C'est à juste titre que l'on déplore la dégradation des relations entre la France et les États-Unis du fait de nos désaccords sur l'Irak. Est-ce à dire qu'une autre politique française aurait eu un résultat différent ? Sauf l'hypothèse d'un assujettissement total — et encore — on ne voit pas ce qui nous aurait permis d'éviter les foudres américaines.

Quand on sait que la position de Jacques Chirac ne fut guère différente de celles de Jimmy Carter, de Zbigniew Brzezinsky ou du conseil municipal de New York, pour ne pas évoquer celle de la grande majorité des pays du monde, comment ne pas être étonné de la violence extrême — et de la vulgarité sans précédent — des attaques américaines contre la France ?

Une campagne absolument démente si on considère que nous ne sommes pas en guerre avec les États-Unis, ni ne fournissons d'armes à leurs adversaires mais qu'au contraire nous offrons à l'armée américaine plus de facilités logistiques que beaucoup. À peine avons-nous émis des réserves sur la légitimité de leur intervention en Irak. Est-il si sûr que nous aurions évité cette hostilité avec un profil tout juste un peu plus bas, en n'évoquant pas par exemple la possibilité d'un veto ? On peut en douter.

Il est en conséquence à craindre que l'après-guerre n'amène pas un apaisement rapide du différend. Qu'après la défaite de Saddam Hussein, le contrôle américain sur l'Irak soit facile ou pas, dans les deux cas, les Américains, un peu plus arrogants dans le premier, amers dans le second, risquent de nous en vouloir encore et de mettre en œuvre, notamment en cherchant à nous isoler en Europe, les sanctions que certains faucons de l'entourage de George Bush ont annoncées.

Il n'est pas sûr en effet que nous nous trouvions dans l'hypothèse d'un " malentendu transatlantique " de plus, à même de se tasser avec le temps.

Non que la France ait changé. Contrairement à ce que l'on entend trop, les Français dans leur immense majorité, ne sont pas anti-américains. Nulle trace dans la presse française ou dans les conversations de nos compatriotes de cette agressivité sans précédent que l'on trouve à notre égard de l'autre côté de l'Atlantique – et de la Manche.

Ce sont, on peut le craindre, les États-Unis qui ont changé. Le vertige de la puissance, de l'hyperpuissance selon l'expression désormais consacrée d'Hubert Védrine, les a rendus plus irascibles que jamais à l'égard de toute critique.

Le phénomène est antérieur au 11 septembre, même si cet événement considérable a aggravé le complexe obsidional des Américains. Dès la décennie 90, alors que la guerre froide était gagnée, les États-Unis, au lieu de relâcher leur effort militaire comme les autres pays, l'ont maintenu et même accru. L'économie américaine est, depuis longtemps déjà, mais aujourd'hui plus que jamais, dépendante du complexe industriel militaire. Aucun secteur fort qui n'y soit tributaire de près ou de loin de considérations stratégiques, du blé à l'aéronautique. L'énorme déficit commercial de ce pays ne serait pas possible sans le prestige du dollar. Or ce prestige est, malgré les apparences, d'ordre militaire et non point économique (sinon le mark, quand il existait, serait devenu monnaie de réserve ). Rien à voir donc avec l'Amérique de Tocqueville ou du président Harding !

Mais l'Amérique est aussi devenue une puissance idéologique. La Maison blanche est aujourd'hui entre les mains d'idéologues : l'idée d'une fin de l'histoire, d'une ère de paix perpétuelle, que l'on doit faire accoucher par la violence, celle d'une élite supérieure qui a mission de gouverner le monde, le nouvel internationalisme dont se réclame la " coalition ", sont de nature idéologique, comme le marxisme était idéologique. Au travers de la référence chrétienne, cette idéologie renoue avec la matrice de toutes les idéologies modernes, le millénarisme. Comme toutes les idéologies, celle qui anime les États-Unis est simplificatrice et irrationnelle. Le monde se réduit pour elle à la lutte du bien et du mal. Et elle a besoin de diaboliser un adversaire, quel qu'il soit. Après Ben Laden, Saddam Hussein. Après Saddam, qui ?

Il pourrait paraître absurde de dire Jacques Chirac, compte tenu de la communauté fondamentale de valeurs qui existe entre la France et les États-Unis. Ce serait faire abstraction du caractère irrationnel de la diabolisation, dont on voit les prémisses dans l'actuelle gallophobie anglo-saxonne.

Souvenons-nous aussi, sans comparer ce qui n'est pas comparable, de la diabolisation de Tito par Staline, malgré la proximité de leurs régimes. La puissance idéologique traite en ennemis ceux qui ne s'alignent pas complètement et ceux à qui on pardonne le moins sont les " peuples frères ".

L'idéologie est ainsi inséparable de l'arrogance qui ne tolère aucune divergence. Les États-Unis se sont souvent identifiés au nouvel Israël, pionniers d'une nouvelle Terre promise – d'où leur sympathie instinctive avec l'État d'Israël, bien au-delà de la sphère d'influence du judaïsme américain. Mais une telle identification, si elle leur promet la pérennité, ne leur garantit pas l'infaillibilité : après David, il y eut Salomon, après le royaume, l'empire, et après la mesure, la démesure, le vertige de puissance et l'égarement (comme cela nous arriva avec Napoléon).

La France, dont les rois étaient oints, dit-on, de l'huile sainte de David, est la seule nation à revendiquer, sous une autre forme, le même héritage, inséparable de l'universalisme. Malgré sa faiblesse présente, et même si les acteurs concernés ne sont pas conscients de cet arrière-fond, elle est quelque part une rivale.

De manière plus prosaïque, l'économie française est, plus que d'autres, en concurrence avec l'économie américaine en matière de céréales, de pétrole, d'aéronautique et d'espace.

La perspective que nous traçons sur l'avenir de la relation franco-américaine a de quoi inquiéter. En aucun cas, le scénario évoqué ne serait confortable pour nous. Il exigerait de nos dirigeants un grand sang-froid. Que l'on soit fédéraliste ou souverainiste, l'Europe, à condition que les faucons de Washington ne la fassent pas éclater comme ils en ont ouvertement le projet, nous serait une protection. L'euro, qu'on l'aime ou pas, nous épargne déjà de rudes sanctions financières.

 

Cette perspective que nous dessinons est suffisamment inquiétante pour que nous préférions nous tromper.

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