"Monsieur le ministre, vous remerciant très chaleureusement d'avoir accepté de me remettre ces insignes, je prends la parole de façon singulière. En effet, une telle manifestation est le seul type de cérémonie officielle où un citoyen est, en vertu du protocole, autorisé à s'exprimer après un ministre.

[...]

Dans votre dernier livre, Monsieur le ministre, vous avez opportunément inventé un nouveau type de colère, la colère " affectueuse ", c'est-à-dire le souci de regarder avec lucidité les réalités afin de provoquer les mutations nécessaires.

Et permettez-moi de penser que la reconnaissance aujourd'hui attribuée vient de ce vous me trouvez digne de cette attitude, au moins dans trois champs qui me préoccupent : celui de la paix et du développement, celui des équilibres sociaux et territoriaux et enfin, celui de l'homme, le seul combat qui vaille, comme disait le Général De Gaulle.

Dans ce temps où des minorités veulent pousser les hommes à toujours préférer les canons au beurre, il est important de comprendre les mécanismes de la paix et du développement. Les pays et les territoires où des pouvoirs concentrent leurs moyens financiers sur des dépenses visant à préparer des guerres ou des conflits civils sont ceux ou règnent la plus grande pauvreté. La paix, c'est-à-dire la volonté d'instaurer la concorde sociale et la volonté d'échanger pacifiquement avec ses voisins ou le reste du monde, est donc la première condition du développement. Cela vaut partout : la concorde sociale, et la sécurité qui en découle, est une condition essentielle du recul de la pauvreté dans les quartiers en difficulté. Elle l'est tout autant dans des pays que rien n'empêche de devenir riches, qu'ils s'appellent Corée du Nord, Birmanie ou Algérie. Or la paix s'y trouve constamment battue en brèche par des pouvoirs ou par des minorités qui, faute d'être capable de susciter du développement ou d'y contribuer, recherchent des boucs émissaires pour exacerber des conflits.

Un de mes premiers combats consiste à tout faire pour que l'histoire, du local au mondial, ne soit pas tragique, pour que l'unité du genre humain soit reconnue au-delà de la richesse des diversités sociétales, culturelles ou religieuses. Cette unité du genre humain se fonde notamment sur un constat : chaque homme ne doit son existence qu'au fait d'être différent de n'importe lequel de tous les autres hommes. Elle a pour conséquence le refus de tout totalitarisme, et également de toute centralisation contraire au principe de subsidiarité, dont le travers inévitable est le complexe de Procuste et les malheurs qui en découlent.

Mon deuxième combat vise comme objectif des territoires harmonieux. Cela passe, dans un pays comme la France, par de grandes opérations chirurgicales, telles celles que vous avez entreprises, Monsieur le ministre. Il s'agit de défaire l'urbanisme fonctionnel, répétitif, particulièrement coûteux en entretien en raison d'une mauvaise qualité des matériaux choisis, et inhumain, issu de l'idéologie de la Charte d'Athènes de 1933. J'insiste en outre, car cela est souvent omis, sur le mauvais choix de localisations de nouveaux quartiers d'urbanisme vertical, inspirés dans les années 1960 par un rejet de la ville traditionnelle et en conséquence rejeté hors de la continuité de la ville. D'où des quartiers qui subissent un quadruple isolement : géographique, esthétique, fonctionnel et par la qualité du cadre de vie.

Parallèlement, il faut combattre l'idée d'un rural dont le seul objet serait de devenir une réserve d'Indiens. L'usage inapproprié et immodéré de l'expression " exode rural ", au lieu de celle d' " émigration rurale ", inscrit dans nos têtes une fatalité et un syllogisme implicite :

" L'espace rural est agricole ; L'agriculture ne crée plus d'emplois directs ; Donc le monde rural n'est plus créatif. "

Ce syllogisme erroné est au cœur des échecs de nos politiques d'aménagement du territoire. Or ce rural-pessimisme n'est pas seulement nocif pour les espaces ruraux, il l'est tout autant pour les espaces urbains car il se traduit fondamentalement par un mauvais usage des richesses des territoires français, les plus vastes d'Europe après la Russie et l'Ukraine.

Lorsque je constate qu'on recommence, avec l'accès au haut débit, les mêmes erreurs qu'avec le téléphone automatique dans les années 1960, je m'associe pleinement à votre colère affectueuse et je plaide pour un aménagement équilibré des territoires.

En troisième et dernier lieu, le combat pour l'homme. Avec ses aspects quantitatifs et qualitatifs qui sont d'ailleurs liés. La méconnaissance des réalités géographiques, c'est-à-dire démographiques et culturelles, des populations et de leurs évolutions est la source de beaucoup d'erreurs. Au combat contre les fractures géopolitiques, contre les fractures territoriales, s'ajoute par exemple celui contre les fractures entre les générations. En s'inscrivant dans le temps long, la science de la population enrichit notre compréhension de nous-mêmes et du monde. En raison de l'apport essentiel d'une lecture démographique des évolutions en France, en Europe et dans le monde, je fais tout mon possible pour promouvoir l'Alliance Population et Avenir et sa revue éponyme.

En conclusion, il s'agit notamment d'œuvrer en permanence pour deux objectifs liés : la transparence et la connaissance. Mon ami Alfred Sauvy, qui fut mon maître, bien que je ne fus jamais juridiquement son élève, refusait, comme vous-même, d'entrer dans le débat public-privé. En revanche, il considérait que le service public ou l'entreprise nationalisée avait un devoir impératif de transparence supérieur à celui des entreprises privées, ce devoir de transparence présenté, dans Un homme en colère, comme l'un des six chantiers nécessaires de l'avenir. Car la situation de la France se caractérise par un Etat spécialiste hors pair de l'opacité, à commencer par le budget et les comptes publics dont le manque de clarté et de sincérité est criant.

Quant à l'impératif visant à faire progresser la connaissance, il nous invite à tout faire pour démentir Thucydide, ce lointain prédécesseur de mon autre grand maître, Pierre Chaunu, qui écrivait, il y vingt-cinq siècles : " Au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter des idées toutes faites. "

Construire un avenir plus humain suppose de bien penser et bien agir, ce qui n'est possible que si l'on combat les poncifs ou les modes intellectuelles du moment. Aussi, après des années dans des entreprises privées, je suis heureux de pouvoir tenter d'être, par mes recherches, un créateur de connaissances et, par ma pédagogie, un transmetteur de connaissances.

En effet, la connaissance est la liberté de l'homme. La refuser serait renoncer à être. Je le crois profondément. Que ces insignes dont vous me faites l'honneur m'aident à rester toujours fidèle à cet acte de foi. "

G.-F. D.

> Réagissez ! Envoyez votre avis à Décryptage

>