Son film repasse sur le câble, comme un météore, calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur... (Mallarmé). Il s'agit de Marianne de ma jeunesse, de Julien Duvivier, cinéaste pessimiste et naturaliste, à l'univers très étranger à cette œuvre sans égale, et qui a eu le mérite d'exaspérer à toutes les époques la cinéphilie bien-pensante.

On ne comprend d'ailleurs pas que cette œuvre, que j'ai découvert il ya un quart de siècle par hasard, continue d'être diffusée sur le petit écran, tant elle est un défi au temps présent... Il faut croire que le temps présent ne redoute plus rien.
On peut cataloguer ce chef-d'œuvre onirique de tous les noms d'oiseaux : post-vichyste (on est en 1955), ringarde, joubertiste (je pense au dessinateur), kitsch, réactionnaire, ridicule, ampoulée, néo-quelque chose, pastiche du Grand Meaulnes, et j'en passe... Je la revois, moi, toujours avec le même émerveillement. C'est un peu ce fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne , comme dit Mallarmé. Un monde qui serait à côté, et qui serait enchanteur. Les nerveux ont cité Alain-Fournier (et alors ?), je citerais aussi Nerval et sa miraculeuse Sylvie, couronnée par la merveilleuse description d'Adrienne dans le Valois, issue d'un Moyen âge dont sont tissés nos rêves.
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Mais de quoi s'agit-il ? Nous sommes quelque part au XXe siècle, car s'il y des dames et des châteaux, il y aussi des voitures et des bateaux à moteur. Nous sommes dans un décor à la Sissi, bavarois à souhait, avec des lacs et des montagnes splendides. Nous sommes entourés d'animaux et de bêtes à cornes, semblables au Bambi de Walt Disney. Ils ont une relation énigmatique avec le château et ses habitants, ils veillent sur lui. On est encore dans une configuration nervalienne : je pense à ses Vers dorés, je pense à la forêt de symboles du maître Baudelaire...
Dans un de ces châteaux sortis d'une toile de Jouy ou d'une image d'Épinal ou d'un manuscrit enluminé en lettres gothiques, il y a un pensionnat de luxe pour fils de famille. Ils vivent au grand air et fondent des sociétés secrètes rivales, avec leurs rites et leurs règles, leurs ridicules et leurs cruautés. Un vieux professeur barbu comme Faust leur lit du Nietzsche au moment des repas dans le grand réfectoire. L'auteur qui a inspiré Marianne est un juif allemand, Von Mendelssohn, ami de Thomas Mann, qui a célébré cet univers onirique dans son livre (que je n'ai jamais trouvé) intitulé douloureuse Arcadie. Là, on repense à l'Arcadie grecque, à Nicolas Poussin, à l'âge d'or. Marianne a tout du film sur l'âge d'or, un âge d'or retombé en enfance.
L'univers enfantin et pervers du collège d'Heiligenstadt (la ville sacrée, autre allusion romantique), bascule à l'arrivée du mutant, un être surnaturel qui va fasciner tout le monde, rendre folle une fille blonde et se faire adorer des animaux. Il est joué par un admirable Pierre Vaneck, et on le surnommé l'Argentin. Puisqu'il vient de là-bas. Je repensais, même si son estancia se trouve à Rosario, à la Patagonie magique de Bariloche et de Saint-Martin des Andes ou j'ai passé plusieurs étés. Des forêts, des lacs aussi, mais infinis. Mais pas de château, pas de passé.
L'Argentin s'impose par ses dons musicaux et son adresse physique (rien n'a changé depuis David ou les mythes grecs). Il suscite une bronca jalouse chez une partie des leaders de sociétés secrètes, rend amoureuse la douloureuse et néfaste Lise, mais finalement fait le grand pas, comme les héros d'Alain-Fournier ou de Nerval, et rentre dans le château magique, celui où est retenue prisonnière la magnifique et peut-être folle Marianne... le château est sous la garde d'un cerbère effrayant avec ses chiens sauvages, et il est dirigé par un vieux chevalier énigmatique... Je n'en dirais pas plus : on peut voir ce film de temps à autre sur Cinéclassics, on peut en voir le début sur Youtube (ci-dessus), on le trouver en DVD (12,99 € chez Amazon), une cassette VHS ou un vieux livre de Mendelssohn, le plus dur assurément en ces temps où tout tourne en boucle, est de ne pas se lasser trop vite en voyant trop souvent le joyau.
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