En 1901, Jaurès est dénoncé par la presse socialiste pour avoir laissé sa fille faire sa première communion. Au mois de juillet, par un article intitulé Vérité, il se défend en invoquant des raisons de famille.

Quelques semaines plus tard, il donnera des gages à ses détracteurs en adoptant la ligne anticléricale la plus stricte... Il y a peu, on a cru revivre le même épisode quand Régis Debray s'est cru tenu de présenter des explications dans le Monde lorsqu'on apprit qu'il avait fait baptiser son fils. Cent ans de laïcité n'ont guère fait progresser la liberté dans les esprits.

Voulez vous débusquer l'oppression, repérer où est la contrainte ? Détectez alors vos timidités, remarquez quels mots vous hésitez à prononcer, ceux dont vous êtes tenu de vous expliquer, ou ceux qui mettront les rieurs de votre côté. Ces mots dont on se dit secrètement : si je les prononce, ne vais-je pas me griller ? On peut ainsi sans risque parler d'inconscient mais il faut se justifier de parler d'âme. On voit assez que la foi est encore l'objet d'un refoulement (voici un mot qu'on acceptera), que son surgissement dans la parole fait naître une véritable anxiété.

L'école laïque, ses programmes mutilés et ses surdités obstinées, n'entre pas pour rien dans cette censure qui a réussi à pénétrer les consciences. On enseigne inlassablement, sans scrupule de propagande, les calomnies usées d'un Voltaire, mais si un enseignant est connu comme chrétien on le suspecte de prosélytisme. Mieux, lui-même ne voit aucun inconvénient à se taire. Où est la tolérance ? Où est l'honnêteté intellectuelle la plus élémentaire ?

Précisément lors de " l'affaire Jaurès ", Péguy, alors socialiste et incroyant proclamé, dénonçait derrière la laïcité l'hypocrisie de l'anticlérical qui n'ose s'afficher, et derrière l'anticléricalisme celle de l'anticatholique prenant sans vergogne les armes de l'État pour nuire aux curés.

Serait-on en train d'en finir ? On n'en finira qu'en examinant enfin cette laïcité française qui prétend défendre la liberté de penser en interdisant l'expression publique de la religion. La répression allant dans les consciences bien au-delà de ce que dit la loi, cela a peu à peu rendu suspecte à l'opinion toute expression de foi. L'ignorance est aujourd'hui la plus forte censure, car on méprise ce qu'on ne connaît pas.

Je vois de bons esprits, apparemment sans préjugés, défendre les principes de la laïcité à contretemps en croyant protéger les consciences de toute agression. Mais ce mot de laïcité sert à présent toutes les censures. Au nom du respect des consciences, on serait tenu de taire ses convictions. Du moins quand elles sont religieuses ? Du moins quand elles sont catholiques ? Pourquoi pas les autres pensées, celles qui touchent la société ou la météo ? Il est étrange qu'on en soit venu à tenir l'athéisme pour une position plus neutre que la foi. Je vois bien des catholiques intérioriser cette terreur anodine et se croire tenus au silence.

Quelle est la faute du cléricalisme ? Recourir aux moyens du pouvoir pour faire passer le religieux, elle est aussi de se conduire comme si I'Église n'avait aucun compte à rendre à la puissance publique. La faute n'est pas différente, la faute est la même, de la part du laïciste qui étend la neutralité dans l'État au silence dans les consciences. La contrainte en matière de pensée avilit tous les esprits, ceux qui l'exercent, ceux qui l'acceptent.

Évalue-t-on bien le coût de cet insidieux travail d'usure ? Je crains une humanité ivre de puissance mais désenchantée sur elle-même. On ne fait pas gagner la liberté en obtenant que des esprits intimidés consentent à leur propre insignifiance et n'osent poser les questions qui leur tiennent à cœur. Les plus curieux iront remettre ailleurs ce que leur âme renferme d'aspiration inassouvie au don de soi. On ne se protègera pas de l'intolérance par le déni, lui même sectaire, mais par la liberté religieuse. Qui peut avoir peur de cette liberté ?

Le mot de laïcité sert bien souvent de masque à l'anticléricalisme induré. Je propose donc que partout on le remplace par celui de liberté religieuse. Il ne s'agit pas de concéder un privilège mais de vivre une liberté qui déverrouillera tous les esprits. Que nul ne soit placé par la loi devant des conflits de devoirs, que nul ne se sente tenu de taire sa foi pour avoir accès aux services et aux responsabilités de l'État. Que nulle communauté ne se tienne quitte de rendre des comptes devant la loi, que tous soient empêchés d'utiliser la loi pour imposer ou réprimer la religion. Liberté religieuse, donc. C'est la première, car toutes les libertés civiles sont sans enjeu pour une âme exténuée.

Jean-Noël Dumont est directeur du Collège supérieur, 17 rue Mazagran 69007 Lyon.

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