La Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS) s'est réunie lundi. Les comptes 2008 et prévisions pour 2009 qu'elle a ainsi approuvés concernent uniquement le régime général : la multiplicité des régimes, coûteuse en frais de gestion [1], est également cause de retards et de lacunes dans l'information, alors même que l'on aimerait que celle-ci fût complète, fiable et suffisamment simple pour être vraiment et rapidement utile dans les circonstances difficiles que nous vivons.

Pour 2008, les résultats sont presque en ligne avec les chiffres figurant dans la Loi de financement de la sécurité sociale relative à cette année (LFSS 2008) : 10,2 Md€ de déficit au lieu de 9,3. Pour 2009, en revanche, les prévisions doublent quasiment le déficit autorisé par la LFSS 2009 : 20,1 Md€ au lieu de 10,5. L'écart est encore plus important si l'on incorpore les résultats et prévisions relatifs au Fonds de solidarité vieillesse (FSV) : le déficit 2008 est alors ramené à 9,4 Md€, en raison d'un excédent du FSV pour cet exercice, tandis qu'en 2009 la prévision grimpe à 22,1 Md€, le FSV devant être fortement déficitaire.
Une action contracyclique hypothéquée par le farniente agité des pouvoirs publics
Que la Sécurité sociale soit déficitaire en 2009 n'a rien d'anormal : cette institution doit jouer un rôle de stabilisateur automatique , en soutenant la conjoncture lorsque celle-ci faiblit. Elle remplit cette fonction contracyclique en distribuant des revenus sociaux qui dépassent les ponctions opérées sur les revenus primaires (ceux qui proviennent de la production, au titre du travail ou du capital) lorsque ceux-ci stagnent ou diminuent.
Mais un stabilisateur automatique bien géré rembourse ses dettes ou accumule des réserves durant les périodes de croissance forte ou convenable : c'est ainsi qu'il peut faire face sans problème aux déficits liés aux vaches maigres . Or, de toute évidence, notre Sécurité sociale n'a pas agi de cette façon depuis un quart de siècle : son endettement ne cesse de croître, notamment au sein de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES). La LFSS2009 a encore chargé cette barque de 27 Md€ de dette supplémentaire [2], ce qui porte son endettement net aux environs de 93 Md€, avant toute imputation du déficit 2009, pour lequel l'État veut d'ailleurs trouver un autre support [3].
Dans l'avant-propos du rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale le secrétaire général de cette institution, François Monier, pose clairement le problème :

Le déficit voisin de 10 Md€ des dernières années précédentes était de nature totalement structurelle, puisqu'il subsistait à la fin d'une phase conjoncturelle assez favorable, marquée notamment par une progression de la masse salariale d'environ 4,4 % par an en 2006 et 2007. S'ajoute à présent à ce déficit structurel une composante conjoncturelle fortement négative.

Si nos gouvernants ne s'étaient pas contentés depuis 2002 de sauter comme des cabris (selon l'expression gaullienne) en criant changement ! changement ! ou encore rupture ! réformes ! , notre Sécurité sociale aurait été en mesure de mener une action contracyclique encore plus vigoureuse. Cela aurait été une bonne chose pour abréger la période de récession, car les prestations peuvent être augmentées de façon quasiment immédiate, à la différence des différents plans de soutien de l'activité qui ont tendance à prendre si longtemps pour être préparés, décidés, votés puis enfin mis en œuvre, qu'ils arrivent souvent après la bataille.

L'action gouvernementale en trompe-l'œil, particulièrement en matière de retraites (la pauvre loi du 21 août 2003, comme nous l'avons surnommée [4], puis la farce à grand spectacle dite réforme des régimes spéciaux), a les mêmes effets que l'inaction, le farniente, à ceci près que quand quelqu'un fait la sieste au lieu de travailler, on sait que tout reste à faire, alors que l'agitation vibrionnante des gouvernants incite l'opinion à croire que le nécessaire a été fait.

Il faut donc être reconnaissant à François Monier d'avoir osé écrire que nos rois sont nus :
Le ralentissement économique des années 2002-2003 avait creusé un déficit du régime général d'une dizaine de milliards d'euros, qui a ensuite été seulement stabilisé dans la phase ascendante du cycle économique. Le risque est que de nouveaux paliers de déficits, beaucoup plus bas que les précédents, soient franchis en 2009 et 2010.

À quand les vraies réformes ?
Il est à craindre que les risques évoqués par le secrétaire général de la CCSS ne soient que trop réels : ne constate-t-on pas que le simple fait d'envisager un ou deux ans de recul de l'âge légal de départ à la retraite par étapes à partir de 2012 est considéré comme une incroyable audace par les médias et par les princes censés nous gouverner ? Quid alors de réformes structurelles, provoquant de réelles ruptures par rapport à l'organisation traditionnelle de la protection sociale ?

Le ministre du Budget, reflétant l'avis du gouvernement et de la présidence, a déclaré qu'il n'était pas question d'augmenter les impôts, les prélèvements obligatoires étant déjà excessifs. Si l'on ne conçoit le financement de la protection sociale qu'en provenance des impôts ou de prélèvements assimilables à des impôts par leurs effets économiques, cela signifie que nous sommes coincés entre Charybde (un déficit abyssal) et Scylla (une diminution des dépenses sociales).

Or la progression des dépenses est programmée par ailleurs, dans le domaine social mais aussi dans bien d'autres domaines qui requièrent des financements étatiques : entrée en vigueur du RSA, projets relatifs au cinquième risque (la dépendance et sa prise en charge), droit opposable au logement (qui coûtera cher s'il ne reste pas une palinodie juridique), amélioration des conditions d'incarcération et de réinsertion des délinquants, défense nationale (à moins que le nécessaire aggiornamento de la grande muette ne soit confondu avec une cure d'amaigrissement), développement durable, etc.

Sachant que nos gouvernants entendent dans le même temps supprimer la taxe professionnelle sans savoir par quoi remplacer les ressources qu'elle procure aux collectivités territoriales, et qu'ils persévèrent dans une politique d'exonération de charges sociales , les jeux sont faits : ce sera Charybde – le déficit abyssal, d'autant plus que nos politiciens peuvent facilement rejeter sur la crise la responsabilité d'une descente aux enfers de l'endettement.

Mais sommes-nous vraiment ligotés, dépourvus de tout moyen d'éviter cette issue fatale ? Ne dit-on pas que là où il y a une volonté [5], il y a un chemin ? De fait, il y a un itinéraire qui permettrait de passer entre Charybde et Scylla.

Que faudrait-il faire ? À ce jour, les vraies réformes ne sont pas préparées ; il n'est donc pas possible de les mettre en œuvre avant le prochain quinquennat : les modifications structurelles dont nous avons besoin ne sont pas de celles qui s'improvisent. La priorité devrait donc être de lancer intelligemment et sérieusement [6] de grands travaux de préparation des réformes à mettre en œuvre à partir de 2012.

Quelles lignes directrices pour des réformes utiles ?
Il est illusoire de penser que les dépenses sociales peuvent être stabilisées en pourcentage du PIB. La demande de services de sécurité sociale (au sens large) croît avec le PIB, et plus rapidement que celui-ci : ces services font partie de ce que les économistes appellent des biens supérieurs , par opposition aux biens inférieurs qui déclinent en proportion du PIB lorsque la prospérité s'accroît, tels que l'alimentation ou le vêtement. Si l'on estime que les prélèvements obligatoires sans contrepartie ne peuvent pas devenir trop importants sans nuire à la croissance et à l'emploi, deux voies restent ouvertes : pratiquer la fuite en avant dans le déficit (on dépense sans prélever suffisamment) ou sortir d'un financement par prélèvements obligatoires sans contrepartie.

La première solution a été utilisée très largement, en France et ailleurs, sous forme à la fois d'un déficit des organismes de protection sociale et d'un déficit de l'État, plus ou moins largement attribuable aux dépenses sociales. Elle n'est pas soutenable , du moins dans la situation actuelle où ces déficits ne déclanchent pas un impôt d'inflation. L'accumulation des créances ne correspondant à aucune capacité de production — des fausses créances , dirait Jacques Rueff — est à la fois insupportable pour les jeunes générations et stérilisante pour l'économie. Nous avons payé assez cher, en termes de croissance et d'emploi, l'exploration de cette voie : il est temps de reconnaître qu'elle est sans issue, et d'en tirer les conséquences.

Reste la seconde solution : baser une grande partie de la protection sociale sur l'échange, de façon à pouvoir la financer par des achats de services, parce que de tels achats n'ont pas sur l'économie les effets délétères des prélèvements obligatoires sans contrepartie. En schématisant, nos dépenses d'assurance maladie, d'assurance chômage, et de préparation de nos retraites futures, peuvent devenir tout aussi bonnes pour l'économie que nos dépenses de loisir, d'habillement ou de transport, à condition qu'elles ne soient plus des prélèvements obligatoires sans contrepartie.

Pour aller dans ce sens, il n'est pas nécessaire de supprimer le service public de sécurité sociale au profit de compagnies d'assurance, comme le proposent des ayatollahs de la privatisation. Prenons l'assurance maladie : il est normal dans une société opulente et humaniste que soient définies des normes de prise en charge minimale, comme il est normal d'exiger des automobilistes qu'ils possèdent une assurance responsabilité civile. Mais cela ne signifie nullement que l'assurance maladie doive être un droit non contributif ; cela ne veut pas dire qu'elle doive être financée par l'impôt (ou des cotisations assimilables à l'impôt). Il faut sortir de la perspective charges sociales , qui signifie confiscation d'une partie des gains professionnels, et même, du fait d'une tragique erreur d'interprétation, impôt sur les entreprises, pour se rapprocher de la perspective primes d'assurance .

C'est ce que font les complémentaires santé , qu'elles soient gérées par des mutuelles, des institutions de prévoyance, ou des compagnies d'assurance. Certains de ces organismes sont habilités à gérer simultanément l'assurance maladie de base pour leurs adhérents, ce qui simplifie la vie de ces derniers (un seul dossier à constituer au lieu de deux) tout en engendrant des économies de gestion (chaque dossier est traité une seule fois au lieu de deux). Les cotisations ou primes versées à ces organismes pour bénéficier de l'assurance complémentaire ne constituent pas des prélèvements obligatoires sans contrepartie : pourquoi n'en irait-il pas de même pour les cotisations destinées à s'offrir l'assurance de base ? Si un seul organisme percevait toutes les cotisations et versait tous les remboursements, chaque adhérent comprendrait qu'il paye un service d'assurance, qu'il travaille pour s'offrir cette assurance, et on en aurait fini avec une partie des prélèvements obligatoires sans contrepartie.

Assurance sans exclusion
Mais, dira-t-on, il y aurait des exclus, des personnes incapables de payer leurs primes, des ménages qui vivraient à la merci d'un pépin de santé comme ces automobilistes impécunieux qui, faisant l'impasse sur l'assurance responsabilité civile obligatoire, risquent d'être ruinés par un accident. Eh bien non ! Il n'est pas spécialement difficile de subventionner la couverture maladie des personnes aux ressources maigrelettes : la CMU et la CMU complémentaire en apportent la preuve. Ces subventions seraient bien évidemment financées par l'impôt, mais la plus grosse partie de l'assurance maladie, de base aussi bien que complémentaire, serait désormais achetée.

Des réformes de même inspiration peuvent être étudiées pour la retraite, pour l'assurance dépendance, et pour le chômage. La population ne serait pas moins bien couverte qu'elle ne l'est – elle le serait de façon différente, plus compatible avec la croissance et l'emploi.

Ce qu'il nous faut, c'est une protection sociale qui ne fasse plus de la solidarité (au sens d'absence de contributivité et d'échange, au sens du slogan à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens ) une sorte de marteau utilisé pour tuer quelques mouches. C'est une protection sociale rendant des services en échange de paiements, moyennant le subventionnement de ceux qui sont trop pauvres pour acheter de leurs propres deniers un panier de services convenable.

Stopper démocratiquement le déficit
Aller dans cette voie permettrait de résoudre le problème du déficit de la Sécurité sociale de façon démocratique plutôt que bureaucratique. En effet, réinvestis d'un pouvoir de consommateurs, de clients, dont ils ont été dépouillés par un usage machiavélique du mot solidarité , les ménages qui trouveraient excessives les sommes demandées par les organismes sociaux pourraient, par l'intermédiaire d'associations ou de syndicats, demander une révision à la baisse de telle ou telle composante du standard minimal prévu par les pouvoirs publics.

Regardons ce qui se passe pour les voitures : pendant plusieurs décennies, les acheteurs ont trouvé à leur goût la sophistication croissante des véhicules, mais aujourd'hui certains d'entre eux, en nombre croissant, s'intéressent à des automobiles moins chères, plus faciles à financer, comportant évidemment moins de gadgets, et plus petites. Quand la souveraineté du consommateur est reconnue, les problèmes de financement disparaissent ou s'atténuent.

Le problème actuel vient de ce que ces problèmes de financement sont abordés de façon totalement bureaucratique, et cela dans de nombreux rapports aussi bien que dans la pratique institutionnelle. Les comptes de la sécurité sociale, du fait même de leur conception, participent d'une certaine manière à cet esprit bureaucratique qui est à l'origine du problème.

Rappelons pour terminer la régulation que nous proposons en matière de retraites par répartition [7] : un système unique, ne répartissant que ce qui rentre dans ses caisses, et laissant chacun libre d'améliorer son niveau de vie à la retraite en travaillant davantage. Là encore, le déficit doit être stoppé de manière démocratique : par un référendum adoptant à la fois le principe d'équilibre financier susmentionné, et la limitation du taux de prélèvement sur les actifs, afin de préserver l'équité entre les générations.

La procédure du référendum devrait d'ailleurs être sérieusement envisagée pour engager les réformes structurelles dont a besoin notre système de protection sociale : on n'effectue pas une refondation sans appel à la souveraineté nationale, qui appartient au peuple ; et si celui-ci, aux termes de l'article 3 de la Constitution, l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum , il est clair que la voie référendaire est toute indiquée lorsqu'il s'agit de fixer les grands principes sur lesquels se baserait une protection sociale profondément modernisée et rénovée.

*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université de Lyon III, vice-président de l'association des économistes catholiques.

[1] Dans une monographie sur les coûts de la complication réalisée pour Contribuables Associés (n° 20, février 2009), nous avons essayé de chiffrer ce que l'unification des trois régimes des salariés du privé (Sécu, ARRCO et AGIRC) procurerait comme économies sur les frais de gestion. Résultat : entre 700 millions et un milliard d'euros, sans compter les avantages de la simplification pour les entreprises et les ménages.
[2] Le tour de passe-passe exécuté à cette occasion mérite d'être rappelé : la loi interdisant de prolonger la durée de vie de la CADES, il fallait lui attribuer des recettes supplémentaires pour qu'elle puisse rembourser davantage dans le même laps de temps ; ces recettes furent obtenues en déshabillant Pierre (le FSV, qui perd 0,2 points de CSG) pour habiller Paul (la CADES). Bien entendu, cette opération a rendu le FSV déficitaire : c'est lui qui va s'endetter en 2009 et les années suivantes pour que la CADES puisse rembourser progressivement ses créanciers. La lettre de la loi est respectée ; quant à l'esprit... Montesquieu, au secours, il y a si longtemps que nos gouvernants ne prêtent plus guère attention à l'esprit des lois !
[3] Ce sera probablement l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS). En fait, tout aurait été plus simple, plus lisible, si l'ACOSS avait porté dès le départ la totalité de la dette de la sécu ; la création de la CADES fut de la poudre aux yeux, destinée à brouiller les pistes en divisant la dette sociale et en donnant à sa plus grosse partie une nature ambiguë : on ne sait plus très bien si le débiteur est l'État ou la sécu. L'endettement du FSV va constituer un petit plus pour cette entreprise de confusion en confiant à un troisième organisme le soin de porter une fraction de la dette sociale. La formule diviser pour régner a ainsi été transformée en diviser pour dissimuler .
[4] Sauver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003, Sauvegarde Retraites / L'Harmattan, 2003
[5] La volonté dont il s'agit, faut-il le dire, n'a guère de rapport avec le volontarisme régulièrement affiché et pratiqué par les pouvoirs publics français. Etre déterminé à travailler dur pour réaliser les quelques grandes réformes qui sont indubitablement de la responsabilité du législateur et du gouvernement n'est pas la même chose qu'un activisme interventionniste mêlant l'État à tout ce qui ne le regarde pas !
[6] Ces adverbes sont importants. Le Conseil d'orientation des retraites, par exemple, travaille sur des scénarios de réforme des retraites, mais les spécialistes savent bien que, hélas, une telle instance n'a ni les moyens ni la composition voulue pour préparer une véritable refondation des échanges intergénérationnels.
[7] Notamment dans Urgence retraites, petit traité de réanimation, Le Seuil, 2008 ; et Réforme des retraites : vers un big-bang ? note de l'Institut Montaigne, mai 2009.

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