Nullités de mariage : le pape François réforme le droit canon

Pourquoi, aux yeux de la philosophie, la réforme canonique du pape François paraît judicieuse ? Le pape Benoît considérait en privé que la plupart des baptisés contractant mariage n’avait pas la foi. Sans changer la doctrine du mariage, et sans laxisme disciplinaire, l’Église mesure l’impact de la culture relativiste sur la capacité de beaucoup à contracter un mariage chrétien réel et non nul.

LE PAPE FRANCOIS vient de réviser le droit canonique en matière de reconnaissance de nullité de mariage entre baptisés. Cette révision allège, accélère et rend gratuite la procédure pouvant conduire à une telle reconnaissance de nullité, aussi bien qu’au rejet d’une telle demande, devant les juridictions d’Église.

Cette réforme est publiée dans un texte intitulé Mitis Iudex Dominus Iesus, qu’on pourrait traduire Le Seigneur Jésus juge avec douceur.

En date du 11 septembre 2015, le texte n’était encore, téléchargeable, sur le site du Saint-Siège, qu’en latin et en italien. Je l'ai lu en italien, vérifiant au besoin le sens du texte en me reportant à la version latine officielle.

Le moins qu’on puisse dire est que ce texte n’a pas été jugé avec douceur par certains lecteurs plus catholiques que le pape [1]. Il a aussi été reçu avec condescendance par d’autres, qui voudraient y voir un « petit pas » de Rome dans le sens du relativisme libéral en matière de mœurs [2]. À mon avis, des deux bords on se trompe lourdement et de la même façon, bien qu’on valorise diversement la démarche papale, objet d’une égale incompréhension — volontaire ou involontaire.

Entrer dans le texte

Voici donc quelques pensées au sujet de ce motu proprio qui soulève tant d’émotion et qu’il importe de bien comprendre.

N’étant ni canoniste, ni théologien, je lirai surtout ce texte dans la lumière propre de la philosophie de l’histoire et de la philosophie morale et politique. Elle me semble ici très éclairante. Cela ne m’empêche pas de le recevoir aussi avec la docilité confiante du catholique fidèle.

À ces titres, je me permets les observations suivantes. Le texte d'une douzaine de pages comporte trois parties.

  1. La première expose les considérants de cette réforme du droit interne de l’Église ;
  2. Dans la seconde en est donné le contenu, c’est-à-dire la nouvelle rédaction d’un chapitre du Code de droit canonique [3]  ; 
  3. La troisième fournit des normes pour la bonne compréhension et l’application correcte du droit ainsi révisé.

Rien de changé dans la doctrine

Dans la première partie, le pape commence par rappeler avec solennité le « pouvoir des clés » de l’évêque de Rome, successeur de Pierre, autorité plénière et universelle de l’Église [4].

Puis, il inscrit le motu proprio dans la méditation séculaire de l’Église sur « l’indissolubilité du lien sacré du mariage ».

Il continue en rappelant la mise en place progressive, au cours de l’histoire, de la procédure disciplinaire de reconnaissance de nullité.

En évoquant alors « la nullité du consentement », il rappelle un point tout à fait central de la doctrine catholique du mariage, à savoir que le consentement libre des époux à s’engager dans les liens du mariage constitue la cause humaine indispensable de celui-ci, que Dieu consacre par le lien sacramentel [5]. La forme du sacrement se trouve justement dans l’échange des consentements.

C’est pourquoi, il y a mariage là où existe un véritable accord entre vrais consentements, et un tel mariage est toujours indissoluble. Cette doctrine catholique remonte, sur ce point, aux paroles mêmes de Jésus-Christ [6]. En revanche, là où les consentements font défaut, là ne peut exister un mariage.

La question de savoir si un homme et une femme sont mariés est donc une question de fait, à apprécier en cas de désaccord, par le juge compétent. Cette question de fait est détachable de la question théologique et de droit : savoir si le mariage est en soi indissoluble. Cette dernière a été tranchée dès le début de l’Église et par le Christ en Personne. Un mariage ne peut donc jamais être rompu, mais on peut reconnaître qu’un mariage apparent n’a jamais existé en réalité.

Il n’y a donc rien de changé dans la doctrine. Doit-on maintenant s’attendre à une révolution dans la pratique, qui équivaudrait à un rejet hypocrite de cette même doctrine ?

Révolution dans la pratique ?

Tenir à la fois l’indissolubilité du mariage et la possibilité de reconnaître des nullités ne comporte en soi aucune espèce d’hypocrisie de la part de l’Église. Un homme et une femme ou bien sont mariés ou bien ne sont pas mariés. Reconnaître ce qu’il en est réellement, quand cela devient nécessaire, n’est que le simple respect de la vérité des faits et de la justice envers les personnes.

Qu’il puisse y avoir, dans un tel processus judiciaire, fraude des parties, ou laxisme des juges, manœuvres dilatoires, ou autres fautes individuelles, cela fait partie de la misère inévitable de toute réalité humaine. Il en résulte pour les parties comme pour les juges un devoir strict de vérité et de justice, excluant tout mensonge, toute ruse, toute intention d’abuser du droit. Le motu proprio le rappelle fortement : « Il est de la responsabilité de l’évêque, dans l’exercice de son propre pouvoir judiciaire, de s’assurer qu’on ne se permette aucun laxisme [7]. »

Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? Qu’il n’est pas permis de déclarer nul un mariage sans avoir acquis la « certitude morale » qu’il était objectivement nul. Ceci est précisé dans l’article 12 des normes pratiques formant la troisième partie du motu proprio. Cet article dispose :

« Pour obtenir la certitude morale nécessaire pour statuer, il ne suffit pas d’indices et de preuves d’importance supérieure, mais il faut que demeure tout à fait exclu n’importe quel doute prudent et positif d’erreur, dans le droit et dans le fait, bien que ne puisse être exclue la simple possibilité du contraire. »

Voici donc que la réforme se trouve solidement encadrée, d’un côté par la doctrine traditionnelle, de l’autre par des normes pratiques dépourvues de toute équivoque.

Il n’y a donc lieu, ni de se réjouir d’une évolution de l’Église dans le sens du relativisme moral libéral et libertaire, ni de s’en attrister. En revanche, il faut comprendre la raison de ce changement dans la pratique juridique et pastorale. C’est là qu’il convient d’avoir recours aux clartés de la philosophie.

Pourquoi un changement ? La lumière de la philosophie de la culture

Les esprits sont imprégnés de culture relativiste, libertaire et individualiste. C’est vrai surtout en Occident et le devient dans le monde entier. Or le mariage chrétien est tout le contraire de cette culture : fondé dans l’Absolu, lien perpétuel où s’accomplit la liberté, fondateur d’une communauté où se dépasse l’individualisme.

Par conséquent ? (c’est mon opinion, mais elle n’est pas dans le texte du pape) les personnes complètement imprégnées de cette culture sont suspectes d’incapacité à contracter un mariage chrétien réel et non nul (comme d’ailleurs de signer n’importe quel contrat avec l’intention de s’y tenir). À leur consentement risquera en effet de faire défaut la toute première des conditions de tout consentement : la connaissance, ici la simple compréhension de ce dont il s’agit, la culture permettant de comprendre la possibilité, la nature et la valeur de l’union matrimoniale et d’en accepter les obligations.

Si donc de telles personnes pétries de relativisme ont apparemment contracté des mariages chrétiens, et même si elles viennent de familles chrétiennes et pratiquantes, il est possible que nombre de leurs mariages soient nuls. Même si l’autre conjoint avait l’intention sérieuse de se marier chrétiennement, l’union tout entière peut être frappée de nullité, parce qu’un seul vrai consentement ne suffit pas. Soumis à la logique relativiste, le mariage chrétien n’est en fait qu’un coup de goupillon donné sur une relation individualiste, libérale, hédoniste et malthusienne. Si donc un tel mariage fait faillite, comme c’est trop souvent le cas, sa nullité doit certainement être reconnue.

Dans un temps de société chrétienne et de culture réaliste, tous les mariages pouvaient être présumés valides, parce que les prérequis culturels étaient assez bien compris par tous. Dans un temps de culture et de société relativistes, la présomption est parfois presque inversée. Par suite, le souci de protéger la liberté (celle de se marier authentiquement) devient un moyen privilégié de la protection juridique du mariage, dans une situation où la culture en dilue l’authenticité. Telle est la situation.

La politique du pape et sa pastorale

Dans ces conditions, que demande de faire le pape ? Trois choses.

1/ Rendre plus aisément leur liberté aux parties désireuses d’entrer au plus vite dans une relation non structurée par le relativisme, et donc non nulle de plein droit.

2/ Proposer à tous l’exemple de la sainteté la plus haute vécue dans le mariage, en dépit de toutes les difficultés inhérentes à la condition humaine (et aux imperfections de la culture).

C’est ainsi que le pape se propose de canoniser bientôt les parents de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, doublement, c’est-à-dire chacun pris individuellement, et tous les deux pris ensemble dans leur unité conjugale.

3/ Renforcer la paroisse comme lieu de préparation au mariage, lieu de soutien mutuel et lieu d’accueil des souffrances humaines.

Le thème de la miséricorde

La culture relativiste aboutit à la solitude et la désespérance. Elle produit une effrayante misère affective et morale, sans parler d’un nouvel esclavage économique. Dans ces conditions, il faut moins montrer aux hommes un visage de juge sévère, qui accroîtrait leur désarroi, que le visage de Dieu sauveur, Jésus-Christ, icône de la miséricorde divine.

C’est l’évêque qui « est tenu [8] de suivre avec un esprit apostolique, les conjoints séparés ou divorcés [selon le droit civil], qui ont fini par abandonner la pratique religieuse à cause de leur condition de vie. Il partage avec les curés de paroisse [9] la sollicitude pastorale envers ces fidèles en difficulté [10]. »

La miséricorde consiste à juger le moins possible les personnes, car il n’y a pas de péché sans conscience de la loi. Or, le relativisme faisant du respect de la liberté arbitraire la seule loi, émousse tellement le sens du bien et du mal, qu’on peut assez souvent présumer l’absence de faute personnelle grave même chez ceux qui commettent manifestement des actes matériellement graves.

La miséricorde consiste alors à faire de l’Église l’hôpital des consciences, où elles retrouvent leur vigueur, leur lucidité, la conscience de la loi et où surtout elles puisent la grâce. C’est elle qui permet de vivre au-delà de la loi et dans la liberté, sans rien faire contre la loi : car telle est la vie dans l’Esprit [11].

En vérité, il s’agit moins aujourd’hui de « défendre le mariage », comme s’il existait encore évidemment, que de permettre à nouveau aux gens de se marier vraiment, et aux gens mariés de le redécouvrir et, pour ainsi dire, de se remarier pour de bon avec leurs conjoints. Mais il faut, pour cela, se libérer d’une culture malade :

- incapable de voir la vérité du désir sexuel au-delà de la concupiscence, et celle de l’éros en dehors de la fornication ou de l’adultère,
 - incapable de saisir la beauté de la vie et de la fidélité,
 - incapable de comprendre la puissance symbolique et sacramentelle du mariage.

Dans un monde de matérialisme technocratique et de liberté arbitraire, l’Église doit redevenir visiblement une famille, une maison familiale, et perdre toute apparence de bureaucratie impersonnelle. Cela passe par le retour en force de la figure paternelle de l’évêque sur le terrain.

L’introduction de la procédure simplifiée dans l’examen des cas de nullité est ici l’occasion d’obtenir l’implication personnelle de l’évêque dans un processus curatif et de faire de lui un responsable visible de la réaffirmation de l’indissolubilité.

« Il ne m’a pas échappé, écrit le pape [12], qu’une procédure de jugement courte puisse faire courir un risque au principe de l’indissolubilité du mariage. C’est précisément pour cela que j’ai voulu que l’évêque lui-même soit intégré dans une telle procédure, parce qu’il est avec Pierre, en vertu de son office le meilleur garant de l’unité catholique dans la foi et la discipline. »

 

Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Appelé par Mgr Angelo Scola, aujourd'hui cardinal et patriarche de Venise, il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran.

 

 

Pour aller plus loin :
 http://www.henrihude.fr/theme4/409-nullites-de-mariage-le-pape-francois-reforme-le-droit-canon-2
Le motu proprio Mitis Iudex Dominus Iesus (latin, italien).

 

 

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[1] Jean-Marie Guénois, Le Figaro, 9 septembre 2015.
[2] Le Point, 8 septembre 2015.
[3] Livre VII du Code de droit canonique, Partie III, Titre I, Chapitre I, sur les causes pour la déclaration de nullité du mariage.
[4] Code de droit canonique, canon 331 et suivants.
[5] Commentaire sur les Sentences, Livre IV, Distinction 27, Quest. 1, art. 2 et passim (non moins de 305 occurrences dans le traité sur le mariage).
[6] Mt., 19, 3-9.
[7] Première partie, Critères fondamentaux, II.
[8] En vertu du canon 383, §1 du Code de droit canonique.
[9] Cf. can. 529 § 1.
[10] Normes pratiques d’application, art. 1.
[11] Rm, 8.
[12] 1e partie, IV.