Migrants et migrations, charité et prudence politique

Nulle politique migratoire juste ne peut oublier que le droit des personnes s’inscrit toujours dans le juste droit des peuples. Pour les chrétiens, le primat de la charité n’efface pas les exigences de la justice et ne remplace en aucune façon la prudence par un sentimentalisme irrationnel.

IL FAUTCOMMENCER PAR DISTINGUER et ne pas confondre les migrations et le problème de l’immigration. Rendus possibles par les moyens modernes de transport, les phénomènes d’immigration massive ne sont qu’un aspect de la mondialisation économique libérale. À la liberté de circulation des biens, services, matières premières et capitaux à travers le monde et à leur mise en concurrence sur des marchés globaux des biens, matières premières, ou capitaux, correspond nécessairement la liberté de circulation de la main d’œuvre dans le monde et la mise en concurrence de tous les travailleurs et groupes de travailleurs sur un seul marché global du travail.

1/ Liberté de circulation et exploitation marchande

Ces phénomènes posent des problèmes de justice. En effet, comme il est impossible d’organiser des assurances sociales au niveau mondial, cette liberté de circulation des travailleurs fait entrer les peuples dans une concurrence sociale, car tout système de solidarité, établi au niveau national rend les travailleurs de cette nation moins compétitifs sur le marché mondial. De là dans ces pays doté d’un système social généreux, une pression à l’érosion de la solidarité sociale, à l’évasion des capitaux et à la destruction progressive des emplois salariés, surtout industriels...

La théorie économique libérale (avec sa théorie des avantages comparatifs, notamment) explique que ce phénomène est globalement positif. Ce qui est certain, c’est l’opportunité pour l’individu riche, l’investisseur, de faire jouer la concurrence entre les peuples de travailleurs. C’est dans ce contexte que l’immigration massive de travailleurs étrangers, ou simplement de candidats aux prestations sociales, accroît la pression à la baisse sur la solidarité, les salaires et l’emploi. Elle est l’autre façon de faire baisser les coûts salariaux. Soit on délocalise les emplois trop chers, soit on fait venir des travailleurs qu’on pourra payer moins cher.

De plus, l’opposition entre les travailleurs nationaux et les travailleurs étrangers ou immigrés est une aubaine pour les ploutocrates, qui permet de 1/ faire passer pour des xénophobes dans les médias les travailleurs nationaux victimes du libéralisme sauvage, et 2/ aggraver les préventions contre les immigrés et opposer entre elles deux catégories de salariés dont les intérêts économiques sont convergents. Divide et impera.

Comment peut-on concilier, dans un monde ouvert, autrement que par un compromis social-démocrate dépassé, marché et solidarité ? C’est toute la question, à laquelle, pour ma part, je me suis attaqué dans un livre intitulé Philosophie de la prospérité. Marché et solidarité.

 2/ Les grandes migrations de peuples

Le phénomène des migrants syriens, libyens, irakiens, sahéliens, etc., relève d’une autre problématique, moins économique que politique. C’est celle des Völkerwanderung, comme disent les Allemands, mot à mot « les migrations de peuples », mot composé qui se traduit en Français par « les grandes invasions ». Cette dualité d’expressions suffit à résumer le problème, vu de chacun des deux côtés en présence.

Schématiquement, entré en mouvement au fin fond de l’Asie, un peuple X pousse vers l’Ouest un peuple Y, qui pousse un peuple Z, qui pousse les Germains, qui pénètrent dans l’Empire romain. Tantôt ce sont des groupes massifs qui se présentent aux portes, tantôt c’est une entrée continuelle au goutte à goutte — qui, elle, peut relever aussi, ou plutôt, de la problématique d’immigration. L’Empire réagit diversement. Soit il les arrête et les massacre, soit il les repousse et les renvoie d’où ils venaient, soit il essaye de les fixer et de les mettre à son service. C’est ainsi que les Francs gardaient la frontière nord-ouest des Gaules romaines.

Si le processus n’est pas maîtrisé, l’Empire romain tombe et laisse place au Haut Moyen-Âge. Clovis, roi des Francs, était un officier romain, qui, à la tête d’une sorte de légion étrangère impériale composée de Francs, a fait une sorte de coup d’Etat militaire dans une province de l’Empire, la Gaule.

Dans le cas présent, la guerre en Syrie et en Irak jette sur le chemin de l’exode une masse de gens, qui entrent dans l’Union européenne.

Sans doute est-ce une situation complexe, car la migration en cours permet à des candidats à l’immigration clandestine d’espérer un statut de réfugié politique. D’autre part, l’occasion est trop belle pour les ennemis de l’Europe, organisations terroristes ou puissants États, d’y infiltrer en grand nombre des agents dormants, qui se réveilleront sur ordre le jour venu. Mais enfin, la plupart de ces gens sont des fugitifs. Le régime syrien ayant subi des revers ces derniers mois, beaucoup de familles ont préféré fuir, avant qu’il ne fût trop tard, la férocité des fanatiques de l’État islamique.

Les discussions autour de la question « accueillir ou pas », « ouvrir ou fermer », sont normales, dans ces conditions. Mais la principale question politique est de savoir s’il est possible d’arrêter cette guerre, ou plutôt cet ensemble de guerres, qui sont la cause de la migration en cours.

3/ Le Grand Échiquier

Le premier moteur de la crise des migrants c’est la guerre, et cette guerre a ses origines dans la politique de grandes puissances qui se combattent par procuration en Syrie.

Le regretté Hervé Coutau-Bégarie m’exposait un jour le principe permettant d’appréhender la situation d’ensemble et durable, dont les médias au jour le jour ne nous donnent à voir que des fragments et des instantanés.

Ce principe est le suivant : les USA font (avec les meilleures intentions du monde ou cyniquement, Dieu seul le sait) une politique hégémonique camouflée en politique libérale universaliste. Leur jeu, sur le « grand échiquier » (The Grand Chessboard), est de maintenir leur pouvoir en évitant l’émergence d’un rival global. À cette fin, l’islamisme est l’alliance de revers aussi indispensable aux USA que les Turcs l’étaient au roi de France contre l’empereur Habsbourg. Ou encore, le même roi de France, frappait les protestants quand ces derniers contrariaient sa politique, mais en même temps les soutenait et les utilisait au dehors, parce qu’ils jetaient l’Allemagne dans le chaos.

Ce principe, illustré par ces précédents, permet de comprendre comment les USA ont une relation ambiguë avec les islamistes, qui affichent leur haine du « Grand Satan », mais nuisent exclusivement aux adversaires des USA (Kurdes, États nationaux laïques, etc.). Les islamistes et eux seuls peuvent en effet menacer de semer le désordre en Inde, en Russie, en Chine et en Europe.

Le monde musulman, laissé à lui-même, ne demanderait peut-être qu’à se moderniser et à se développer, mais en ce cas, il évoluerait dans le sens de la formation de nations indépendantes qui penseraient à leurs intérêts et non à ceux des États-Unis. Il semble que les seuls alliés que recherchent les États-Unis dans le monde musulman, ce sont régimes les plus rétrogrades. C’est pourquoi les monarchies pétrolières, elles, ont le droit de commettre des atrocités au Yémen [1], d’étouffer des rébellions au Bahreïn, de discriminer leur minorités chiites, etc.

L’alliance de Washington avec les islamistes ne s’explique pas tant par le pouvoir et les profits du pétrole, que pour assurer le privilège du dollar, servir de prétexte à des armements démesurés, et justifier sa « protection » à ses alliés apeurés. Et ces barbus barbares, en empêchant tout régime sérieux de s’établir dans ces régions vitales, garantissent la continuation de ce jeu.

En face de cette politique impériale et des monarchies du Golfe ses alliés, se dressent des politiques d’indépendance nationale, et des régimes qui cherchent à conserver leur pouvoir. Le régime syrien en premier lieu, puis son patron et protecteur, l’Iran, dont les coreligionnaires souffrent en premier lieu de l’émergence de l’extrémisme sunnite. Puis enfin la Russie, probablement la seule puissance militaire au monde capable s’opposer à l’empire américain, et qui reprend une partie de l’ancienne politique de l’union soviétique, en se rapprochant de certaines nations arabes [2].

Washington finit par se rendre compte que cette politique ne conduit qu’au chaos et qu’elle serait donc sans valeur, sauf dans le cas où le but politique serait précisément le chaos. Ses dirigeants ne sont plus tellement d’accord entre eux, témoin en est le désaccord public sur la politique envers l’Iran. Mais, l’inertie d’un tel paquebot est si importante, qu’il est probable que la politique étrangère ne changera pas substantiellement avant longtemps.

 4/ Perspectives politiques

 Dans ce conflit, la France, comme l’Europe, ne pèse pas. Elle suit mollement la politique américaine dans des régions où pourtant autrefois son prestige était grand.

Nos dirigeants français ou allemands, sans parler des Britanniques, semblent sans esprit critique devant la politique de Washington. Les Français le sont par habitude, par solidarité libérale, par souci que les monarchies du Golfe ne cessent pas d’acheter la dette française, par électoralisme (le vote musulman) et à cause du conformisme carriériste de chaque individu politicien dans un système usé où manque l’autorité suffisante à faire entendre les intérêts de la France.

L’Union européenne brille par son absence totale de politique dans cette affaire. L’action face aux migrations est réduite à une gestion technocratique d’un surplus d’immigration. Il est inutile de trop tirer sur une ambulance. L’UE ? Deux réalisations : l’euro et Schengen. Sans commentaire.

La Russie agit autrement. Tout en poussant fermement ses intérêts nationaux et en soutenant ses alliés, elle semble commencer à combattre réellement le terrorisme. Mais nos dirigeants excluent de s’entendre avec elle, qui est la bête noire de Washington.

La seule solution réaliste à la crise des migrants serait une politique d’alliance, se donnant les moyens politiques et militaires d’empêcher l’État islamique de conquérir Alep et Damas.

Cette crise, si nous la subissons, porte en germe une polarisation Europe contre islam et à terme la guerre civile et le chaos en Europe même. Le résultat risque aussi d’être une France coupée du Sud, surtout du Maghreb qui est pourtant sa zone de rayonnement.

5/ Élevons le débat. Le pape sur la question des migrants

J’ai déjà, dans un article précédent, analysé la position du pape relativement à l’islam. Sur la question spéciale des migrations, si je comprends bien, le pape a dit clairement trois choses complémentaires, à divers moments :

1/ Il faut bloquer l’État islamiste.
 2/ Être activement charitable avec ses victimes.
 3/ Dans l’exercice de cette charité, garder la circonspection et la prévoyance requises en temps de guerre.

Concernant le premier point : François n’est pas un utopiste pacifiste. Du point de vue de la doctrine sur la guerre, son enseignement marque même une inflexion par rapport au pacifisme plus marqué de ses prédécesseurs, un certain retour à une application plus « réaliste » de la doctrine classique de la guerre juste. Revenant de sa visite pastorale au Sri Lanka et aux Philippines, en janvier 2015, au cours de sa conférence de presse dans l’avion de retour d’Asie [+7,6mn), il n’hésite pas à dire que l’agression injuste doit être « arrêtée », sans entrer dans la détermination des moyens, mais indiquant sans équivoque qu’une guerre contre l’EI serait à ses yeux une guerre juste.

Cette position s’inscrit dans une pensée plus large. Le pape estime (Sarajevo, 7 juin 2015) que nous entrons à petits pas, « par morceaux », dans une troisième guerre mondiale et il lutte pour préserver la paix. Une guerre limitée et juste, faite en temps utile, peut éviter la catastrophe.

Concernant le second point : le pape rappelle dans l’Angélus du 6 septembre 2015 le précepte de Jésus-Christ concernant l’hospitalité et l’accueil de l’étranger [3].

Concernant le troisième point, le 12 septembre, dans une interview à la radio catholique officielle portugaise Renascença, il ajoute des considérations prudentielles au sujet du péril terroriste et du danger d’infiltration en Europe.

Ce sont là les éléments certains de sa pensée, exprimés clairement aux lieux indiqués plus haut. Ils suffisent à cerner l’essentiel d’une pensée juste et prudente. Aller au-delà relèverait d’une interprétation hasardeuse.

6/ Sur le rapport entre politique, foi et charité

La religion chrétienne est quelque chose de sérieux, de raisonnable et de juste. Le primat de la charité (i.e. de l’amour surnaturel), dans l’enseignement classique de la théologie catholique, ne cause aucun dommage à la justice et ne remplace en aucune façon la prudence (l’excellence de la raison pratique) par un sentimentalisme irrationnel. En termes précis, la charité chrétienne n’est pas une vertu spéciale, mais « la forme de toutes les vertus [4] ». On peut décider telle fois qu’il est prudent de punir, et telle fois de se montrer clément ; ou qu’il faut ici dépenser, ou au contraire ménager la dépense. Et c’est avec la même charité qu’on devra accomplir des actes matériellement différents, voire opposés. Ainsi, quoi qu’on fasse, y compris une guerre juste, il s’agit pour un vrai chrétien de tout faire avec amour surnaturel et bien sûr sans commettre aucune injustice.

C’est pour cela que la charité chrétienne ne prescrit aucune politique particulière, bien qu’elle prescrive de faire, dans cet esprit d’amour universel et surnaturel, la meilleure politique possible.

Parfois, la prudence peut déterminer qu’il est juste de faire la guerre et en ce cas, la charité chrétienne va consister à faire par charité ou avec charité une guerre juste. Mais faire la guerre reste d’abord, et même alors, un acte de justice et de prudence, ordonné au rétablissement de la paix et à la sauvegarde du bien commun. De même, il est possible d’ouvrir les frontières par charité et de les fermer par charité. S’il y a vingt places sur un canot de sauvetage, ce n’est pas de la charité mais du suicide que de vouloir y faire monter cinquante personnes. Et ce n’est pas non plus la charité de la part du naufragé, que de vouloir y monter de force, s’il est surnuméraire. C’est à la prudence de juger et à la charité de donner forme d’amour à ces divers actes de la prudence.

C’est pourquoi une charité authentique doit avoir un contenu, une matière d’actes prudents et justes, formant une politique digne de ce nom. La charité sans matière ne serait qu’une forme vide, dont on déduirait arbitrairement n’importe quelle imprudence ou injustice. L’humanitarisme comporte assez souvent un tel défaut.

Est-il besoin de rappeler que les choix politiques du Saint-Père ne sont ni l’enseignement infaillible, ni même le Magistère ordinaire, et n’imposent aux chrétiens aucune adhésion de foi [5] ? Toutefois, ces jugements prudentiels qui sont les siens se fondent sur des principes concernant les mœurs, qui eux relèvent du jugement de foi. En outre, restant sauve la liberté de dissentiment respectueux, il est juste et il est prudent de prêter une déférente attention au pape aussi dans ces matières plus contingentes, étant donnés la qualité de l’information dont dispose un pape, la hauteur de vues et le recul donnés par une tradition bimillénaire, et la dignité morale du siège apostolique.

 

 Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Appelé par Mgr Angelo Scola, aujourd'hui cardinal et patriarche de Venise, il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran.

 

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[1] Voici le sujet : https://theintercept.com/2015/09/15/great-bbc-interview-british-loyalist-saudi-regime-shows-journalists-first-duty/ Et voici la discussion féroce avec le député anglais défenseur de l’Arabie saoudite : https://theintercept.com/2015/09/15/great-bbc-interview-british-loyalist-saudi-regime-shows-journalists-first-duty/ Et voici comment le chef du journaliste enfonce le clou sur Twitter : https://twitter.com/iankatz1000/status/642474677051486208/photo/1
[2] L’important site israélien Debka faisait récemment état de propositions russes visant à participer à l’exploitation des gisements off-shore d’hydrocarbures israéliens (le gisement Léviathan) et à assurer la sécurité de cette exploitation (contre les attaques maritimes possibles du Hezbollah) – ce qui tend à placer la Russie en position de candidate au rôle de modératrice de la région.
[3] Mt 25, 31-46, dans le discours sur les fins dernières, quand le Christ annonce le jugement dernier : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la création du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli, etc. […] Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : “Allez-vous-en loin de moi, maudits, dans le feu éternel préparé pour le démon et ses anges. Car j’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais un étranger, et vous ne m’avez pas accueilli, etc. »[4] Thomas d’Aquin, Questions disputées sur les vertus, Qu. 2, Art. 3. Voici la fin de la réponse : « Et parce qu’on dit qu’une mère reçoit en soi et conçoit, on dit aussi que la charité est la mère de toutes les vertus, en tant que par la conception de sa fin (le bien suprême, désiré et aimé dans la foi), elle produit les actes de toutes les vertus ; et pour la même raison on dit qu’elle est la racine des vertus. »
[5] Catéchisme de l’Église catholique, n. 892. « L’assistance divine est encore donnée aux successeurs des apôtres, enseignant en communion avec le successeur de Pierre, et, d’une manière particulière, à l’évêque de Rome, Pasteur de toute l’Église, lorsque, sans arriver à une définition infaillible et sans se prononcer d’une “manière définitive”, ils proposent dans l’exercice du Magistère ordinaire un enseignement qui conduit à une meilleure intelligence de la Révélation en matière de foi et de mœurs. À cet enseignement ordinaire, les fidèles doivent “donner l’assentiment religieux de leur esprit” (Vatican II, Lumen Gentium, 25) qui, s’il se distingue de l’assentiment de la foi, le prolonge cependant. »