelle et ses instruments politiques propres de faible portée. Sa présidence (semi) permanente, sans être dénuée de visibilité, restera plus honorifique qu'opérationnelle. Le Président deviendra un technocrate de plus, à l'instar du président de la Commission. L'appellation de ministre des Affaires étrangères donnée au responsable de la " politique extérieure et de sécurité commune " n'ajoutera pas une once d'efficacité à un dispositif qui demeure inchangé. Sans parler d'une éventuelle politique de défense commune désormais largement soumise à l'OTAN (article I-41).

3/ Le Parlement aux prérogatives renforcées, mais sans légitimité substantielle. Les rédacteurs du projet de traité prétendent remédier au défaut de légitimité démocratique d'une part en renforçant les pouvoirs du Parlement (et très marginalement des parlements nationaux), et d'autre part en obligeant le Conseil à adopter d'ici 2009 "les mesures nécessaires pour permettre l'élection des membres du Parlement européen au suffrage universel selon une procédure uniforme dans tous les États membres, ou conformément à des principes communs" (art. III-330).

Vœu pieux : manquent en effet, et de façon durable, les facteurs qui permettraient de structurer une vie politique démocratique à l'échelle de l'Union, au premier rang desquels se trouve l'existence d'un peuple qui se reconnaît comme tel.

Ce peuple européen n'existe pas : même les rédacteurs du traité l'ont admis dans le préambule lorsqu'ils y évoquent "les peuples d'Europe... fiers de leur identité et de leur histoire nationale...".

> Le Parlement continuera donc de fonctionner en vase clos, et sans être politiquement responsable, en tant que corps constitué, devant un peuple qui puisse l'approuver ou le sanctionner. De plus, demain plus encore, le Parlement sera soumis davantage aux pressions des lobbies. Or l'expérience prouve que seules les grandes organisations multinationales sont capables de se faire entendre. Et ce sont surtout les pays à tradition de lobbies qui seront les plus à même de faire prévaloir leurs points de vue (Belges, Britanniques mais aussi Américains).

IV/ LA CRISE NECESSAIRE ?

À la différence du traité de Maastricht, le traité constitutionnel ne comporte pas de projet majeur et tangible comme l'était la création d'une monnaie unique. Même les innovations symboliques dont il est porteur relèvent de la rhétorique. La subsidiarité n'est pas réellement mieux respectée ; le fédéralisme latent n'est pas plus clairement avoué. Le caractère faiblement démocratique et fortement technocratique n'est pas réellement atténué.

> L'invocation de la "subsidiarité" relève de l'abus de langage : ce principe, issu du droit de l'Église, est rassurant de prime abord. Pourtant, dans les faits, les compétences laissées aux États sont résiduelles. En pratique, l'Union peut intervenir quand elle le souhaite dès lors qu'est invoqué un intérêt communautaire, tandis que les États ne le peuvent que si, et dans la mesure où, l'Union s'est abstenue. Or cet intérêt, seules l'apprécieront la Commission et la Cour de Justice qui sont juge et partie... Le mécanisme fonctionne à rebours du principe.

Même les " coopérations renforcées ", subordonnées à l'initiative de la Commission, exclusivement gérées par elle, et placées sous un contrôle qu'elle exercera conjointement avec les États qui n'y participeront pas, sont frappées d'irréalisme.

> L'Union européenne continue de s'engoncer dans un carcan oligarchique et technocratique de plus en plus serré alors qu'il fallait le faire éclater. Les appareils, qu'il s'agisse des agents de la Commission ou du Conseil des ministres, ont leur autonomie par rapport à leur propre autorité. Les Commissaires passent, l'administration de la Commission reste. Le Conseil des ministres passe d'une présidence à une autre mais le secrétariat général du Conseil demeure. Ce n'est pas ce projet de traité qui la fera sortir de son ornière technocratique. À dire vrai, les propositions initiales du président Giscard d'Estaing y tendaient, du moins pour la Commission. Celle-ci n'a eu de cesse de les torpiller. Elle y est parvenue.

> Quel motif reste-t-il d'approuver le projet en l'état ? Se dire "pour l'Europe", purement et simplement ? Éviter de mettre le gouvernement français dans l'embarras car c'est lui qui a initié et porté ce projet de Constitution, en étroite relation avec le gouvernement allemand ? Continuer, sans remédier au désenchantement dont cette Europe-là est la source, qui se manifeste de plus en plus souvent, et qui risque de se retourner contre elle ?

L'hypothèse du rejet n'est plus celle du chaos ni du saut dans l'inconnu. Que se passerait-il ? L'Union s'arrêterait-elle de fonctionner ? Non : elle continuerait comme aujourd'hui, selon les mécanismes actuellement en vigueur. Tels qu'ils résultent du traité de Nice. Le rejet serait-il anodin pour autant ? Certainement pas ; surtout venant de France ! Ni son gouvernement ni ses partenaires ne pourraient se dérober au message.

> Puisque l'occasion s'en présente, il faut revoir les fondements et l'architecture de la construction. L'enjeu était d'adapter les institutions européennes pour préserver leur efficacité malgré l'élargissement. Ce but, pourtant limité car il ne dit rien sur les finalités de l'Europe, n'a pas même été atteint. Quant à celui qui aurait pu être le sien, refonder politiquement l'Europe, rien n'a été fait en ce sens hormis la consécration d'une charte qui n'est en rien propre à l'Europe.

Il faut donc obliger les gouvernements à faire ce dont ils n'ont pas eu le courage malgré l'évidente nécessité, autrement dit :

* Remettre à plat les éléments concrets du fonctionnement de l'Union ;

* Affirmer clairement l'identité de l'Europe et par conséquent ses frontières ;

* Repartir sur d'autres bases, plus conformes à la réalité d'une Europe qui a procédé à sa réunification, non au profit d'un pouvoir technocratique gérant un espace indéfini, mais autour de la liberté retrouvée de ses peuples.

Pour cela, seule une Europe conçue sur des coopérations différentes selon les secteurs avec une base institutionnelle commune semble à ce stade permettre d'avancer en dépit de l'élargissement sans précédent que vient de vivre l'Europe. Il s'agirait donc de faire de l'idée des " coopérations renforcées " le principe de la construction de la nouvelle Europe, en s'appuyant sur les travaux préparés pendant la Convention et remisés .

Tel était l'enjeu initial du traité constitutionnel ; tel il doit redevenir. Ainsi notre réponse à la question référendaire revêt un sens.

L'Europe ne se réduit pas à ses institutions.

Quand les institutions refusent d'assumer l'identité substantielle de la communauté politique, elles s'exposent à une dérive contraire à la démocratie et génératrice d'une profonde crise de confiance.

Celles-ci doivent être sérieusement remaniées.

Nous avons le devoir moral de saisir cette occasion d'une refondation de l'Europe.

© Fondation de service politique

15 avril 2005

> LA FONDATION DE SERVICE POLITIQUE est un centre de recherche et d'analyse politique créé en 1992. Indépendant de tout mouvement ou parti politiques, son but est de promouvoir dans la vie publique une pensée politique cohérente avec l'enseignement social de l'Église.

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