Le rapport de la mission d'information parlementaire présidée par Jean Leonetti, rendu public fin janvier, a mené une réflexion transversale sur l'encadrement général de la future loi de bioéthique. Il écarte l'idée de doter l'Agence de la biomédecine d'un pouvoir décisionnel, mais veut renforcer son influence dans des secteurs aussi sensibles que celui de la recherche sur l'embryon. Les parlementaires veulent préserver l'autorité de la loi, mais cèdent leur pouvoir aux "experts"...

Une des innovations de la loi du 6 août 2004 fut la création de l'Agence de la biomédecine (ABM), une instance de régulation à laquelle le législateur a conféré d'importantes compétences dans les domaines de la reproduction, de l'embryologie et de la génétique : autorisation des recherches sur l'embryon et sur les cellules souches embryonnaires, agrément des praticiens réalisant des activités d'assistance médicale à la procréation, délivrance d'autorisations des centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal et préimplantatoire, promotion du don de gamètes...
Le décret d'État du 4 mai 2005 prévoit que ce nouvel organisme soit présidé par un directeur général chargé de conduire la politique médicale et scientifique de l'ABM en concertation avec un Conseil d'orientation, sorte d'instance de délibération dont les membres et le président, nommés par arrêté ministériel, se réunissent mensuellement. Enfin, un Comité médical et scientifique, dont tous les membres sont désignés par le directeur général, constitue un groupe d'experts revêtu de la mission de conseil. S'il est prévu que le Conseil d'orientation intègre quelques personnalités relevant du champ des sciences humaines, morales ou politiques, l'écrasante majorité des membres de l'Agence appartient à celui de la biomédecine et de la science.
Grands principes
L'idée en vogue il y a encore quelques mois était d'instaurer une loi-cadre fixant dans un canevas général un certain nombre de grands principes comme l'anonymat, la gratuité, le respect du consentement... en laissant une marge de manœuvre conséquente à l'Agence pour les interpréter. Il s'agissait de conférer à l'ABM un pouvoir réglementaire et normatif assez étendus pour qu'elle puisse édicter ses propres règles de bonnes pratiques, voire les rendre opposables si nécessaire. Le but affiché était de laisser le champ libre aux chercheurs tout en acquérant une autonomie qui permette, en cas de découverte scientifique majeure, une réactivité d'action qui ne soit pas tributaire de la volonté du législateur de réviser sa copie. Bref, avoir les mains libres et sortir de la tutelle du politique.
Jean Leonetti cite deux personnalités auditionnées par la mission d'information parlementaire pour lesquelles le détail de la loi devrait être laissé à une agence spécialisée capable de faire évoluer la mise en œuvre de grands principes législatifs en fonction des progrès technoscientifiques. Le docteur Jacqueline Mandelbaum revendique cette position : Les lois de bioéthique ont finalement donné à l'AMP un cadre qui lui a été plutôt bénéfique. Aujourd'hui qu'il existe une Agence de la biomédecine, la loi devrait se cantonner à la définition des grands principes et laisser le soin à l'agence de régulation, plus proche du terrain et plus informée des évolutions techniques les plus récentes, d'entrer dans le détail de son application (audition du 11 février 2009, Rapport p. 477).
C'est aussi l'avis d'Axel Kahn : Je milite pour l'adoption d'une loi-cadre [...]. C'est selon moi la seule possibilité de suivre en temps réel les évolutions, vu la fertilité de l'imagination des scientifiques (audition du 5 novembre 2008, ibid.).
C'est avec fermeté que le rapport dit vouloir repousser pareil dispositif qui conduirait le législateur à se dessaisir d'une partie importante de ses missions (Rapport, p. 477). Jean Leonetti défend l'idée selon laquelle le Parlement doit non seulement garder la maîtrise des principes bioéthiques mais également leur déclinaison et leur mise en œuvre concrètes sur le terrain. Il rappelle d'ailleurs qu'aller contre l'autorité du politique en la matière reviendrait à violer l'article 34 de la Constitution, qui stipule que les règles concernant l'état des personnes relèvent de la loi et non d'institutions spécialisées.
C'est d'ailleurs pour donner toute son assise à la future loi de bioéthique que le rapport demande de ne plus y inclure de clause de révision périodique. Il est vrai que prévoir la date de péremption de la loi à l'avance revient à affaiblir sa portée et à relativiser ses principes. Si la législation prohibe la gestation pour autrui seulement pour cinq ans, c'est en quelque sorte signifier que le principe d'indisponibilité du corps n'a qu'une valeur limitée et provisoire et qu'il sera toujours temps de revenir sur cet interdit. Alors, le pire aurait-il été évité ?
Un soubassement relativiste
Il serait bien naïf de le croire comme la suite du rapport nous le montre. La loi de bioéthique ne sera jamais une loi comme une autre [...], il convient de la placer sous un régime d'évaluation continue, [...] l'information du Parlement devra être renforcée afin qu'il soit en mesure de modifier la loi lorsque le besoin s'en fera sentir (Rapport, p. 480). Un changement de majorité politique, une affaire emblématique, la pression habile de lobbies, une proposition de loi... autant de contingences qui pourront conduire le Parlement à dépénaliser par exemple le clonage scientifique ou la création d'embryons pour la recherche, ouvrir l'AMP aux personnes homosexuelles ou légaliser les mères porteuses, bref revenir sur son choix si le besoin s'en fait sentir .
Ainsi, le rapport prend bien soin de ne pas soustraire la loi à l'empire du relativisme moral qui est le soubassement intellectuel fondamental de la bioéthique contemporaine. Ce qui est proscrit aujourd'hui au nom d'une éthique de façade pourra bien être validé demain au nom de la science. La dissociation entre d'une part les connaissances technoscientifiques, dégagées de tout principe éthique contraignant, singulièrement celui de dignité reconnu à l'être humain dès le début de sa vie, et d'autre part le monde des valeurs où règne le relativisme, est aujourd'hui consommée.
De quelle nature sera l'information fournie au Parlement pour permettre à celui-ci de faire évoluer la loi en tant que de besoin ? (Rapport p. 494). C'est ici que l'Agence de la biomédecine dont on avait cru qu'elle était invitée à sortir par la porte revient subrepticement par la fenêtre. La mission propose en effet de la doter d'un droit d'alerte si des avancées scientifiques ou techniques devaient surgir (proposition n. 84). Ce pouvoir d'alerte s'accompagnerait de l'audition exceptionnelle du directeur général et du président du conseil d'orientation devant l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst), un organe commun aux deux assemblées du Parlement. Jean Leonetti propose également que l'Agence exerce une mission de veille régulière et publie annuellement un rapport détaillé, à la fois sur l'état des lieux concernant les principaux progrès scientifiques et sur la mise en application de la loi. Ce rapport d'activité annuel donnerait lieu là encore à une audition du directeur général et du président du Conseil d'orientation devant l'Opecst (proposition n. 85). Si l'on jette un regard rétrospectif sur le travail de l'ABM ces dernières années, nous pouvons légitimement nous inquiéter de ces propositions. Et ce à plusieurs titres.
Des orientations inquiétantes
D'abord parce que l'Agence rend déjà public tous les ans un rapport d'activité dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne brille guère par son objectivité scientifique. Le chapitre sur les cellules souches se résume généralement à une apologie en faveur de la recherche sur l'embryon. Le texte, souvent indigent, ne fait mention d'aucune publication de niveau international dans le domaine des cellules souches. Les rédacteurs ont ainsi mis plus de deux ans à reconnaître l'existence de cellules souches adultes pluripotentes dans le sang de cordon ou la moelle osseuse, enfin citées dans le dernier rapport [1]. Quant aux cellules iPS, ces entités reprogrammées génétiquement de manière à recouvrir un état de pluripotence ― d'où leur dénomination de cellules souches pluripotentes induites ou iPS ― elles ont révolutionné l'approche de la médecine régénérative [2].
Si cette découverte n'a que deux ans, ce sont aujourd'hui des dizaines de laboratoires dans le monde qui travaillent sur cette technique et ses possibles applications chez l'homme. Ayant relégué leurs consoeurs embryonnaires à l'arrière-plan de la scène scientifique mondiale, elles sont un peu plus longuement abordées dans le dernier rapport qui s'évertue toutefois à nier leur supériorité éthique et biologique.
Mauvaise foi
Donnons ici un exemple parmi d'autres de la mauvaise foi de l'Agence. Constatant dans un premier temps que les cellules embryonnaires ont paru marquer le pas en raison de l'explosion des travaux sur les cellules iPS , les rédacteurs évoquent un événement déterminant survenu début 2009 pour relancer l'effort international de la recherche sur l'embryon, la levée par le nouveau président des États-Unis de l'interdiction que les fonds fédéraux américains financent les recherches sur les cellules souches embryonnaires (p. 68). Tout le monde sait que cette interdiction de principe décidée courageusement par l'ancien locataire de la Maison blanche n'a jamais empêché aucun scientifique américain de faire de la recherche sur l'embryon, un domaine universitaire qui a été arrosé de dizaines de millions de dollars grâce à des financements privés.
Les auteurs du rapport de l'ABM croient-ils que la décision politique d'un homme aussi puissant soit-il permettra comme par magie aux scientifiques d'obtenir enfin un premier résultat clinique, ce que personne n'a été capable de faire depuis plus de 10 ans ? Si le Parlement souhaite être éclairé au sujet des avancées concernant les cellules souches, en particulier adultes et reprogrammées, mieux vaut qu'il confie cette mission à des scientifiques indépendants qui feront preuve d'impartialité.

D'autre part, le dispositif avancé par Jean Leonetti a en fait déjà été préconisé par le député socialiste Alain Claeys dans le rapport qu'il a rendu au nom de l'Opecst fin 2008. Ce dernier recommandait entre autres de confier à l'ABM la définition de la stratégie de recherche dans le domaine de la recherche sur l'embryon et souhaitait lui voir confier le pouvoir d'identifier en temps réel les points nécessitant l'intervention rapide du législateur [3]. Si les mots sont différents, l'idée est la même : l'Agence doit exercer un rôle moteur dans la proposition de modifications législatives dès que nécessaire, témoignant implicitement de la soumission du politique à la science. Peut-on encore parler de bioéthique quand l'éthique, justement, qui devrait s'imposer comme une exigence fondamentale au législateur lui-même, est niée au profit des progrès scientifiques escomptés ? L'éthique a la fâcheuse tendance d'empêcher les chercheurs de faire ce qu'ils veulent, nous dit-on. Il faut donc lui tordre le coup.
Bras armé
Ces quelques remarques sont confirmées par le fait que l'Agence de la biomédecine a joué depuis sa création la fonction de bras armé des scientifiques, et ce en contournant la loi. Tous les protagonistes du réexamen de la législation savent que les deux dispositions sensées limiter drastiquement la destruction d'embryons humains auraient dû conduire l'Agence à reconsidérer les délivrances d'autorisations accordées aux équipes scientifiques, notamment depuis la découverte des iPS. La recherche sur l'embryon n'est en effet tolérée qu' à la condition d'être susceptible de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivie par une méthode alternative d'efficacité comparable en l'état des connaissances scientifiques (article L. 2151-5 du Code de la santé publique).
Carine Camby, la première directrice de l'Agence, avait reconnu lors de son audition que l'ambiguïté de la législation avait pu être dépassée par l'interprétation très large des membres du Conseil d'orientation (audition du 10 décembre 2008). Le professeur Marc Peschanski, directeur de l'Institut I-Stem de recherche sur l'embryon à Évry, est allé jusqu'à féliciter les membres de l'Agence qui ne se sont pas attachés à un respect tatillon de la loi, louant le rôle qu'ils ont joué comme écran protecteur des scientifiques vis-à-vis des opposants à la recherche sur l'embryon (audition du 14 janvier 2009). L'Agence n'a en effet tenu aucun compte des progrès enregistrés dans le domaine des cellules souches adultes ou reprogrammées.
On comprend mieux les mesures du rapport Leonetti concernant la question de la recherche sur l'embryon. Premièrement, gommer la condition relative à l'absence d'alternative d'efficacité comparable de manière à donner carte blanche à la recherche sur l'embryon quand bien même une méthode plus performante et ne soulevant aucune objection éthique permet aujourd'hui de s'en passer. Deuxièmement, en lieux et place d'une finalité thérapeutique majeure qui n'a jamais été aussi lointaine devant l'absence de résultats tangibles à partir des cellules embryonnaires, il faut également procéder à une autre pirouette législative : inscrire dans la loi une simple finalité médicale qui autorise de facto la destruction d'embryons dans une perspective purement cognitive ou pharmaceutique.
Avec un tel dispositif, on désamorce les critiques d'illégalité émises à l'encontre des autorisations accordées par l'Agence. Disposant d'un droit d'alerte, d'information et de veille, sans que plus aucune contrainte législative ne vienne limiter son pouvoir, l'Agence aura le champ libre pour peser de tout son poids sur les décisions politiques à venir en privilégiant la recherche sur l'embryon comme elle l'a toujours fait plus ou moins ouvertement.

[1] Rapport d'activité de l'Agence de la biomédecine 2008, p. 65.
[2] Cf. Genethique.org, Les cellules iPS rendent-elles obsolète l'usage des cellules embryonnaires et du clonage dans la poursuite d'une thérapeutique ?, Rubrique Dossiers thématiques.
[3] Opecst, La loi bioéthique de demain, Tome 1, rapport n. 1325, enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale le 17 décembre 2008, p. 25.
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