La banalité du mal, c’est maintenant

Il faut revoir le film de Margarèthe von Trotta sur Hannah Arendt (2012). La réalisatrice met en scène la fascinante philosophe juive confrontée à la personnalité d’Adolf Eichmann en Israël. Sa lecture de l'événement n'a pas pris une ride : la complicité au mal, c'est banal, et c'est toujours maintenant.

LA PERMANENCE de l'analyse d'Hannah Arendt sur l’expression des totalitarismes contemporains est plus que frappante. Aujourd’hui il me semble qu’à sa suite seule la philosophe française Chantal Delsol actualise le concept de la banalité du mal théorisée lors du procès du haut fonctionnaire nazi.

La banalité du mal m’est apparue évidente en retenant seulement cinq exemples d’inégale densité dramatique mais révélateurs de la problématique soulevée par la philosophe allemande.

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Le néo-antisémitisme d’une très large partie de la jeunesse des banlieues, largement toléré par l’élite médiatique et politique.
L’avortement des enfants handicapés notamment trisomiques jusqu’à la veille de leur terme, complètement assumé par le corps médical et par l’opinion publique.
L’euthanasie des enfants votée par une assemblée et ratifiée par un jeune monarque chrétien en Belgique.
Les arrestations massives et illégales, le gazage d’un peuple inoffensif qui exprime pacifiquement son opposition dans le cadre de la loi. Fait complètement nouveau.
La Gestation pour autrui (GPA) qui est la banalisation de l’exploitation du corps des pauvres pour la jouissance narcissique des très riches.

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Les mœurs qui expriment une culture tout à fait intégrée par nos contemporains renvoient avec une étonnante similitude aux comportements des années que nous considérons comme très sombres de notre histoire. Si les comportements sociétaux des années opaques ont été légitimement frappés d’anathème, les mêmes usages qui se sont délestés depuis de la doctrine nationale socialiste, sont devenus légitimes voire sont sacralisée par la loi aujourd’hui.

Aux yeux de nos concitoyens ce ne sont plus les pratiques perverses qui sont en cause, c’est l’idéologie qui s’en réclame qui est condamnable. Le lien entre les actes devenus culturels et la pensée étant condamnée ayant été sectionné, la pratique ne pose plus de problème déontologique.

1/ L’antisémitisme

Prenons le premier exemple : les Européens jugent aujourd’hui l’antisémitisme nazi scandaleux, mais dans le même temps accordent à l’antisémitisme islamiste une grille de lecture bienveillante, en raison des circonstances atténuantes fondées sur le conflit palestinien. Aucun régime totalitaire ne reconnaît ses violences — Sic locutus est leo - « parce que je suis le lion ». Tout est question de communication. Il faut relever l’amateurisme de la Reichpropagandaleitung par rapport à la sophistication des systèmes médiatiques qui aujourd’hui contrôlent la pensée de nos contemporains.

Hannah Arendt juive, déportée et réfugiée aux États-Unis, avait osé écrire dans le New York Time qu’Eichmann n’était pas un monstre au sens où on aurait pu le comparer à Dracula ou Gilles de Ray, mais un personnage banal, non prédisposé à la méchanceté ou au sadisme, mais tout simplement un fonctionnaire qui avait refusé d’élaborer une pensée propre, un homme semblable aux millions de téléspectateurs qui aujourd’hui abdiquent toute pensée autonome pour se mouler sans histoire dans le confort d’un monde Orwellien.

Cette banalité du caractère, cette médiocrité assez commune, ces inaptitudes à la méchanceté et à la perversité hissées à des responsabilités d’exécution considérables, ont généré l’un des plus grand massacre de l’histoire.

Il ne s’agit pas des prédations de Gengis Khan, mais de celles complètement inattendues d’un clerc de notaire ou d’un préparateur en pharmacie.

C’est là où l’analyse d’Hannah va bouleverser la grille de lecture de toute l’anthropologie politique. Son analyse n’en n’est que plus fulgurante, son actualité que plus oppressante et avérée.

Pour avoir osé s’en tenir à la seule analyse philosophique en se dégageant du jugement politique, sa propre communauté l’avait conspuée violemment, et isolée. Pour Arendt, la lancinante question de sa vie sera la question du mal alors que pour les siens, seul comptait le jugement sur le monstre.

Il lui fallut un immense courage morale pour ne pas abdiquer intellectuellement devant le fait qu’un nazi n’est pas forcément un être ivre de sang, jouissant de la souffrance de ceux qu’il haïssait. Sa thèse de la banalité du mal n’en n’est devenue que plus effroyablement pertinente et cruellement contemporaine.

À mon avis, ses détracteurs, dont on comprend parfaitement les blessures profondes, ne comprenaient rien de sa démarche philosophique. Ils ne se rendaient pas compte qu’en affirmant la banalité du petit bourgeois méthodique et obéissant dans la gestion de l’impensable, Hannah invitait à comprendre l’extrême perversité d’une humanité grise et paisible qui abdique toute pensée autonome.

Elle alertait l’opinion sur la capacité d’adhésion tranquille de la majorité des hommes à l’absurde lorsque l’absurde est normalisé par une administration soutenue par le droit et la mise en condition d’un peuple qui se refuse de penser.

Or le propre de l’homme c’est de penser, et refuser de le faire l’amène à nier son humanité. Niant son humanité il devient un monstre. Son appel est d’une tragique actualité.

2/ La suppression des trisomiques

Le second exemple porte sur la suppression des enfants trisomiques dans les hôpitaux européens détectés par amniocentèse. L’autorisation de la suppression est valable jusqu’au neuvième mois. 95% de ceux qui sont détectés sont détruits. C’est une pratique courante dans tous nos services de santé.

Or cette pratique confortée par le droit a un précédent : la décision personnelle d’Hitler qui fera voter plusieurs lois et signera plusieurs décrets dès 1933 sous l’appellation « Aktion T 4 ». Ce programme d’euthanasie des malades mentaux et des personnes dont les vies « ne valaient pas la peine d’exister » (sic) a suscité au départ une sérieuse opposition du corps médical allemand. Hitler exigera en 1940 d’accélérer le processus « pour éviter, disait-il, que les jeunes gens beaux et sains morts au combat soient remplacés par des handicapés qui pèseraient sur les finances et deviendraient un handicap pour le Reich ». Avant l’heure, le führer avait le souci de l’équilibre des comptes de la sécurité sociale !

Le statut d’homme est nié à ces enfants comme les médecins des camps niaient à tout juif sa nature humaine. Cette négation d’humanité est si forte que lorsque le lumineux film Dear future Mom diffusé sur les télévisions présentait l’extrême délicatesse et la joie de ces enfants, le CSA a tenté de le faire interdire[PSG1]  au prétexte que cela pourrait déstabiliser des personnes qui n’auraient plus leur liberté psychologique suffisante pour accepter un enfant atteint de ce handicap.

Je ne crains pas, en raison de la forte légitimité acquise comme patron d’une ONG ayant reçu le Prix des Droits de l’homme de la République française, de rapprocher cette négation à l’humanité des faibles aujourd’hui, à celle des khmers rouges d’hier et des nazis d’avant-hier.

Pendant son procès, Duch, le directeur de la prison S 21 de Phnom Penh, « traitait » les déviants « par compassion ». Le cinéaste Rithy Pan, confronté à ce dernier comme l’a été Hanna Arendt à Eichmann, a dit sa stupéfaction devant ce bourreau ordinaire, sans charisme et sourcilleux sur les détails de procédure de son procès. Ce dernier affirmait aux familles des condamnés que ceux-ci « n’auraient pas été heureux dans le monde socialiste qu’on lui avait demandé de construire » (sic). Il tenait une comptabilité très précise des exécutions qu’on lui ordonnait.

Il faut se souvenir qu’à l’époque, le journal Libération soulignait la joie de ce peuple qui recouvrait sa liberté et jugeait scandaleusement calomnieuses les informations faisant état des exécutions de masse, allant jusqu’à justifier le silence de mort qui s’abattait alors sur Phnom Penh : « Les révolutionnaires ont sans doute des choses autrement importantes à faire que de permettre aux journalistes de faire leur travail. »

Lorsqu’on lit Le Portail de François Bizot (Gallimard), on découvre chez le bourreau d’S21 un homme qui, par moment, se découvre sensible. Pendant son procès, il est parfois empreint d’urbanité. Duch est un homme comme Eichmann, banal, un peu misérable lorsqu’on le voit dans son box. Il justifie sa position comme un fonctionnaire rigoureux et appliqué. Personnage ordinaire et sans génie, scrupuleux comme les élèves moyens qui travaillent à plein régime et en surchauffe, avec application pour se maintenir au niveau.

Ce mal nécessairement administratif et légal, à la portée de n’importe quel médecin, est vécu sans drame de conscience par la plupart de nos contemporains qui ont laissé la loi penser à leur place.

3/ L’euthanasie compassionnelle

Avec le troisième exemple, je monte encore d’un cran dans la provocation qui, chez moi, n’est pas un jeu d’adolescent, mais un désir de susciter une réaction salutaire. Lorsqu’on voit des infirmiers se promener en camionnette dans les rues de Bruxelles pour proposer l’euthanasie « dans la dignité » ; quand le roi — tout chrétien soit-il — qui, certainement pour éviter de plonger son pays dans le chaos des violences séparatistes en abdiquant, signe la loi autorisant l’euthanasie des enfants, on comprend pourquoi Hannah Arendt développe avec une pertinence intellectuelle foudroyante le concept de la banalité du mal.

Il est symptomatique que l’ancien ministre des Affaires étrangères de M. Sarkozy ait voulu interdire le terme euthanasie parce qu’il faisait irrévocablement penser à « État nazi ». Comme quoi un mot peut rapprocher opportunément une référence historique avec la pratique caractéristique d’un État ! Je ne crois pas au hasard, ni notre ancien ministre non plus, sans doute.

La banalité du mal invoque toujours une raison d’État, une raison compassionnelle, un bien commun supérieur au bien de l’enfant, du malade voire le bien et du malade, et le bien de la société. Pour excuser les dérapages de ce qu’on peut appeler un crime légal, on considère les très nombreuses personnes euthanasiées pourtant guérissables ou ayant refusé l'euthanasie comme « des dégâts collatéraux » inhérents à la pratique d’un bon principe ! Le mal a toujours son excuse. Je vous tue pour votre bien, même si, croyez-moi, je le regrette ! Jamais sic locutus est leo.

4/ Les arrestations de masse et le gazage des innocents

Le quatrième exemple serait considéré comme outrancier s’il ne révélait pas l’acclimatation progressive à un totalitarisme qui refuse de plus en plus ouvertement toute pensée critique autonome.

Sans vouloir confondre les massives arrestations illégales de l’an passé et les épreuves subies par les contestataires du monde communiste, je trouve une analogie entre les mobiles des exécuteurs de basse œuvre des régimes totalitaires et l’état d’esprit des fonctionnaires de notre pays. L’avertissement d’Hannah Arendt est à retenir dès que les premiers symptômes d’une violence disproportionnée de l’autorité se manifestent.

En effet, j’ai en mémoire les multiples aveux des CRS lors des manifestations contre la loi Taubira. Après avoir copieusement arrosé de gaz des enfants et des vieilles personnes, ils se justifiaient : « Vous savez, beaucoup d’entre nous sont d’accord avec vous, mais on a reçu des ordres ! »

Ils auraient reçu l’ordre de tirer à balles réelles, ils auraient tiré. Je n’ai aucun doute. L’histoire le prouve. Sans doute auraient-ils été affectivement désolés, mais le soir devant la soupe qu’ils auraient partagée avec leurs enfants, ils n’auraient eu aucun remord, pas plus que les policiers qui ont emmené en leur tenant la main les enfants juifs au Vel d’hiv : « … On a reçu des ordres ».

Comment oser faire une telle comparaison ? Parce que, malheureusement, les CRS d’aujourd’hui sont dans les mêmes dispositions mentales que les policiers sous l’Occupation. Ils ne sont pas plus méchants, tout aussi banaux et aussi scrupuleusement obéissants aux ordres de leurs officiers qui, eux, sont tout aussi obéissants à leur préfet qui, lui, est tout aussi obéissant au ministre de l’Intérieur.

Les foules, bon enfant, innocentes et désarmées ne les ont pas dissuadés de gazer des landaus lors de la manifestation du 24 mars.

Cela je ne l’oublierai pas.

Que je fasse hurler ceux qui m’accuseront d’amalgame, je suis pourtant convaincu de l’unité de référence entre ceux qui pratiquent l’obéissance par compassion, par référence à l’ordre ou par décision administrative. La frontière des consciences est infime… l’abdication de la pensée est considérable.

La condamnation se limite à l’idéologie mais refuse de condamner ses pratiques.

La seule faute reprochée à Duch et à Eichmann n’est même pas d’avoir « travaillé » de façon industrielle et consciencieuse à éradiquer des masses non autorisées à vivre, mais de travailler pour des idéologies honnies condamnées par le tribunal de l’Histoire. C’est bien le seul fondement de l’acte d’accusation.

Pendant trente années d’engagement humanitaire, j’ai rencontré beaucoup d’hommes au passé terrible et sanglant. Plusieurs d’entre eux sont de bons pères de famille, aujourd’hui recyclés dans l’administration de leurs pays, voire dans l’action humanitaire, généreux et parfois faisant le bien. Non pas à la suite d’une conversion paulinienne ou de celle qui a touché le Bon Larron, mais seulement parce que les circonstances ont changé !

Je peux dérouler des listes de ces meurtriers consciencieux qui aujourd’hui coulent des jours paisibles au milieu des populations que, hier, ils terrorisaient et dont ils sont les attentifs protecteurs aujourd’hui.

Combien de pédophiles parlementaires aujourd’hui, réalisateurs de cinéma, anciens ministres, écrivains connus, coulent aujourd’hui des jours heureux dans la vénération des médias et la cour des élus ?

Duch le compassionnel assassin en série qui agit par respect aux ordres de l’Angkar, Eichmann qui tenait pathétiquement à honorer le serment qu’il avait fait au Führer, les législateurs qui acceptent que le corps des jeunes filles pauvres soient mis à la disposition des saphistes en mal d’enfants révèlent l’adhésion permanente à la banalité du mal dont Duch et Eichmann et nos juristes d’état ont été et sont les plus scrupuleux acteurs.

5/ La Gestation pour/par autrui

Et cela me conduit à mon cinquième exemple où la banalité du mal prend une dimension à l’échelle du monde.

J’ose l’écrire parce que je suis directement concerné par la réduction des adolescentes en usine de reproduction. C’est un crime qui devrait être poursuivi devant le TPI. L’asservissement et l’instrumentalisation des corps pour l’assouvissement de la perversité des riches appartiennent à la même culture idéologique que celle dont le nazisme se réclamait pour le confort des übermensch.

Il s’agit de nier à certaines personnes, sous prétexte de race ou de niveau de vie, leur dignité intrinsèque d’être humain et donc le droit à l’intégrité de leur corps. Vouloir les éliminer dans un cas parce qu’ils pèsent sur une société, ou vouloir transformer les pauvres adolescentes en chair à reproduire appartient à la même philosophie que celle qui a présidé à « l’Aktion T4 ».

Le crime d’État est sous la protection de textes réglementaires, votés par des bourgeois compassionnels pour les riches. Il est inculturé dans la conscience populaire. Nos peuples sont hypnotiquement sous contrôle. Ils admettent que c’est par esprit de justice que des saphistes américaines puissent suborner des filles pauvres afin que celles-ci livrent leur corps pour leur jouissance personnelle. Cela n’enlève en rien à l’horreur de telle pratique. Les sommes en jeu sont considérables : plusieurs dizaines de milliers d’euros dont ces enfants ne toucheront que quelques centimes. Leur parcage dans des « lebensborn » en rappelle d’autres. Il y a là quelque chose d’odieux devant lequel une population qui se targue d’être les chantres des droits de l’homme abdique sa capacité à penser. 

Ce n’est pas parce que des perversités ne se réclament plus d’une idéologie abhorrée qu’elles en sont plus légitimes.

Le mouvement considérable qui s’est soulevé le 13 janvier 2014 est d’ordre philosophique et bien sûr anthropologique ; il amorce une résistance eschatologique qui aura raison de ces pratiques dont la théorisation est née au milieu du XXe siècle. La croix de Lorraine semble plus que jamais notre marque et ce n’est pas un hasard si celui qui l’a saisie contre le Mal de notre histoire ait été père d’une enfant handicapée.

 

Yves Meaudre est directeur général d’Enfants du Mékong, Prix des Droits de l’homme de la République française.

 

 

Sur ce sujet :
Hannah Arendt, de Margarèthe von Trotta, la bande annonce.

 

 

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