Dans une lettre à Gordon Brown à l'occasion du G20, Benoît XVI conseille d' éviter les solutions empreintes d'égoïsme national ou de protectionnisme . Jean-Yves Naudet défend une continuité de la pensée des papes sur ce sujet.

LE PAPE Benoît XVI — il l'a lui-même confirmé — doit publier une encyclique sociale, venant après ses beaux enseignements sur la charité et sur l'espérance. Ce texte est attendu depuis deux ans, car on pensait que le pape choisirait l'anniversaire de Populorum progressio (1967) et de Sollicitudo rei socialis (1987) pour publier cette encyclique en 2007. Dans un entretien avec les prêtres de Rome (publié par Liberté politique), Benoît XVI expliquait lui-même ce retard par le fait qu'il s'apercevait à quel point il est difficile de parler avec compétence d'une certaine réalité économique : on ne peut porter un jugement éthique que si l'on comprend comment se pose le problème sur un plan technique ou scientifique. Cette sagesse est tout à l'honneur du pape et n'en donnera que plus de poids à sa prise de position. En outre, la crise de 2008 l'a conduit à réviser en profondeur son texte. Désormais, on l'attend, dit-on, pour le 29 juin 2009 (saint Pierre et saint Paul), mais bien entendu seul le Saint Père est maître de la date.

Sur quoi portera l'encyclique, qui pourrait s'appeler Caritas in veritate ? Chaque pape réaffirme les principes intangibles de la doctrine sociale, et fait allusion aux grands textes fondateurs, mais aussi chacun apporte une actualisation de ces principes éternels : Rerum novarum (les choses nouvelles) c'était déjà la démarche de Léon XIII en 1891. Benoît XVI, n'en doutons pas, parlera de la crise économique et financière actuelle, qu'il a déjà largement présentée comme une crise morale. Il sera sûrement question de finance (Jean-Paul II avait à peine esquissé la question, qui se pose en termes renouvelés), d'écologie (même remarque, même si Jean-Paul II avait déjà bien précisé qu'il s‘agissait d'une écologie humaine : l'Église met la défense de la vie humaine bien au dessus de celle des animaux, même si préserver la création est aussi un thème important : la vie humaine, contrairement à ce que disent certains écologistes radicaux est autre chose que celle d'un bébé phoque !) ou encore des ressources rares et non renouvelables.

Mondialisation
Mais beaucoup pensent qu'il pourrait s'exprimer aussi sur le phénomène de la mondialisation et donc en particulier sur la question des échanges de biens et de services tout autour de la planète. Là encore, ses prédécesseurs en ont parlé, mais la question a considérablement évolué. Jean XXIII y faisait allusion (Mater et Magistra, 1961, n. 59) en parlant de ces nouvelles interdépendances (qu'il appelait encore socialisation) et des relations entre pays développés et sous-développés (n.157). Paul VI, confronté au développement des échanges commerciaux, abordait le sujet avec prudence, voire un peu de réserve, dans Populorum progressio (1967) (n. 56 et suivants), rappelant que la règle du libre consentement des parties était subordonnée aux exigences du droit naturel. Mais il regardait déjà d'un œil favorable, pour les pays du tiers-monde, les relations commerciales entre peuples (n. 61) si elles reposent sur plus de justice.

Vingt-quatre ans plus tard (1991), Jean-Paul II recadrait les choses avec plus d'optimisme, face au développement des pays émergents :
Il n'y a pas très longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres, qu'ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres forces. L'expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer. Il semble donc que le problème essentiel soit d'obtenir un accès équitable au marché international... (Centesimus annus, n. 33). Voilà la thèse de l'autosuffisance détruite !

Protectionnisme
Benoît XVI n'a pas pris officiellement position sur ce point, même si sa lettre du 1er janvier 2009 et surtout sa lettre à Gordon Brown à l'occasion du G20 de 2009 y fait allusion. Il parle même explicitement d'éviter les solutions empreintes d'égoïsme national ou de protectionnisme . Choisit-il lui aussi le libre-échange et accuse-t-il le protectionnisme d'égoïsme ? Il faut être conscient que c'est un sujet délicat et très sensible. J'ai pu constater, y compris lors du colloque de la Fondation de Service politique, de l'Association des économistes catholiques (AEC) et de l'AIESC du 4 avril (dont les textes seront bientôt publiés par Liberté politique [1]), que le sujet divisait profondément les catholiques.

Une prise de position claire de Benoit XVI est donc attendue par beaucoup, et même souhaitée, car si l'on est certes dans un domaine prudentiel, il y a quand même derrière des questions de fond, voire de doctrine sur les relations entre les hommes et entre les peuples, l'aide au développement, la mondialisation, etc. Certes, on peut soutenir que Jean-Paul II avait déjà tranché clairement dans le texte cité ci-dessus, ainsi que lorsqu'il avait dit que le marché libre était l'instrument le plus approprié, y compris sur le plan international (n. 34). Mais il est vrai aussi que du temps est passé depuis 1991 : une réflexion renouvelée du pape nous aiderait, y compris nous autres, économistes, à y voir plus clair.

Il est vrai que l'immense majorité des économistes est favorable (ou l'ont été, puisque certains sont morts) au libre-échange, y compris la quasi-totalité des prix Nobel de gauche (comme Stiglitz ou même Tobin) ou de droite (comme Friedman ou Becker). Seul, parmi les Nobel, Maurice Allais a une position favorable au protectionnisme. Mais l'argument d'autorité ne suffit pas. Il y a beaucoup d'hommes politiques, en revanche, y compris parmi les plus respectables, qui sont favorables au protectionnisme, même si la majorité approuve le libre-échange de la droite aux socialistes (comme le directeur de l'OMC ou celui du FMI). Un homme comme Bill Clinton, peu suspect de libéralisme, a affirmé que le commerce était la meilleure forme d'aide .

On a depuis longtemps présenté le commerce comme un facteur de paix (le doux commerce de Montesquieu) et il est clair que l'idée de départ du marché commun et du traité de Rome était que le commerce allait rendre impossible la guerre entre Européens, ce qui est une réalité. De même, il est évident que dans les années trente, le protectionnisme américain (ne parlons pas de celui des États totalitaires), puis de toutes les démocraties, a été un facteur créateur puis aggravant de la crise.

Croissance
Après la guerre, le commerce international a été un moteur majeur de la croissance et on peu soutenir que la crise actuelle n'aurait pas conduit à une simple récession comme en 2009, mais à une vraie dépression, si la croissance n'avait été soutenue par le commerce international.

Bien entendu, ces évidences sont contestées. Les uns affirment que le commerce ruine les pays pauvres, les autres qu'il ruine les pays riches : évidemment, ces deux points de vue se neutralisent et on ne peut affirmer à la fois l'un et l'autre !

En ce qui concerne les pays pauvres (et la citation de Jean-Paul II le montre bien), seuls ceux qui ont accepté (même sans matières premières, comme la Corée du sud) de se lancer dans les échanges internationaux se sont développés et sont devenus émergents : pas de développement de la Chine ou de l'Inde sans la mondialisation. Ces pays ont des qualités à faire valoir ; ils ont aussi une main d‘œuvre bon marché, même si elle est peu productive, et seule le développement permettra peu à peu (voir la Corée) de développer les salaires et la protection sociale. En ce sens, le protectionnisme de certains pays riches, par exemple en matière agricole, freine le développement de ces pays. Je pense que c'est en ce sens que Benoît XVI parlait d'égoïsme.

Mais il est vrai que les pays riches ont le droit de se défendre. La mondialisation ne les ruine-t-elle pas ? Certains mettent en avant les emplois industriels détruits. Mais la mondialisation comme l'échange est un système gagnant-gagnant : au total il y a eu plus d'emplois créés que d'emplois détruits dans nos pays. Sûrement, cela oblige à s'adapter, à développer nos points forts, à renoncer à nos points faibles : la mondialisation, comme tout système de concurrence est exigeante. Elle entraîne une destruction créatrice et la croissance depuis la guerre (sauf quelques rares périodes de crise) montre que les créations l'emportent sur les destructions. Il serait défaitiste de douter de nos qualités : simplement un pays riche doit mettre l'accent sur les produits à forte valeur ajoutée et laisser à d'autres les produits à main d'œuvre peu qualifiée. Que les modifications qu'implique toute croissance économique et tout commerce soient parfois douloureuses est évident ; tout progrès est un combat du vieux et du neuf. Qu'il faille donc s'adapter, alléger le poids de notre État et de nos prélèvements, c'est une évidence, même en dehors de toute mondialisation. Mais il serait grave de douter des qualités de l'Europe et de la France, qui nous permettront de développer nos exportations.

Pendant ce temps, les Français (ici les clients, qui sont le but de l'économie, qui est la réponse aux besoins humains) bénéficient pour leur part de produits étrangers bon marché dans d'autres domaines. Le libre-échange permet de surmonter l'éclatement des connaissances et incorpore aux produits les qualités de tous les peuples. Nous sommes capables de relever le défi, à condition d‘accepter les réformes nécessaires.

Prudence
Je sais que cela ne suffira pas à convaincre tout le monde. Il est vrai qu'il est plus important que les catholiques pratiquants soient unis sur le Credo, sur le respect de la vie, sur l'unité autour du pape que sur cette question plus prudentielle. Mais elle me semble importante pour sortir les peuples de la misère, comme pour préparer l'avenir de nos enfants.

En ce sens, une clarification de la position du magistère, ou plutôt une actualisation, puisque le magistère a déjà pris position, serait utile. La prudence avec laquelle le pape a préparé ce texte nous rend confiant. Il est un des rares à intégrer en premier lieu la dimension éthique de ces questions. Il est surtout un des rares à avoir une conscience claire du bien commun.

Quelle que soit sa position, les hommes de bonne volonté, et en tous cas les Catholiques, l'examineront avec infiniment d'attention. Nous avons tous, à commencer par nous, économistes, besoin d'être éclairés, pour alimenter notre réflexion, par une parole de sagesse.

*Jean-Yves Naudet est professeur à l'université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III), président de l'Association des économistes catholiques.

[1] Liberté politique n° 45, été 2009, parution 21 juin.

 

 

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