Le mythe des Pères de l'Europe.

Beaucoup de catholiques français demeurent attachés à la "construction" européenne parce qu'ils croient qu'elle est le fruit  de la coopération de trois grands catholiques en responsabilité dans l'après-guerre:  Robert Schuman, Konrad Adenauer et  Alcide de Gasperi,  parlant respectivement  au nom de  la France, de l'Allemagne et de l'Italie .

Il est convenu de dire que ce  sont là les "Pères de l'Europe" lesquels auraient tenté de  fonder quelque chose qui ressemblerait à la chrétienté du Moyen Age. L'Europe de Bruxelles telle qu'elle existe aujourd'hui serait une œuvre principalement démocrate-chrétienne, d'autant plus chère aux croyants que dans un monde largement sécularisé, ce serait bien la seule qu'on pourrait mettre à leur actif.

Or il faut bien le dire : cette vision des choses est largement mythique.

D'abord parce que les trois Pères fondateurs ne se sauraient être mis sur le même plan.  Robert Schuman, qui agit surtout comme ministre des affaires étrangères de la IVe République, semble certes avoir cru à l'Europe supranationale, encore que personne ne puisse  dire s'il en aurait approuvé  la dérive antidémocratique actuelle. Mais la célèbre déclaration Schuman du 9 mai 1950 où est proposée la création d'une Communauté du charbon et de l'acier fut inspirée, sinon rédigée de bout en bout, par Jean Monnet, infatigable travailleur de l'ombre en liaison étroite avec l'ambassade des Etats-Unis. Si Adenauer et De Gasperi se rallièrent à ce plan, ils étaient animés d'arrière-pensées propres qui relevaient d'une stratégie nationale. A la tête de pays vaincus en 1945, ils voyaient  dans la création de la CECA  un moyen de réhabiliter leurs pays et de les  remettre dans le  concert  international. Qu'Adenauer se soit plus tard très bien entendu avec Charles De Gaulle,  lequel avait une toute autre conception de l'Europe, montre que l'engagement du premier chancelier fédéral ne relevait pas de la foi européenne au sens où on l'entend communément.

Schuman, Adenauer et de Gasperi n'avaient pas seulement  en commun d'être des  démocrates-chrétiens mais aussi d'avoir été élevés en  territoire germanique. Schuman avait été député de la Lorraine au Reichstag avant 1914, de Gasperi avait siégé à la Diète autrichienne  au nom de la province du Trentin-Haut-Adige, de langue italienne mais qui dépendait alors de Vienne. Cela ne justifie pas de préventions à leur encontre mais  permet de nuancer le caractère prétendu catholique du projet européen. Si Adenauer et de Gasperi avaient été d'authentiques résistants respectivement  au nazisme et au fascisme, Schuman avait voté les  pleins  pouvoirs au maréchal Pétain  en juillet 1940 et passé la guerre dans un monastère.

Il convient surtout de rappeler que les premières étapes de la construction européenne furent autant l'œuvre de socialistes, généralement francs-maçons que de catholiques. A cette catégorie se rattachent le belge  Paul-Henri Spaak, Jean Monnet lui-même,  plus tard  Guy Mollet, Christian Pineau ou Pietro Nenni.

La pression des Etats-Unis

Mais on sait que, par derrière la scène,  l'impulsion décisive de la  construction européenne est venue des Etats-Unis  parce qu'ils pensaient , au terme d'un raisonnement  sommaire mais toujours répandu,  qu'une union étroite de pays d'Europe, voire leur fusion en un seul Etat, serait une antidote au retour des  guerres. Ils voulaient aussi  que l'Europe de l'Ouest offre un front uni au communisme en ce temps de guerre froide,  préoccupation compréhensible qui explique largement le soutien du Pape Pie XII au projet. Il ne fait pas de doute que certains des promoteurs du projet européen ont alors reçu beaucoup d'argent des  Etats-Unis, sans qu'on puisse dire lesquels.

On rappellera enfin que ce qu'échafaudèrent les prétendus Pères fondateurs a fait long feu. La CECA  a  peu à peu perdu  sa raison d'être au fur et à mesure que régressait en Europe le production de charbon et d 'acier. La Communauté européenne de défense instituée en 1952 n'a pas vu le jour à la suite de vote négatif du Parlement français en 1954, de même que l'Euratom institué en 1956 et resté dans les limbes.

Le traité de Rome

En définitive, seule a eu une postérité la Communauté économique européenne fondée par le traité de Rome en 1956.  Robert Schuman n'a eu aucune part à la négociation de ce traité. De Gasperi est mort en 1954. Le principal volet en était l'instauration d'une politique agricole commune gérée par une commission européenne. Ce volet, refusé par les Américains  et qui, dès lors,  trouva un  Jean Monnet réticent, fut  exposé  à de terribles pressions au cours des  années soixante,  au moment où il s'agit de le mette en œuvre. Il fallut tout la détermination du général de Gaulle pour vaincre les réticences de ses partenaires, tous plus ou moins inféodés aux  Etats-Unis, à appliquer  le traité. Sans lui, la Communauté économique européenne aurait elle aussi fait long feu. Or c'est là la base de institutions actuelles, même si l'intégration de l'agriculture dans les négociations du GATT en 1984 a abouti à affaiblir la politique agricole européenne. La monnaie unique a été en partie instituée en 1991 pour prendre  le relais de cette politique.

Interrogé pour dire qui étaient selon lui  les Pères de l'Europe moderne, l'archiduc Otto de Habsbourg cita  en premier De Gaulle qui pourtant ne figure pas dans la trilogie de référence. Recevant récemment le prix Charlemagne le pape François n'a pas évoqué son nom et c'est dommage.

Il est vrai que Charles de Gaulle avait une tout autre conception de l'Europe que Jean Monnet lequel fut, au travers de Robert Schuman le principal  inspirateur de la construction européenne à  visée supranationale telle qu'on la voit se développer aujourd'hui.

Cette Europe supranationale a depuis longtemps récusé ses origines chrétiennes. Refusant de reconnaître les racines chrétiennes de l'Europe, elle conduit même avec acharnement une politique contraire aux principes chrétiens : promotion  de l'avortement ou du mariage homosexuel en particulier,  jusqu'à obliger le pays qui n 'admettent pas encore celui-ci  à se  soumettre. En 2004, l'italien Rocco Buttiglione ne fut pas admis à faire partie de la Commission européenne parce qu'il refusait de renier la doctrine chrétienne sur ces sujets.  Le destin actuel  de la construction européenne devrait suffire à  invalider le mythe d'une Europe d'inspiration catholique.