Le Conseil européen qui rassemble les chefs d'État et de gouvernement, lors de sa réunion des 15 et 16 juin derniers, a "fait le point des progrès réalisés dans l'examen analytique de l'acquis et [s'est] félicité que les négociations d'adhésion portant sur les questions de fond aient été engagées avec la Turquie".

Derrière ce langage diplomatique feutré se cache une première capitulation qui en annonce beaucoup d'autres.

L'impasse sur la reconnaissance de Chypre

Lorsque le 3 octobre dernier, le même Conseil a accepté d'ouvrir les négociations d'adhésion, il a fait l'impasse sur la question qui aurait dû constituer un préalable : la reconnaissance de la République de Chypre par la Turquie. Hypocritement, il s'est contenté de la signature apposée le 29 juillet par le gouvernement turc au bas d'un protocole étendant aux nouveaux États membres, y compris Chypre par conséquent, son accord d'association avec l'Union européenne. Il n'a même pas voulu tenir compte de la déclaration unilatérale dont Ankara avait assorti sa signature, selon laquelle celle-ci ne valait pas reconnaissance de Chypre. La Commission européenne elle-même avait prêté la main à cette lâcheté en soutenant, grâce à une expertise juridique opportune, que cette déclaration ne faisait pas obstacle à la mise en œuvre de l'union douanière qui constitue le principal objet de l'accord d'association.

Le Conseil s'est aujourd'hui simplement contenté d'assortir sa satisfaction d'une déclaration lénifiante invitant la Turquie à respecter d'une part "les obligations qui lui incombent en vertu de l'accord d'association", ce qui ne va pas bien loin compte tenu de la réserve précitée, et d'autre part "l'engagement d'entretenir des relations de bon voisinage, [en évitant] toute action qui pourrait compromettre le processus de règlement pacifique des différends". Il était difficile de pousser plus loin l'euphémisme... et de masquer davantage une défaite qui va nous entraîner loin.

Que s'est-il passé ?

La négociation d'adhésion comporte 35 chapitres. Il s'agissait de savoir si on pouvait clôturer le premier d'entre eux, et le plus facile, celui qui porte sur la science et la recherche scientifique. Facile parce que l'acquis communautaire est modeste en la matière et ne soulève pas de problème technique. Mais il en soulève un de principe, d'ailleurs commun à tous, celui de la reconnaissance de Chypre puisqu'elle est forcément partenaire de la négociation. Or chaque étape doit donner lieu à un accord unanime des États membres et le gouvernement chypriote avait de nouveau manifesté ses réticences légitimes à franchir ce premier pas.

Ce n'était pas inattendu : au mois de novembre dernier, le président de la République de Chypre avait déclaré dans une série d'entretiens qu'il ne s'était pas opposé à l'ouverture des négociations d'adhésion parce que pendant toute la durée de celles-ci "l'ouverture et la fermeture des 35 chapitres de l'acquis communautaire exigeront un vote unanime des Vingt-cinq (et que) à chaque fois Chypre pourra faire valoir ses droits". Dès le premier chapitre, il a été démenti.

Il a dû plier sous la pression des autres États membres et de la Commission qui n'ont pas voulu bloquer le processus d'adhésion. Quant à soutenir, comme certains l'ont fait pour se justifier, que ce chapitre n'était pas "le cadre adéquat pour une référence politique", ce n'est que l'habillage d'un renoncement.

Un précédent qui resservira

Ce qui s'est passé pour le premier chapitre servira ensuite de précédent à tous les autres : qu'on ne s'y trompe pas, c'est ainsi que fonctionnent les négociations internationales, et les négociateurs turcs seront désormais bien armés pour s'y référer jusqu'à la fin.

Au nom de quoi interromprait-on ensuite les négociations à cause de la question chypriote ? Même le volet "transports" qui implique pourtant le libre accès des navires et avions de chacune des parties aux ports et aéroports des autres ou le volet "libre circulation" pourront ainsi être ouverts tandis que la question de la reconnaissance de Chypre sera systématiquement éludée et reportée à la fin.

Et quand on sera parvenu au terme des négociations, surtout si elles durent longtemps, on se dira évidemment qu'on n'a pas déployé autant d'efforts pour capoter si près du but : ce sera alors Chypre qui devra consentir aux concessions maximales en reconnaissant l'existence de l'enclave turque du Nord de l'île, et la Turquie qui empochera le gain maximal en faisant admettre par les Européens les conséquences de son coup de force de 1971. CQFD...

Il est clair que le même raisonnement s'appliquera, avec la même conclusion, sur tous les points en litige. Qu'il s'agisse du conflit avec la Grèce relatif aux Iles de la mer Egée qui vient encore de donner lieu à un incident grave avec la collision en vol de deux avions militaires, alors que l'État-Major de l'armée turque vient de faire avaliser officiellement par son gouvernement un "Document de principes pour la souveraineté nationale" où l'on apprend qu'une extension des eaux territoriales grecques à une distance de 12 miles (distance de droit commun reconnue internationalement) serait un casus belli pour la Turquie. Qu'il s'agisse encore de la liberté religieuse, notamment celle des chrétiens comme on l'a vu récemment avec l'assassinat du Père Santoro à Trébizonde, et des restrictions constantes imposées aux Églises dans l'exercice du culte qui n'est plus possible à l'extérieur des édifices religieux.

Voilà comment les négociateurs européens sont en train de nous enfiler de force la "camisole turque".

La préférence pour la Turquie

Serait-on aussi complaisant envers les autres candidats ? Non évidemment. On continue par exemple de tenir la dragée haute à la Croatie. Autre exemple : celui de l'acceptation de la Lituanie dans la zone euro. L'entrée lui est refusée au seul motif que l'inflation y est supérieure de 0,1% à la valeur de référence tirée des critères du Traité de Maastricht. Or cette valeur de référence est calculée non par rapport à la moyenne de la zone, seuil qui qualifierait largement la Lituanie, mais par rapport aux taux d'inflation des trois États membres présentant les meilleurs résultats. Pourtant le taux moyen d'inflation de la Lituanie sur douze mois tel qu'il est calculé pour l'application des critères de convergence n'est que de 2,9 %, sensiblement inférieur à celui du Luxembourg (3,9 %), de l'Espagne (3,7 %) ou de la Grèce (3,4 %).

Tout se passe comme si les eurocrates regrettaient l'adhésion des nouveaux membres, parfois remuants et malcommodes il est vrai, ou comme s'ils cherchaient à pousser dehors ceux dont ils n'avaient pas pu refuser l'adhésion dans la vague qui a suivi la chute du Mur de Berlin ou qui les embarrassent comme Chypre. Ils agissent comme s'ils voulaient les échanger contre l'adhésion turque dans un vertige de puissance illusoire et de confusion des valeurs fondatrices de l'Europe.

Il est vain de croire que l'on échappera à une crise sur la consistance, les racines, les valeurs et les frontières de l'Union européenne en agissant ainsi. Mais en la repoussant d'étape en étape, on en rend à chaque fois le risque plus grave et la résolution plus difficile.

Pour en savoir plus :

■ Notre dossier "Question turque"

■ Notre pétition au président de la République : "Oui à l'identité européenne, non à la Turquie en Europe"

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