Le Figaro publiait ce 28 octobre une chronique de Luc Ferry intitulée Les "allocs" sous conditions de ressources ? Une évidence ! C'est pratique, les évidences : pas besoin de démonter quoi que ce soit, puisque ce que l'on dit est évident. On peut affirmer sans preuve que des allocations familiales universelles, c'est-à-dire attribuées en fonction uniquement du nombre et de l'âge des enfants, indépendamment des revenus des parents, constituent une absurdité économique et une injustice flagrante .

On peut ipso facto se moquer de deux ministres [qui] sont montés au créneau pour rejeter brutalement la proposition et ce, curieusement, sans le moindre embryon d'argumentation : c'est aux autres d'apporter des preuves, soi-même on en est dispensé puisque ce que l'on dit est évident .
Pour finir, on peut faire appel à la sociologie électorale pour affirmer que la position des partisans de l'universalité s'explique uniquement par des motivations électoralistes : Les familles les plus nombreuses sont majoritairement de droite, catholiques et conservatrices. Les attaquer au tiroir caisse, c'est prendre le risque de froisser son électorat. Point final !
Peu importe qu'en France les familles les plus nombreuses (à peu près six enfants en moyenne) soient celles des immigrants venus du Sahel, généralement musulmans ; peu importe que le cadre catho qui entasse sa progéniture dans un monospace et dont l'épouse est au foyer pour s'occuper d'une famille nombreuse gagne rarement les 10 000 euros par mois qui constituent la référence de l'ancien ministre : c'est pour obtenir ses suffrages intéressés que des politiciens de droite veulent absolument qu'un patron du CAC touche [au titre des allocs] la même somme qu'un smicard .
Laissons donc de côté ce verbiage agressif pour nous intéresser maintenant aux choses sérieuses : l'universalité des allocs est-elle ou non justifiée ?
Les conditions de ressources et la gestion des caisses d'allocations familiales
Depuis la nouvelle société de Jacques Delors et Jacques Chaban-Delmas, il est de bon ton de vouloir réserver les prestations familiales à ceux qui en ont le plus besoin . Cet état d'esprit a conduit à la multiplication des prestations sous conditions de ressources, facteur de complication qui rend le système difficilement compréhensible aux familles, qui débouche sur une augmentation des frais de gestion, et qui explique une part importante des nombreuses erreurs commises par les CAF.
À ce sujet, la Cour des comptes, après avoir l'an dernier refusé de certifier les comptes de la branche famille relatifs à l'exercice 2008, n'a certifié cette année ceux de 2009 qu'avec de sérieuses réserves, ayant relevé la présence d'anomalies financières dans 6,3 % des dossiers de prestations légales formant l'échantillon représentatif des dossiers liquidés par les CAF utilisé pour mener ses diligences , comme disent les commissaires aux comptes, c'est-à-dire examiner la qualité du travail effectué.
Le rapport de la Cour (disponible sur son site internet) indique : Les anomalies financières trouvent principalement leur origine dans des erreurs relatives aux ressources ou à la situation professionnelle de l'allocataire, dans des erreurs de saisie ou du fait de l'absence de pièce justificative. Autrement dit, en l'absence de conditions de, ressources qui exigent des déclarations de revenus, l'examen de nombreuses pièces justificatives, et la saisie de nombreuses informations, beaucoup moins d'erreurs seraient commises, et le coût de fonctionnement de la branche famille serait bien moindre.
Le mythe de l'aide aux familles
Pourquoi conçoit-on volontiers les prestations familiales comme moyen de venir en aide aux familles nécessiteuses ou du moins modestes ? Parce que les services rendus à la collectivité nationale par la mise au monde et l'éducation des enfants sont perdus de vue.
En ces jours où la loi retraites 2010 a été votée, le théorème de Sauvy devrait être présent à tous les esprits : nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations (elles ne sont pas épargnées, mais dépensées par nos aînés) ; nous les préparons par l'engendrement, l'entretien et l'éducation des nouvelles générations. Cette préparation s'effectue concrètement dans les établissements scolaires et universitaires, financés par l'ensemble des contribuables, et dans les familles. Mais les retraites tiennent peu compte de l'apport parental : le Conseil d'orientation des retraites (COR) évalue à 8 % [1] la proportion des pensions de droit direct qui résulte des trois dispositifs familiaux : annuités gratuites pour enfants élevés, assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), et majorations de pensions pour famille nombreuse.
Cet apport parental (part des enfants dans le budget familial et temps de travail domestique effectué par les parents au profit des enfants) représente plus de la moitié de l'investissement global dans la jeunesse [2]. Il s'agit d'un résultat net des prestations familiales, dont le montant est logiquement déduit des sommes consacrées aux enfants lorsque l'on entend mesurer ce qui leur vient uniquement de leurs parents.
On est donc dans une situation où les personnes qui réalisent en tant que parents la grosse moitié de l'investissement dans la jeunesse reçoivent en retour, à ce titre, 8 % seulement des dividendes, tandis que la petite moitié du financement donne droit à 92 % du retour sur investissement. La spoliation des personnes qui consacrent à leurs enfants une partie notable de leur temps et de leur argent est massive, mais des personnes qui ne connaissent pas le B. A. BA du raisonnement économique en général ni de la théorie du capital humain en particulier voudraient faire croire que les familles sont aidées !
Les familles créancières de la nation .
Il y a environ un siècle, l'un des grands ancêtres du mouvement familial, Simon Maire, lança le slogan les familles créancières de la nation . Ce faisant, il exprimait à l'avance de manière simple et vigoureuse ce qui découle des travaux d'Alfred Sauvy et d'économistes tels que Gary Becker et Theodore Schultz (deux prix Nobel) : en élevant leurs enfants, les parents rendent des services à l'ensemble des citoyens, si bien que la communauté leur est redevable.
Pour l'essentiel, la politique familiale ne relève donc pas de l'assistance, mais de l'échange. Ceux qui n'ont pas d'enfant, ou n'en ont qu'un, ont besoin des enfants des personnes plus fécondes : sans elles, ils n'auraient pas grand chose pour vivre après l'arrêt de leur activité professionnelle. Mais l'équité consisterait-elle à tout recevoir sans rien donner ?
Dans un rapport du Conseil d'analyse économique [3], Évelyne Sullerot et Michel Godet indiquaient le coût en 2001 des enfants confiés à une famille d'accueil (1 250 € par mois) et à un établissement (2 500 € par mois). On peut compter aujourd'hui, neuf ans plus tard, environ 1 500 et 3 000 €. Cela donne une idée de ce que représente l'apport des parents qui s'occupent eux-mêmes de leurs enfants. 1 500 € par mois pendant 20 ans, cela fait 360 000 €, le prix d'un logement en province.
Quand je faisais un calcul analogue il y a un quart de siècle, sur d'autres bases, je tombais déjà sur la valeur d'une maison convenable dans une ville moyenne. Et les récents travaux d'Olivia Eckert-Jaffé sur les budgets temps des parents [4] montrent que le coût en temps d'une famille nombreuse équivaut à un plein temps sur le marché du travail. Le faisceau d'indices est convergent : l'apport parental est considérable.
Ne remplaçons pas l'échange par un mélange de vol et d'assistance
Bien entendu, les personnes qui appartiennent aux 2 ou 3 % des ménages français les plus riches n'ont pas besoin d'allocations familiales. Ils n'ont pas non plus besoin de la gratuité scolaire pour envoyer leurs enfants à l'école, ni de la gratuité des soins pour ces enfants. Mais ils n'ont pas davantage besoin de la totalité de leurs salaires, des loyers des appartements qu'ils donnent en location, des dividendes des actions qu'ils possèdent, des intérêts qui leur sont servis sur leurs assurances-vie et leurs livrets d'épargne.
Pourquoi les partisans de la mise sous conditions de ressources des allocations familiales ne demandent-ils pas la mise sous conditions de ressources des revenus de placements, et des salaires ?
Parce qu'ils creusent un fossé entre l'économique et le social. Il y aurait d'un côté un mécanisme purement redistributeur, la Sécurité sociale, faite pour prendre aux uns parce qu'ils sont à l'aise et donner aux autres parce qu'ils le sont moins, et de l'autre des mécanismes d'échange. Mais c'est inexact ! La Sécurité sociale est un lieu d'échange. Elle comporte certes une certaine dose de redistribution, mais son rôle principal est d'organiser une part importante des échanges non marchands. Ces échanges sont aussi vitaux pour le bien-être et la dignité des êtres humains que ceux qui s'opèrent sur les marchés. Il n'y a pas lieu de les opposer.
Si l'on ne comprend pas cela, ce qui est hélas le cas d'une partie des hommes qui se mêlent ou se sont mêlés de gouverner, on fait du système de protection sociale une sorte de cancer qui parasite l'économie d'échange, et on essaye (vainement) de donner de petits coups de lime à ce corps étranger dont le développement étouffe l'économie. Vouloir mettre les allocations familiales sous conditions de ressources, c'est proposer l'une de ces limitations minuscules et inefficaces d'un système que la sottise des hommes politiques a rendu désuet, et dont l'obsolescence croissante conduit la France – et bien d'autres pays développés – à l'impotence.
Le redressement de notre pays, qui relativement au reste du monde décline doucement depuis près de 40 ans, passe par une métamorphose de son système de protection sociale au sens large du terme (c'est-à-dire y compris le financement de la formation initiale) dans le sens de l'échange – un échange non marchand, mais compatible avec l'économie de marché. C'est une tâche exaltante. Un projet cohérent également avec la doctrine sociale de l'Eglise, selon laquelle il est vain et malsain de vouloir fournir à titre d'assistance ce qui est dû en bonne justice du fait des services rendus [5].
*Jacques Bichot, professeur émérite à l'université Jean-Moulin (Lyon 3), vice-président de l'Association des économistes catholiques.
[1] Ce chiffre provient de la méthode d'estimation qui donne le résultat le plus élevé ; deux autres méthodes, non retenues par le COR, mais également valables, donneraient des résultats inférieurs.
[2] Voir D. Marcilhacy, De la contributivité en matière de retraites , Droit social, juillet-août 2009.
[3] La famille, une affaire publique. La Documentation française, 2005.
[4] Le coût du temps consacré aux enfants. Contraintes de temps et activité féminine , Document de travail de l'INED n° 163, 2010.
[5] Qui aime les autres avec charité est d'abord juste envers eux. [...] La justice est la première voie de la charité [...], la charité exige la justice. Caritas in veritate, n. 7.
***