Le vote de l'impôt par le Parlement symbolise la démocratie représentative [1]. Il est donc normal que nous y soyons attachés. Mais le monde change. La question doit donc être posée, si possible sereinement : cela est-il encore raisonnable de donner au budget annuel (ou pluriannuel) la forme d'une loi ? Ne vaudrait-il pas mieux que le gouvernement soit pleinement responsable en droit de cet instrument de gestion comme, à peu de choses près, il l'est en fait ?

En contrepartie, le législateur définirait, de manière beaucoup plus pérenne que ce n'est actuellement le cas, les règles à respecter par les managers – les ministres et leurs services. Les parlementaires auraient à se prononcer non plus a priori, mais a posteriori, sur la gestion effectuée, en fonction des objectifs poursuivis. Ce changement serait comparable à celui qui, en 1982, a dispensé les collectivités territoriales de la tutelle ministérielle ou préfectorale s'exerçant ex ante sur leurs décisions budgétaires. La séparation des pouvoirs, si peu respectée dans notre pays, ferait ainsi un grand pas en avant.
La loi ne commande pas la conjoncture
Les péripéties actuelles sont favorables à une telle remise en question, car elles montrent de façon particulièrement claire ce qui est moins apparent, quoique bien réel, dans des périodes moins troublées : un budget ne peut pas avoir force de loi, car recettes et dépenses dépendent pour une part de facteurs auxquels la loi ne commande pas, à commencer par la conjoncture. Il est possible de faire des prévisions, mais la plupart des dépenses et recettes de l'État ne se décrètent pas davantage que celles d'une entreprise.
L'encre de la loi de finances pour 2009, promulguée le 27 décembre 2008, était d'ailleurs à peine sèche, qu'une loi de finances rectificative pour 2009 était inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale [2] : un changement ou durcissement de conjoncture économique, mais aussi des péripéties de politique étrangère, peuvent à tout moment modifier les rentrées prévues, et imposer de nouvelles dépenses, ou fournir des opportunités pour en diminuer certaines.
Parallèlement, de nombreux débours s'effectuent à guichet ouvert , notamment en ce qui concerne les traitements et les pensions. L'État ne maîtrise pas les départs à la retraite de ses agents, pas plus que le nombre des bénéficiaires de prestations de chômage non contributives (qui relèvent à ce titre de son budget, et non d'un financement par cotisations sur les salaires). Il ne maîtrise guère plus les embauches : de nombreux postes, ouverts au recrutement, ne sont pas pourvus, soit faute de candidats, soit par suite de dysfonctionnements bureaucratiques.
Il serait donc logique que le gouvernement présente le budget de l'État comme un document relevant d'une part de la prévision, et d'autre part de la volonté politique, et non pas comme une série d'ouvertures de crédits autorisées par le législateur pour chaque catégorie de charges. La notion de crédit budgétaire, en tant qu'autorisation légale de dépenser une somme déterminée accordée par le Parlement à chaque administration pour tel et tel objet, est passablement obsolète : il serait temps de s'en apercevoir.
Certes, la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 – la LOLF – a conféré une certaine souplesse au dispositif, mais on est loin du compte. D'autant que l'introduction de lois de financement de la Sécurité sociale, par la réforme constitutionnelle et la loi organique de 1996, a étendu aux finances sociales les principes irréalistes qui gouvernent celles de l'État.
Gérer ou légiférer, il faut choisir
Le principe du paiement à guichet ouvert est particulièrement prégnant dans le domaine social : comment pourrait-il être question d'arrêter fin novembre les remboursements de soins et les versements de pensions ou de prestations familiales sous prétexte que les crédits accordés par le législateur pour l'année en cours sont épuisés ? La responsabilité du Parlement réside dans la mise en place de règles du jeu rendant possible une gestion efficace de la Sécurité sociale, pas dans l'édiction de crédits dont chacun sait qu'ils ne peuvent pas être limitatifs dans les faits.
Prenons un peu de recul : les lois de finances et celles de financement de la Sécurité sociale souffrent de la confusion entre l'autorité qui pose les règles du jeu et le management qui fait fonctionner le système dans le respect de ces règles. Le principe de cette distinction, dont la séparation des pouvoirs législatif et exécutif est un cas particulier (et particulièrement important !), remplacerait profitablement, dans la Constitution, toutes sortes de passages qui l'encombrent alors qu'ils ne relèvent en bonne logique même pas de la loi, mais d'un simple décret, comme par exemple certains détails relatifs à la composition du Conseil supérieur de la magistrature et de ses différentes formations.
En effet, quand les gestionnaires ont la possibilité de changer les règles du jeu, pour eux la tentation est forte, en cas de problème, de tripatouiller ces règles plutôt que de prendre, en les respectant, les mesures susceptibles d'améliorer la situation. L'exécutif se réfugie dans les manipulations législatives chaque fois qu'il se révèle incapable de piloter correctement la barque qui lui a été confiée. Une inflation législative et réglementaire remplace la direction effective et professionnelle des services.
On prête à Colbert ces admirables paroles : Il faut rendre la matière des finances si simple qu'elle puisse être facilement entendue par toutes sortes de personnes [3]. On peut être certain que cette injonction ne sera pas mise en œuvre tant que les lois de finances et les lois de financement de la Sécurité sociale, au lieu d'être remplacées par des textes de nature réellement législative fixant des règles du jeu pérennes, constitueront pour l'exécutif un substitut lourd et bureaucratique aux outils de gestion et à la mentalité gestionnaire qui lui font cruellement défaut.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'Université Jean Moulin (Lyon III).

 

[1] Ce symbole est un peu curieux, puisque c'est sous la monarchie que le Parlement a été instauré et a acquis le droit de voter l'impôt. Les symboles ne sont pas nécessairement le reflet fidèle de la réalité historique...
[2] Le déficit de l'État pour 2009, fixé à 67 Md€ par la loi de finances pour 2009, a été révisé à près de 80 Md€ par le ministre des comptes publics avant même le vote de la loi (Les Echos, 17 décembre 2008). Et Les Echos du 7 janvier 2009 annonçaient pour le collectif budgétaire (la loi de finances rectificative) dont le projet est à l'Assemblée nationale une nouvelle révision du déficit budgétaire 2009 lors de son passage au Sénat, prévu à partir du 21 janvier. Quant à la Sécurité sociale, le chiffre de 10,5 Md€ figurant dans la loi de financement pour 2009 est considéré comme obsolète par l'Agence centrale des organismes de Sécurité sociale, qui prévoit (selon La Tribune du 23 décembre 2008) un déficit compris entre 15 et 20 Md€.
[3] Cette phrase figure en exergue du traité classique de Luc Saïdj et Jean-Luc Albert, Finances publiques, Dalloz, 5e éd., 2007.