Faut-il interdire le voile à l'école ? Voici le législateur pris en tenaille entre une vision des fondements de la société issue de l'histoire, et l'émergence de groupes sociaux attachés à un héritage étranger.

Pour s'extraire du dilemme, le gouvernement propose le recours au symbole fondateur que constitue la laïcité. Mais le moyen est-il adapté à l'objectif ? Et plus radicalement, cet objectif est-il vraiment légitime ?

La question de fond est celle-ci : s'agit-il d'un problème religieux ou d'un problème social ? La commission Stasi a choisi : le voile est une manifestation de prosélytisme religieux insupportable. C'est cette option qu'il est demandé au législateur d'avaliser. La réponse ne va pourtant pas de soi. D'autant moins que le port de la kippa par les hommes de confession juive, signe distinctif s'il en est et combien risqué pour celui qui l'arborait à une certaine époque, ne suscite plus de réaction de rejet depuis plusieurs décennies : il est parfaitement accepté sans que quiconque y voie, même au sein de l'école publique, une atteinte aux principes fondateurs de notre société. Mais est-ce parce qu'elle concerne les hommes et non les femmes ? La réponse ne va pas de soi non plus et a fortiori pour la croix, portée souvent d'ailleurs comme bijou décoratif plus que comme signe d'appartenance.

En quoi le voile modifie-t-il les termes du débat ? Parce qu'il serait précisément une manifestation de ce prosélytisme récusé ? Ne fait-on pas fausse route à le dire ? Pour l'islam, le port du voile, dans sa substance la plus significative, n'est pas un signe d'appartenance religieuse : si tel était le cas, ce signe concernerait d'abord les hommes ; et plusieurs pays musulmans l'ont banni, ou du moins l'ont restreint, sans que leurs dignitaires religieux ne crient à l'apostasie. Il est en réalité un signe de soumission de la femme, et relève donc d'une autre problématique, de nature sociale ou sociologique.

Cette soumission, notre République la refuse à juste titre. Interdire le voile à l'école serait donc une manière de réaffirmer solennellement l'égalité des deux sexes. Soit, mais alors pourquoi créer une fausse symétrie en l'assimilant à ce qu'il n'est pas et en interdisant tous les signes religieux qualifiés d'ostensibles pour l'occasion ?

Est-ce parce que la République ne veut pas affronter la véritable question de ses origines et de ses fondements, au regard desquels tous les apports et tous les héritages ne sont pas indifférents ni interchangeables ?

Les jeunes filles prises en étau

Logique en apparence, l'argument de la défense des femmes ne tient cependant pas compte de la situation réelle de celles qui décident de se voiler. Certes, même si elles affirment être consentantes, ce n'est un mystère pour personne que nombre d'entre elles y sont plus ou moins contraintes par leur milieu. Mais ce constat ne suffit pas à épuiser le débat.

En effet, le port du voile confère, de façon paradoxale mais réelle, un statut et une dignité non reconnus à celles qui refusent de l'adopter. Dans certains quartiers, ne pas se voiler, c'est s'exposer à ne pas être reconnue comme une bonne musulmane. Un risque qui n'est pas sans conséquence dans la vie de chaque jour. Le voile est donc, pour un certaines d'entre elles, une manière de protéger leur dignité et de se prémunir contre le harcèlement moral ou sexuel exercé à leur encontre par leur entourage.

En interdisant à ces jeunes filles le port d'un voile au nom d'un principe qui leur semblera bien abstrait en regard de leur vie concrète, on risque en pratique soit des les exclure du système scolaire public, soit de les soumettre à des situations où leur dignité de femme sera bafouée. Dans l'un et l'autre cas, on les expose à un danger plus immédiat et plus grand que celui que l'on prétend parer. Beaucoup d'entre elles risquent d'être prises en étau entre deux contraintes : celle de l'État et celle de leur milieu social. Leur réponse pourrait bien ne pas être celle qui est aujourd'hui escomptée. Comme toujours, ce seront les plus isolées et les plus défavorisées qui risquent d'en faire les frais les premières.

Il serait donc sage de laisser à chacune d'elles le soin de savoir, selon des circonstances qu'elles sont seules à connaître, s'il est préférable ou non pour elles de porter un voile.

Ordre public ou liberté de conscience ?

En démocratie, chaque citoyen peut exprimer ses convictions à condition de respecter celles des autres et de ne pas menacer l'ordre public. En quoi pénétrer dans un établissement public en habit religieux trouble-t-il l'ordre public ? En rien évidemment. À l'inverse, quels désordres graves, systématiques et imparables de jeunes musulmanes voilées entraîneraient-t-elles dans les établissements scolaires de la République au point qu'il faille légiférer ?

Il y a des circonstances (conditions de travail, soins particuliers) où le port d'un voile peut se révéler incompatible avec la sécurité et la bonne exécution des tâches demandées. Les règlements intérieurs des entreprises ou collectivités les prévoient, y compris ceux des lycées et collèges, avec les nuances appropriées aux différentes situations : la question se pose différemment en salle de classe, au laboratoire ou au gymnase. La seule limite juridique qui leur est aujourd'hui imposée par la jurisprudence (et le bon sens), c'est de ne pas instituer une interdiction générale et absolue, précisément parce qu'elle contredirait la variété des situations. Cette règle demeurera d'ailleurs en vigueur pour toutes les institutions, publiques ou privées, autres que l'école : pourquoi cette dichotomie, en cette seule matière ?

S'il s'agit d'interdire à un jeune, précisément parce qu'il est à l'école, d'exprimer une identité (plus sociale que religieuse encore une fois) par un signe ostensible, il serait normal d'y inclure tous les styles vestimentaires " décalés " que beaucoup d'entre eux affectent. Et peut-être même faudrait-il instituer (ou restaurer) l'uniforme ! Après tout, ce serait affirmer par un moyen visible une égalité de principe qui neutraliserait les différences sociales de façon plus efficace tout en épargnant les budgets des parents trop souvent malmenés par le marketing.

En revanche, en invitant le législateur à se placer sur le terrain de la symbolique religieuse, on l'entraîne dans des difficultés autrement scabreuses. Refuser, sans raison grave, à des jeunes de porter un signe religieux, fût-il ostensible, c'est porter atteinte à leur liberté de conscience et les imprégner d'intolérance, précisément en matière de religion, et dès le plus jeune âge.

La menace pour la paix civile n'est pas celle qu'on croit

S'engager sur cette voie, compromettra davantage la paix civile que de continuer comme aujourd'hui à régler les problèmes au cas par cas.

Certes, les chefs d'établissement sont parfois confrontés à des situations délicates et recherchent une couverture à la fois juridique et politique. Mais l'expérience montre que le dialogue, en dehors de toute publicité, assorti de solutions de compromis, vaut toujours mieux que l'interdit brutal. Quant aux affaires montées en épingle, bien moins nombreuses que celles qui trouvent une solution pratique, elles résultent le plus souvent de provocations qu'aucune loi n'empêchera.

Sur un plan pratique d'ailleurs, la qualification d'"ostensibles" appliquée aux signes religieux interdits ne règle rien. Au-delà d'une précision apparente reste une indétermination concrète qu'un adjectif ne résout nullement : les chefs d'établissement resteront confrontés au mêmes difficultés, aggravées par une casuistique prévisible sur ce qui est ostensible ou ne l'est pas...

Une loi, pour être respectée, est nécessairement assortie de sanctions. Or il est certain que cette loi, si elle est votée, sera transgressée en raison de sa nature et du contexte de son vote. Quelle peine sera infligée aux jeunes femmes (ne soulignera pas assez qu'elles sont en pratique les seules visées) qui demeureront voilées ? Lorsqu'il s'agira de mineures, cas le plus fréquent en milieu scolaire, faudra t-il incriminer les parents ?

Celles qui auront refusé d'obtempérer deviendront des victimes dont il sera facile de faire des étendards. La communauté musulmane la plus radicale se mobilisera pour elles, en France et à l'étranger : cela a déjà commencé. Pourquoi donner aux extrémistes musulmans une telle occasion de s'opposer à la République, précisément au nom de la liberté ? Sans compter que, l'extrémisme engendrant généralement son contraire, l'opinion se radicalisera au fur et à mesure des transgressions en faveur de solutions plus expéditives et au détriment de l'intégration des musulmans en France.

C'est alors qu'il faudra exprimer de véritables craintes pour la paix civile.

La perversion du bien. Il est toujours dangereux de légiférer sur des questions de conscience. Cette liberté n'a pas de prix. Sans elle, il n'est pas de démocratie, ni même de véritable État de droit. Si la République en est réduite à se défendre en interdisant un vêtement, elle fait preuve d'une bien grande fragilité. Dans quel état se trouve la laïcité si elle ne tolère plus que certains de ses membres arborent des signes qui expriment pacifiquement leur appartenance confessionnelle ? Que ce voile soit imposé ou non par le milieu, que ces jeunes filles aient tort ou raison, peu importe : la laïcité s'empêtre dans un morceau de tissu.

Il serait grave, à moins de vouloir ressusciter de vieux démons que l'on croyait éteints, qu'au nom de la laïcité le législateur manque à ce point de sûreté de soi et, par suite, de tolérance. Si la laïcité n'est pas d'abord le respect des croyances et de leur expression personnelle, que devient-elle : une gendarmerie des consciences, un conformisme des mœurs et de la pensée ? Interdire le port de signes religieux, c'est prendre le risque d'instituer une forme de délit d'opinion religieuse. Au nom de qui, de quoi, et dans quel dessein ?

C'est souvent au nom des grands principes, pris dans l'absolu, que les pires fautes sont commises. Les deux derniers siècles ont suffisamment montré où conduisait cette perversion du bien.

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