Les chercheurs français sont bien français. Ils ont des problèmes, ils demandent des crédits. L'absence de véritable liberté scientifique, celle qui demande surtout du courage et de la volonté, ne semble pas les émouvoir.

Il y a quelques mois, un trop grand silence a entouré la parution d'un petit livre sur les " splendeur et misère de la science française " dont les intellectuels frondeurs feraient bien de s'inspirer. Le Grand Gâchis (Eyrolles, 2002) est pourtant éclairant. L'auteur du livre, Olivier Postel-Viney, est directeur de la rédaction de la revue La Recherche. Il y dresse un tableau impeccable de l'état de la recherche en France. Un tableau d'une rare noirceur...

Avant d'aller plus loin, il faut répondre à la question : pourquoi se soucier de la recherche ? Dans le monde actuel, la richesse d'un pays n'est plus déterminée ni par sa production agricole, ni par ses richesses en matières premières, ni même par sa puissance industrielle. Les principales sources de revenu sont désormais les actifs immatériels : la propriété du capital, les brevets, les connaissances, la notoriété, les réseaux, les organisations, etc.

En veut-on la preuve ? Les États-Unis, bien que largement désindustrialisés, tiennent de loin la première place mondiale dans l'économie. De même la Suisse ou la Suède, dont les revenus par habitants atteignent les sommets et dont l'industrie est pour ainsi dire inexistante... Alors que l'Inde et la Chine, qui sont aujourd'hui les premières puissances industrielles mondiales, restent des pays pauvres. Plus encore, pour ne pas rester en retrait des grands mouvements de la richesse mondiale, la Chine a adopté une législation complète sur le droit de la propriété intellectuelle à l'occasion de son entrée dans l'OMC, malgré une opposition culturelle millénaire à une telle notion. Un dernier indice enfin : les entreprises internationales les plus prospères n'ont de cesse d'investir dans ce qu'elles nomment le knowledge management, la gestion des connaissances, c'est-à-dire la codification et l'explicitation des biens immatériels compris dans chaque organisation.

On doutera légitimement qu'une économie puisse ne vivre que de ses actifs incorporels. Les entreprises qui s'y sont essayées ont disparu ou se sont fragilisées. Mais, dans l'éventail des actifs qui font vivre une économie, aujourd'hui, ceux-là seuls sont déterminants.

Or comment crée-t-on des actifs immatériels ? Les droits de propriété intellectuelle, les brevets, les savoirs, les marques, proviennent pour une large part de la recherche. Si la recherche d'un pays ou d'une entreprise n'est pas innovante, si elle ne produit pas des résultats significatifs, alors le pays ou l'entreprise, à court ou à moyen terme, est sur la voie inéluctable de la paupérisation. La question de l'efficacité de la recherche n'est pas une question parmi d'autres pour l'économie moderne ; elle est la question, celle de la prospérité future.

D'où l'importance des débats engagés par Olivier Postel-Viney dans son livre.

La science française va mal

Il commence simplement par la recension des principaux indicateurs, qui convergent tous pour attribuer à la France une place comprise entre la dixième et la quinzième mondiale si on rapporte les différents indicateurs à la taille relative de notre pays, et pour constater un recul dans la durée. Certes, chacun de ces indicateurs (nombres de parutions, indices de citations, nombre de brevets, etc.) a ses limites, mais la similitude de leurs résultats et l'absence de toute mesure contradictoire sont un indice certain que la science française va mal.

Pis encore, il est un seul domaine dans lequel la France est en tête du palmarès, celui de l'argent public dépensé dans la recherche. Rapporté aux constats précédents, cela signifie une productivité extrêmement faible. Au passage, cela tord le cou à l'éternelle revendication de l'augmentation des budgets : le problème n'est pas là. La science française va donc très mal.

Olivier Postel-Viney tente une analyse assez convaincante des causes du recul : le fait que les chercheurs sont recrutés (ou plutôt cooptés) comme fonctionnaires sans objectif de résultat, ni contrôle, ni risque de sanction ; la déconnexion entre la recherche publique et l'enseignement et l'industrie ; la faiblesse de l'université française, concurrencée par des grandes écoles qui ont écarté la recherche de leurs objectifs ; le poids démesuré, dans le budget de la recherche, des salaires des chercheurs fonctionnaires ; le saupoudrage entre les laboratoires de l'argent public restant, sans considération des besoins réels des différents projets...

Il propose logiquement le contraire, en s'appuyant sur ce qui se fait dans les pays dont la recherche est, d'après les mêmes indicateurs, la plus dynamique : la Suisse, la Suède, les États-Unis, la Chine. " Il me semble que si l'on contraint les laboratoires universitaires à trouver leurs fonds de recherche par eux-mêmes, si on les laisse libres de recruter leurs chercheurs par contrat et si on autorise les universités à choisir leurs étudiants, les éléments essentiels d'une transformation du monde académique seront réunis " (p. 89-90). On ne peut qu'y souscrire.

Le tableau macro-social de la recherche française dessiné par Olivier Postel-Viney concerne surtout les sciences exactes. Mais il corrobore largement le sentiment qu'on peut se faire de la question par ailleurs. Éditeur dans le domaine du management, j'observe avec attention l'évolution des sciences humaines. Je n'ai de cesse d'y trouver la recherche française misérable, surtout lorsque je la compare à la vitalité de la canadienne et de l'américaine. (Notez qu'il n'y a pas là du tout d'américanophilie : la meilleure recherche nord-américaine a justement su reprendre à la tradition française une belle érudition classique, le sens de l'histoire et une visée universelle. La caricature d'une science dominée par l'utilitarisme et inculte est révolue. Sans doute le large afflux de penseurs du monde entier vers les universités des États-Unis et du Canada y est-il pour beaucoup.) Bref, les débats et les progrès en philosophie, en histoire, en psychologie, en sociologie, en ethnologie ou en économie sont bien plus outre-Atlantique que chez nous.

Diktat idéologique

Je reconnais volontiers les causes décrites par Olivier Postel-Viney. Les chercheurs français que j'ai pu rencontrer ne sont guère incités à trouver, ni même à chercher, mais bien plus à faire montre de leur position. La plupart travaillent infiniment sur des questions de détail, sans cadre général ni volonté d'aboutir à quoi que ce soit. La recherche pour la recherche – qui culmine dans une sociologie presque entièrement vouée à la sociologie de la sociologie... Cela dit sans plaisanter.

Mais je voudrais ajouter une autre cause à celles évoquées dans ce livre, plus discrète sans doute, mais non moins capitale. Comme le dit Olivier Postel-Viney, l'université, depuis Napoléon, est " conçue comme une extension de l'administration de l'État, destinée à garantir le caractère national des diplômes délivrés aux futurs enseignants " (p. 36). Il en va de même pour la recherche. Plus ou moins consciemment, le but que celle-ci se donne est la perpétuation de l'idéologie issue des Lumières, qui est sensée sous-tendre la République.

La science française est soumise à un diktat idéologique. Déterminisme et darwinisme dans les sciences fondamentales, freudisme et lacanisme en psychologie, marxisme et structuralisme en sociologie, kantisme en philosophie, marginalisme et modélisation mathématique en économie, progressisme et politisation en histoire, – ces impératifs sont l'horizon obligatoire de tout chercheur qui veut obtenir l'approbation de ses pairs, c'est-à-dire de tout chercheur qui veut se maintenir dans le système. D'où une hostilité forcenée aux publications étrangères, qui pour la plupart ont largement dépassé ces postulats de la science du XIXe siècle. Les laboratoires français restent ainsi coupés de la recherche mondiale, et par là accentuent le déclassement de l'intelligence française.

La recherche en France souffre d'un défaut de liberté de penser. L'autocensure et la censure se relayent pour écarter les penseurs divergents du domaine public et académique. N'étant soumis à aucun contrôle de résultat, nos chercheurs peuvent continuer à ressasser des théories défuntes : rien ne les contredit.

On peut espérer avec Olivier Postel-Viney que les forces à l'œuvre, comme la circulation mondiale de l'information ou le poids des exigences européennes, finiront par entamer le privilège d'une classe intellectuelle fonctionnarisée qui étouffe la recherche française en épuisant ses budgets. On peut aussi espérer que cette question fera l'objet d'un débat politique digne de ce nom, mais c'est moins certain. Il faut en tout cas ne pas se résoudre à une mort de la science française, qui signifiera à coup sûr la mort de notre avenir économique.

> OLIVIER POSTEL-VINEY, Le Grand Gâchis : splendeur et misère de la science française, Eyrolles, 2002, 128 pages, 12 €.

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