Mémorable centenaire

Source [Christophe Jezewski pour Liberté Politique] 

Christophe Jezewski est poète, essayiste, musicographe, traducteur d'une cinquantaine d'oeuvres de la littérature polonaise en français, (Jean Paul II, Cyprian Norwid, Witold Gombrowicz, Bruno Schulz, Czesław Miłosz, Wisława Szymborska,  Krzysztof Kamil Baczyński, Andrzej Kuśniewicz, Jerzy Andrzejewski, Karol Szymanowski et plusieurs anthologies poétiques). Auteur des recueils de poèmes : La Musique  (1995),  L'Épreuve du feu  (2005), La flamme et la nuit. Poèmes sur la peinture  (2012), Le livre des rêves  (2013), Le Jardin de cristal  (2018), il a traduit en polonais nombre de poètes français (e.a. Laforgue, Segalen, Péguy, Oscar Milosz, Michaux, Char) et hispano-américains (Gorostiza, Paz, Borges) ainsi que le grand mystique allemand Angelus Silesius. Il est l'auteur de l' étude Cyprian Norwid et la pensée de l'Empire du Milieu  (L'Harmattan, 2011) où  il lance pour la première fois la théorie de l'influence de l'ancienne  pensée chinoise sur ce génie de la poésie polonaise. Depuis 2004 il préside la société parisienne « Les Amis de C.K. Norwid ». 

 Le 15 août 2020, la Pologne a fêté le centenaire de la bataille de Varsovie, surnommée aussi « le miracle de la Vistule » qui a sauvé l'Europe, alors gravement menacée par l'impérialisme bolchévik. Les historiens anglais, Simon Goodenough et Viscount d'Abernon la qualifient de  dix-huitième bataille décisive dans l'histoire du monde  ! Notons entre parenthèses que c'est la troisième fois que les Polonais sont venus au secours de l'Europe : la première en 1241, à la bataille de Legnica contre l'armée mongole de Batou-Khan et la deuxième, en 1683 à Vienne où Jean III Sobieski a battu les Turcs qui s'apprêtaient à envahir l'Europe. La spectaculaire victoire de 1920 a été le fruit du génie stratégique du Maréchal Joseph Pilsudski, héros national Polonais, aidé de ses plus éminents généraux comme Ladislas Sikorski, Tadeusz Rozwadowski, Joseph Haller.  N'empêche que cet événement eut eu tout à fait les caractères d'un miracle alors que l'armée polonaise, presque deux fois moins nombreuse que celle des Soviétiques, semblait être condamnée à une défaite imminente et que plusieurs pays d'Europe boycottèrent et ruinèrent  l'aide envoyée à la Pologne (exception faite des plus fidèles : la France et la Hongrie !).  Pilsudski a même confié qu'il avait été « guidé par la main de Dieu »...

Or, à cette époque dramatique, tout le peuple polonais, soudé comme jamais, se mit à prier, soutenu par le nonce apostolique Achille Ratti, futur pape Pie XI, qui fut l'un des rares diplomates occidentaux à ne pas quitter Varsovie devant l'invasion des Soviétiques ! C'est lui qui prononça cette phrase célèbre :  Ce fut la victoire de l'Ange de la Lumière sur l'Ange des Ténèbres...   Notons que cela ressemble à un autre miracle survenu en Autriche, également occupée par l'armée soviétique après la guerre : le gouvernement autrichien, malgré des dizaines de requêtes pour libérer leur territoire, se heurtait depuis dix ans à un « niet »  inébranlable de Moscou. Alors, tout le peuple autrichien  se mit ardemment en prière et soudain, en 1955, d'une façon tout-à-fait inattendue et pour une raison inexplicable, l'armée soviétique quitta l'Autriche ! Ce fut la première fois que cela se passait, les Russes, une fois installés dans un pays, ne l'abandonnant jamais !...

 Quelqu'un a dit qu' « il y a des gens qui écrivent des romans et d'autres dont la vie est un véritable roman ». Or, la vie de Pilsudski fut réellement un roman, voire même un roman chevaleresque du XXième siècle... Personnage hors du commun, descendant d'une vieille famille noble d'origine lituanienne (grâce à la fédération de la Pologne et de la Lituanie qui dura quatre siècles, ces deux peuples se mélangèrent pour le grand bien génétique, une véritable union de contraires taoïste!), ayant comme ancêtres les princes Puzyna, très tôt mêlé à la lutte pour l'indépendance et conscient de jouer un rôle capital dans l'histoire de son pays, il fut condamné à l'âge de 20 ans à être déporté en Sibérie pour avoir participé au complot visant à tuer le tsar Alexandre II...

        Mais, alors que l'Europe doit son existence à cette étonnante victoire de 1920 sur l'Union Soviétique, ce personnage reste peu connu et presque oublié ! Quel manque de gratitude ! Si Pilsudski avait perdu la bataille de Varsovie, il est fort probable qu'en 1920  toute l'Europe, très affaiblie après la Grande Guerre, serait devenue un fief de l'Union Soviétique, c'est-à-dire, à terme, un immense goulag avec des millions de victimes !  On comprend pourquoi, après la Deuxième Guerre mondiale, en Pologne, alors totalement dominée par l'URSS, Pilsudski fut banni de l'histoire polonaise officielle et traité de tous les noms... En Occident, surtout en France, où le PCF, fidèle larbin de l'URSS, diffusait la propagande soviétique, ce grand homme fut totalement occulté, calomnié et condamné à l'oubli.  Mais, après la chute du communisme, il est revenu à la place qui lui est due : celle d'un des plus grands hommes d'État de l'histoire de la Pologne et de l'Europe...  Le général Adrian Carton de Wiart qui commandait la Mission militaire britannique en Pologne de 1918 à 1924 le situe, dans ses mémoires Happy Odyssey , au sommet des dirigeants politiques de son époque. Notons également que Charles de Gaulle, qui, jeune officier, faisait partie de la Mission militaire française en Pologne, de 1919 à 1921, fut un lecteur assidu des  Oeuvres choisis  de Pilsudski, traduites en allemand, comme l'affirme  son biographe, Jean Lacouture... Et ce n'est pas un hasard si l'historien allemand Hans Roos a consacré un essai en établissant un parallèle entre  Pilsudski et de Gaulle. En effet, ces deux personnages se ressemblent sous bien des aspects : ces deux hommes providentiels brûlent d'un même feu ardent qui illuminera encore longtemps l'Histoire et l'avenir...    Ajoutons que Pilsudski fut aussi un excellent écrivain (André Maurois le comparait même à Léon Tolstoï!) et ses Maximes  rassemblés en 2005 par Ryszard Swietek, révèlent un esprit d'une rare profondeur, et une sagesse pénétrée d'une rare lucidité.

          Comme chaque grand homme d'État, voire chaque héros, on peut lui imputer quelques

actions contestables ou blâmables. Cependant, cela lui donne une « dimension shakespearienne »,

pour reprendre une expression d'Henri Rollet dans son Histoire de la Pologne au XX siècle . N'oublions pas l'époque où il a dû vivre, déchirée par toute sorte de conflits et marquée par l'ombre d'une catastrophe imminente qui en Pologne s'est muée en véritable apocalypse. Il fallait un homme d'État fort pour que le pays pût affronter les pires dangers... Quoi qu'il en soit, son bilan est largement positif. Après un long purgatoire de 44 ans (le temps de la Pologne communiste), des monuments à sa gloire se dressent dans toutes les grandes villes du pays, des rues et des places portent son nom, des nouvelles biographies sont sans cesse publiées (pas seulement en Pologne comme l'excellent ouvrage de l'Américain Peter Hetherington :  Unvanquished , Pingora Press, Houston 2012, 750 pages !) on édite ses écrits et ses maximes. Ne s'est-il pas comparé à Sakyamuni, sage se situant au-dessus des idéologies et des doctrines qui ne font qu'étouffer l'esprit humain ? Peu d'hommes d'État du XXième siècle peuvent s'enorgueillir d'un bilan aussi spectaculaire et durable :

  1. Il a voué toute sa jeunesse à la lutte clandestine contre l'occupant et à  préparer l'esprit des Polonais au retour de l'indépendance.
  2. En 1914, il crée l'armée d'un pays qui n'existe pas !
  3. En 1919 il établit la démocratie en organisant des élections libres au Parlement et  accorde le droit de vote aux femmes.
  4. En 1920, il remporte la victoire sur  l'armée soviétique, deux fois plus puissante, et  sauve non seulement la Pologne mais l'Europe du désastre!
  5. La maxime qu'il écrivit dans le Livre d'Or du Palais de l'Elysée, lors de sa visite en 1921, illustre à merveille sa philosophie du pouvoir : La force sans la liberté et la justice n'est que violence et tyrannie. La liberté et la justice sans la force ne sont que verbiage et enfantillage .   
  6. En 1926, il revient au pouvoir par un coup d'État qui sort la Pologne du chaos, relance l'économie et rétablit l'ordre dans le pays. Un autre motif de son action : face au rapprochement entre l'Allemagne et l'URSS (Rapallo, 1922, Locarno, 1925) un renforcement du pouvoir central était inévitable.
  7. En 1926, il décide d'accorder la nationalité polonaise aux Juifs qui se trouvaient sur le territoire du pays : 600.000 d'entre eux fuyaient les persécutions en Russie et en Ukraine.
  8. En 1932, il signe un traité de non-agression avec l'URSS. Pourtant, quand il reçoit Anthony Eden qui vient de voir Staline, en 1934, il lui dit : « Je vous félicite. Chaque fois que je vois son portrait, je crois voir un brigand ! ».
  9. En 1933, après l'arrivée de Hitler au pouvoir, il envisage une « guerre préventive » contre l'Allemagne qu'il propose à la France par une voie ultra-secrète. En 1936, alors que les Allemands occupent la Rhénanie, le ministre Jozef Beck propose cette fois-ci officiellement à la France d'intervenir en commun contre Hitler. Les réponses de Paris seront négatives.
  10. En 1934, il signe le traité de non-agression avec l'Allemagne nazie. Mais, en avril 1933, il avait dit à son adjudant, Mieczyslaw Lepecki : « Même si nous l'avions attaqué ce serait encore de la défense ». Il évitera la rencontre avec Hitler qui l'a sollicité avec insistance.   
  11. Et pourtant, a-t-il dit en 1919, « Si on était forcé de s'allier soit avec les Allemands, soit avec les bolchéviks, cela signifierait que notre œuvre n'a pas abouti. La mission civilisatrice de la Pologne resterait inaccomplie ».
  12. Avant sa mort, en 1935, prévoyant la grande faiblesse de la France et le danger croissant venant de l'Allemagne, il conjure son ministre des Affaires Étrangères, Jozef Beck, de signer un traité d'alliance avec le Royaume Uni, ce que ce dernier obtiendra en 1939.
  13. Grâce à lui, ce pays déchiré pendant 123 ans entre trois envahisseurs, arrivera à se réunir, se ressouder et à retrouver une conscience nationale : en 1939, aucun pays d'Europe n'a su résister avec autant de courage et de ferveur à l'agression nazie. Son disciple, le gén. Stefan Grot-Rowecki, un autre héros de ce pays, inspiré par par son esprit, créera une immense armée clandestine, la  AK (Armia Krajowa) comptant 400.000 membres !
  14. Citons enfin cette phrase admirable que le Maréchal a proféré en novembre 1931 dans ses entretiens avec l'historien, Artur Sliwinski : « La génération cadette, aujourd'hui à l'école, créera une nouvelle substance de la vie en Pologne. Elle sera solide, idéaliste, patriotique.

Elle aura le sens de l'honneur et du devoir. Elle se remarquera par sa noblesse de caractère.

Elle ne permettra pas qu'on touche à la Pologne... »  Paroles prophétiques ! Tout s'est déroulé exactement comme il l'avait prédit !      

         

            Je voudrais citer à la fin l'opinion sur Jozef Pilsudski de Witold Gombrowicz, un des grands écrivains du XX siècle, célèbre par son impitoyable esprit critique qui n'épargnait personne :

Pilsudski ! Ce n'est pas à moi de juger sa politique – encore que je sois prêt à croire que même si Churchill ou Mussolini, ou même Napoléon aidé de Talleyrand s'étaient trouvés à l'époque à la tête de la Pologne, ils n'auraient pas pu faire beaucoup plus, car les possibilités de la politique polonaise étaient extrêmement limitées vu la situation géographique de ce petit pays, au cœur même des convulsions qui agitaient l'Europe, déjà malade de tous les maux qui allaient bientôt éclater. Pilsudski faisait tout ce qu'il était possible de faire – son réalisme, son courage, sa virilité brillaient de mille feux face au pacifisme couard des bourgeois prétentieux de France et d'Angleterre, avec leur Briand, leur Ligue des Nations, leur Locarno. Moi, en tant qu'artiste, j'admirais le style du Maréchal, je trouvais plaisante sa façon d'être tellement personnelle imposante, truculente, la forme de la grandeur si spécifique et si pittoresque qui était la sienne. C'était à la fois parfaitement polonais et tout à fait individuel...   (Souvenirs de Pologne, Ch. Bourgois, 1984, p. 190-191).     

 

              Comme cela arrive parfois, la mort d'un homme providentiel fait apparaître des signes de la Providence Divine. La terrible tempête accompagnée de foudres et d'un violent ouragan qui se déclencha aux funérailles du Maréchal, en plein mois de mai 1935, d'abord à Varsovie, puis à Cracovie, où la clarté du jour se changea soudain en ténèbres (une « éclipse du ciel » comme l'a décrit un témoin, le poète Jalu Kurek) fut comprise par tout le peuple polonais comme le signe d'une apocalypse à venir... Elle arriva à peine quatre ans plus tard...

            Alors que le corps de Joseph Pilsudski repose à la cathédrale du château royal de Wawel à Cracovie à côté de tous les rois de Pologne, son cœur se trouve au cimetière de Rossa à Vilnius, à côté de le dépouille de sa mère. On peut y lire des fragments de poèmes de son poète favori, un des génies du romantisme polonais, Juliusz Slowacki. On dirait le portrait du Maréchal :

 

              Tu sais que ceux que le malheur enorgueillit

              Ne mettent point leurs pas dans les traces d'autrui...

 

           Et plus bas :  

 

             Qui, pouvant faire le choix, choisit pour abri

             Un nid d'aigle sur les rocs... qu'il sache dormir

             Avec, dans la tempête, des yeux d'insomnie,

             Lorsqu'on entend dans les arbres les démons gémir...

             Ainsi j'ai vécu...  

 

            En 1986 j'ai fait publier chez L'Age d'Homme la remarquable biographie du Maréchal, de Waclaw Jedrzejewicz, ancien ministre, historien, directeur de Jozef Pilsudski Institute de New York. Et, en 1988, j'ai publié à Paris, en polonais, une chronique poétique de la vie du Maréchal, W blasku legendy  (Dans l'éclat de la légende)  qui contient 352 textes de 160 auteurs dont 60 plus grands noms de la littérature polonaise du XX siècle, préfacée par le génial Bruno Schulz lui-même (c'est l'hommage qu'il a rendu au Maréchal après sa mort en 1935).  J'ai l'intention de publier aussi un ensemble de textes  Pilsudski aux yeux de l'Europe et du monde qui contient e.a. des articles du Maréchal Félix Franchet d'Espéray, du Président Alexandre Millerand, du sénateur Henri Leméry, André Maurois, André Suarès, Dimitri Merejkovski, Comte Carlo Sforza, Otto Forst de Battaglia, Hans Roos, Zbigniew Brzezinski, Norman Davies, Peter Hetherington etc. 

 

                                                                                                     Christophe Jezewski