Le Tea-Party peut-il être un modèle ?

Le mouvement de La Manif pour tous en France a parfois été comparé au mouvement Tea-Party, qui a traversé les États-Unis en 2010 – et dont les représentants ont remporté les élections de mi-mandat à la fin de cette année-là. Tea-Party, dont l’ambition se voulait explicitement politique, à visée électorale, a finalement échoué dans son entreprise. Il aurait pu gagner. Les perspectives des deux mouvements sont certes différentes, tout comme les contextes. Mais se demander pourquoi le mouvement américain a échoué, comment il aurait pu réussir, permet d’imaginer les divers scénarios possibles pour la MPT et les perspectives d’une action efficace, après le vote de la loi Taubira.

LES MEMES MOTS n’ont pas le même sens en France et aux États-Unis. C’est le cas pour « conservateur », terme central pour la compréhension du phénomène Tea Party. Le Tea-Party est en effet un mouvement « conservateur ».

Pour un conservateur américain, il s’agit de conserver le progrès, ou encore de conserver les traditions démocratiques, incarnées dans une Constitution sociale, politique, économique et culturelle, qui lui semble (à tort ou à raison) globalement cohérente et efficace.

Contrairement à l’Europe, les traditions démocratiques américaines, jusqu’à une période assez récente, n’avaient pas de caractère très idéologique. Là-bas, pas de jacobinisme, pas de socialisme, pas de libertarisme moral, acceptation comme normal d’un rôle public de la religion, consensus sur une morale solide, etc. En somme, le terme de « démocratie » a là-bas (ou plutôt y avait) un sens très conservateur.

 Pourquoi alors parler de démocratie – c’est-à-dire de « gouvernement du peuple » ?

Parce qu’en Amérique, traditionnellement, le Démos, « le peuple », ce ne sont pas seulement les misérables, les pauvres, le prolétariat, ou les idéologues qui prétendent les représenter et les guider, en se réglant sur des utopies. Socialement, « le Peuple » désigne d’abord les classes moyennes et il est centré sur elles.  

Culturellement, le peuple, le Démos, est (ou était) conservateur. En effet, l’Histoire a uni en Amérique la religion et la liberté, alors qu’elle les a opposées en Europe (sauf en Pologne et en quelques autres pays). En soi, le christianisme est une religion de liberté. Mais en Europe cela n’a pas toujours été très évident, pour des raisons diverses.    

Politiquement, économiquement, un Démos conservateur est un peuple non idéologue, raisonnable sans rationalisme, moral, religieux, aimant les libertés publiques et tolérant, admettant la liberté religieuse sans être pour autant sceptique, ni fanatisé par des idéologies tyranniques et/ou libertaires.

La croissance d’un tel Démos conservateur équivaut donc à une démocratisation sans idéologie

La simple croissance économique se traduit par le développement d’une classe moyenne nombreuse et puissante. Cette croissance impose de donner à ce peuple industrieux, moral et intelligent des droits politiques, qui facilitent la prise en compte de ses intérêts dans la définition du bien commun. Et l’attribution de droits politiques à un tel Démos conservateur n’a pas pour effet de détruire les valeurs traditionnelles, mais peut même servir à les renforcer. L'oligarchie, en effet, peut avoir intérêt à détruire la moralité du peuple, afin de le rendre plus facilement dominable.

Un vrai conservateur est ainsi quelqu’un qui veut conserver la croissance d’un peuple conservateur dans la liberté. Il est ainsi démocrate sans idéologie. Ce n’est pas d’abord un « anti » : anti-jacobin, anti-socialiste, anti-communiste, anti-fasciste, etc. Il voit le peuple et sa vie comme un tout en croissance. Et ce qu'il veut conserver, c'est ce dynamisme vivant et cette unité, celle d'un peuple qui fait corps avec dignité dans la liberté.

C’est donc, à la fois, quelqu’un de démocrate et de conservateur, et qui pour ces raisons déteste les idéologies (jacobinisme, socialisme, etc.).

C'est aussi quelqu'un de raisonnable et de cultivé, qui déteste le rationalisme avec ses schèmes a priori, ses systèmes préfabriqués, ses idées générales, ses grands principes vides qui permettent de démontrer sophistiquement une chose et son contraire.

Conservateur ou réactionnaire ?

Un conservateur européen, en général, se sent un peu perdu, quand on lui décrit (comme nous venons de le faire) le phénomène du conservatisme américain classique — le Tea-Party, lui, est assez neuf, comme nous le verrons.

Que sont trop souvent les conservateurs européens, quand ce terme désigne autre chose que le parti des libéraux-libertaires de droite, dont les ancêtres furent peut-être conservateurs, il y a un siècle ou deux ?

Ils tendent à identifier démocratie et idéologie. Au mieux, ils voient dans la démocratie un moindre mal, « le pire des régimes à l'exception de tous les autres ». L'autre option, que quelque conservateur caresse parfois en secret, ou que maint conservateur regrette de ne pouvoir raisonnablement caresser, c'est l'autoritarisme. Pour cela, l'initiative est perdue. Le dynamisme est ailleurs. Cela peut-il finir ?

On critique le régime, mais on s'en accommode. On a le sentiment d'avoir été toujours battu depuis des décennies, voire des siècles. On n'a pas vraiment espoir de redresser la barre. Cela peut-il finir ?

Pour ces raisons, le conservateur européen, notamment le Français, est réactionnaire au fond, et dans les faits agit en collaborateur réticent de gouvernements libéraux-libertaires de droite, par peur de la "Gauche", ou du "socialisme", voire par opportunisme. L'Histoire se fait sans lui, ou contre lui. Il s'y est résigné. Cela peut-il finir ?

Dans le meilleur des cas, les conservateurs occupent quelques strapontins ministériels. Ils bloquent pour un temps une ou deux absurdités remarquables, avant que vienne l'alternance et que les bêtises se fassent.

Quand donc cela finira-t-il ? Quand nous accepterons de repenser nos principes et stratégies, au lieu de rêver que tout changera un jour tout seul, sans que nous ayons d'abord à nous réformer.

Quel est donc l’enjeu d’une réflexion sur le Tea-Party, sur ses victoires et sur ses échecs ?

Il s'agit tout simplement de retrouver la capacité de vaincre, en France et en Europe, l’idéologie libéral-libertaire. Et aussi, de l’aptitude à nouer des alliances dans notre pays, et au-delà de nos frontières, dans un combat qui n’est pas franco-français, ni même européen, mais mondial.

La victoire dépend de notre capacité à penser par nous-mêmes en dehors des cadres habituels, déterminés par l'idéologie, et auxquels nous nous contenterions de réagir. Nous voguons toujours alors entre deux destins : la récupération ou la marginalisation.  

Il ne s’agit pas ici de s’américaniser. Si le Tea-Party a échoué, c’est qu’il avait ses faiblesses, qui affectent son cœur de doctrine, et qui parfois sont aussi les nôtres, nous le verrons – et dont il faut nous défaire.

Par-delà les notions idéologiques de démocratie, et par-delà les conservatismes réactifs, qui ne savent que s’opposer à ces utopies, et qui ne parviennent pas à les maîtriser, il faut retrouver le concept de démocratie conservatrice, concept classique, « traditionnel », voire « médiéval ». Cette démocratie-là n’est pas opposée à l’idée de pouvoir, ou d’autorité, ou même d’élite. Un peuple libre est en croissance. La démocratisation est une des dimensions de cette croissance.

Reprendre l'initiative, c'est d'abord retrouver la force de la liberté 

Si la démocratisation est gâtée par l’idéologie, l’utopie, l’athéisme, l’immoralité, l’anarchie, l’égalitarisme, etc. – alors la société démocratique régresse et devient d’autant plus oligarchique en réalité qu’elle prétend dans le discours aller toujours plus dans la direction de la démocratie parfaite, de la civilisation parfaitement humaniste, et blablabla, etc.

À un moment donné, l’écart entre le discours idéologique et l’expérience réelle devient si grand, que la situation devient pré-révolutionnaire. C’est ce qui se produit en France en ce moment, c’est ce qui se produit aussi aux États-Unis et qui a éclaté là-bas en 2010. Mais aux USA, le mouvement a été éteint, ou endormi, pour un temps.  

Il ne s’agit pas de s’américaniser, mais de revenir aux sources. La démocratie ne commence pas en 1789, ou en 1848. Elle commence au Moyen-Âge et s’y enracine, comme le savaient déjà très bien Guizot et Tocqueville. C’est une dimension de l’épanouissement de la liberté dans l’ordre et dans la croissance, que permet la culture européenne traditionnelle. Mais pas la culture libertaire postmoderne, incapable de préparer l'avenir.

Où est le Vieux-Monde et où est le Nouveau ?

L’Histoire américaine est comme une histoire de France et d’Europe qui aurait pris une certaine forme stable en 1789, sans avoir à subir ensuite 1793, ni le socialisme, ni les fascismes, etc.

En ce sens, c’est paradoxalement l’Europe qui est le Nouveau-Monde, et ce sont les États-Unis qui sont (ou plutôt qui étaient) le Vieux-Monde, la vieille Europe. Et les États-Unis, depuis qu’ils deviennent plus idéologues, et plus oligarchiques, ont à retardement les problèmes dont l’Europe va sans doute se sortir.

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Pour un conservateur vivant et populaire, dans un pays développé, il s’agit toujours d’empêcher le régime de dériver vers une oligarchie, que celle-ci soit ploutocratique ou bureaucratique (socialisme, social-démocratie) – ou les deux à la fois. La conservation se confond avec la lutte démocratique contre l’oligarchie, sans impliquer d’idéologie anarchiste sans Pouvoir, ni d'utopie égalitariste sans élites – en effet, un prolétariat communiste ou anarchiste n’est jamais que la masse de manœuvre de l'oligarchie, que celle-ci manipule grâce aux idéologies et aux démagogues. Et si l'idéologie l'emportait, ce serait un totalitarisme violent. En attendant, s'installe un semi-totalitarisme rusé...

Rester dans les vieux cadres, c’est reposant, mais c’est une assurance d’échec à perpétuité. S’exercer à raisonner autrement, c’est fatigant, mais c’est se préparer à gagner. C'est préparer l'avenir. 

HENRI HUDE

 

Pour en savoir plus :
La note de l’auteur « Pour comprendre le Tea-Party », écrite pour la Fondation pour l’Innovation politique (2011).