L’euro soumis à la question.

[Source : Politique Magazine]

L’un est un ancien gérant obligataire qui appelle à une sortie rapide du système euro. L’autre est un économiste de banque qui craint un détricotage de la monnaie unique. Ils ont bien voulu débattre ensemble du sujet dans l’éventualité d’un Frexit.

Un petit mot sur le Brexit, qui pourrait présager d’un Frexit. Beaucoup d’observateurs annonçaient une apocalypse financière en cas de victoire du camp souverainiste au référendum. Les marchés actions ont dévissé mais se sont vite repris, le marché obligataire a peu bougé. Comment expliquez-vous ces différences ?

Philippe Waechter : La panique était peut-être passagère sur les actions mais des mouvements durables ont été observés sur d’autres marchés financiers. Ainsi les gérants ont-ils massivement placé leur argent sur les obligations d’État [considéré comme garantis – NDLR] à la suite du référendum. C’est particulièrement vrai pour les obligations britanniques qui ont vu leurs taux d’intérêt baisser fortement en raison des achats massifs effectués sur ce marché. Si les gérants ont fait ce choix, c’est parce qu’ils cherchent à limiter les risques en période d’incertitude. Incertitude sur la situation britannique mais aussi sur un risque de rupture dans la dynamique de globalisation.

Philippe Murer : On voit bien qu’il n’y a pas eu de panique puisque les obligations anglaises ont été très recherchées et que la bourse anglaise a fortement progressé. Mais il y a en effet une rupture dans la globalisation en cours. Le nouveau chef du gouvernement britannique, Theresa May, veut pratiquer une politique industrielle volontariste, à l’inverse du modèle thatchérien. C’est d’ailleurs ce volontarisme qui compense l’incertitude post-référendaire. Le Brexit semble très bien géré par le gouvernement britannique. Nous pourrions nous en inspirer en France.

Philippe Waechter : Pour les Anglais, il existe beaucoup de questions en suspens à la suite du référendum. Quel accès auront-ils au marché unique et conserveront-ils le passeport européen ? Ce sont deux éléments complémentaires dont la négociation conditionnera le futur britannique. Tant que la notification sur l’article 50 ne sera pas déposée et que les négociations n’auront pas commencé, la situation restera confortable au Royaume-Uni. Les risques débuteront avec ces deux échéances.

Philippe Murer : La question du passeport européen est en effet très importante. Et c’est pourquoi la Grande-Bretagne va sans doute demander de bénéficier d’un partenariat à la carte, comme la Suisse en bénéficie avec l’Union européenne. Il y a déjà 28 pays qui ont annoncé vouloir signer des accords de libre-échange bilatéraux avec la Grande-Bretagne. Nous n’observons pas de rupture de confiance vis-à-vis du Royaume-Uni à la suite du Brexit.

 

Si la Grande-Bretagne veut désormais sortir de l’Union européenne, elle ne faisait déjà pas partie de la zone euro. Voilà qui ouvre des perspectives dans l’éventualité d’un Frexit. Quel serait notre intérêt à sortir de la monnaie unique ?

Philippe Murer : Nous reprendrions possession des énormes leviers que procure une souveraineté sur la monnaie, ce que les Anglais ont toujours veillé à sauvegarder. Mais avant de détailler ce point, il est nécessaire d’analyser quels ont été les effets de l’euro. Ils se sont surtout manifestés par une destruction de l’industrie en France et dans d’autres pays d’Europe. Avant la création de l’euro, les balances commerciales des grands pays de notre continent étaient proches de l’équilibre, y compris celle de l’Allemagne. Mais les Allemands n’ont pas joué le jeu de la monnaie unique : à partir de 2003, ils ont pondu les lois Hartz qui ont abaissé les salaires allemands, alors même que le tissu industriel germanique était déjà très puissant. Ailleurs en Europe, et particulièrement chez nous, les spécificités sociales ne permettaient pas de baisser les salaires, et nous n’avions plus les taux de change pour nous ajuster à cette concurrence déloyale. Résultat : l’Allemagne a produit des excédents commerciaux délirants, qui sont montés jusqu’à 9 points de PIB. Cela s’est surtout fait aux dépens de la production dans les autres pays de la zone euro.

Philippe Waechter : Je crois qu’il est illusoire de penser que l’on se réappropriera la dynamique économique. La réindustrialisation est quelque chose de complexe et la désindustrialisation apparaît historiquement irréversible. La part de l’industrie dans l’économie baisse de manière structurelle, y compris aux États-Unis et au Japon. Nous avons assisté à une redistribution globale des cartes qui s’est faite au profit de l’Asie. Certes, l’Allemagne, avec les lois Hartz, a joué beaucoup dans les déséquilibres actuels de la zone euro en pesant sur la demande interne allemande. Couplées à une stratégie industrielle particulière de l’Allemagne en Europe centrale pour disposer de coûts bas, les Allemands ont disposé d’un avantage comparatif fort et finalement pénalisant pour le développement de la zone. Cependant, il ne faut pas oublier non plus que la monnaie unique a profité à tout un tas de pays membres qui y ont trouvé des conditions financières favorables pour développer leur dynamique interne, leur emploi et leurs importations.

Philippe Murer : Je ne suis vraiment pas d’accord sur ce dernier point. L’euro a provoqué une désindustrialisation très rapide qui a détruit le cœur de la richesse en France et dans les pays du sud de l’eurosystème. Ces nations ont donc trouvé un substitut : la croissance par la dette. Ayant atteint les limites d’une politique économique axée sur l’endettement, on leur demande de pratiquer aujourd’hui une politique d’austérité en dépit de la crise. Résultat : le PIB grec est inférieur de 25 % à son niveau de 2008, les PIB de la Finlande et du Danemark sont aux niveaux de 2008, et celui de l’Italie au niveau de l’an 2000 ! La France est entraînée dans cette concurrence folle à l’intérieur de la zone et cherche à modifier soudainement son marché du travail selon la volonté de Bruxelles afin de participer à la course à la baisse des salaires. Il est vraiment temps de mettre en place des monnaies nationales pour retrouver de l’oxygène.

Philippe Waechter : S’il y a éclatement de la zone euro, quel serait le taux de change de la monnaie française ? Je doute qu’il soit stable. En outre la sortie de la France aurait un effet négatif sur la construction de la zone euro avec un risque fort d’éclatement. Cela se traduirait par un ajustement de l’ensemble des taux de change. Ce serait une source majeure d’incertitude. Qui investirait dans ces conditions ? S’ouvrirait la voie à une possible bataille des taux de change au sein de l’Europe. Cela serait aussi une source d’instabilité pénalisante pour l’activité.

Pourquoi la Grèce n’est-elle pas sortie de l’euro malgré sa situation critique ?

Philippe Murer : La Grèce n’avait pas préparé de plan pour sortir de l’euro. Annoncer un tel événement, c’était donc sauter dans le vide. Le Premier ministre Tsipras n’a pas osé couper les ponts. Du coup les Grecs se sont enfoncés dans la misère.

Philippe Waechter : La Commission et la Banque centrale européennes ont clairement fait comprendre aux Grecs qu’une sortie de l’euro signifiait une sortie de l’Union européenne. Pour eux c’était une exclusion de la construction européenne avec les incertitudes fortes que cela engendre. C’était aussi une concurrence renouvelée avec une Turquie voisine très puissante.

Comment s’organiserait la constitution d’une monnaie nationale en France ? Est-ce facilement réalisable ?

Philippe Murer : Il faut apporter un préalable important à cette hypothèse : si la France sort, la monnaie unique a toutes les chances de disparaître car notre pays est le deuxième pilier de l’euro après l’Allemagne et a beaucoup contribué financièrement à son sauvetage (plus de 65 milliards d’euros prêtés aux pays du sud de l’Europe). Ce qui est sûr, c’est que cela est faisable et rapidement. On a défait des dizaines d’unions monétaires dans le monde. Comme le rappelait récemment le président tchèque, la Tchéquie et la Slovaquie n’ont mis que deux semaines à recréer chacun un système monétaire national après la séparation des deux entités au début des années quatre-vingt-dix.

Philippe Waechter : Concernant l’euro, rien n’est préparé pour le moment, il n’y a pas de plan de dislocation. En outre, la zone euro n’est pas la Tchécoslovaquie dont le système financier et monétaire était très simple et avec deux communautés qui souhaitaient se séparer. Les liens financiers au sein de notre zone sont complexes. De la dette publique et privée française est détenue dans tous les pays d’Europe. Si on détricote l’euro, on change de référentiel pour les investisseurs. Il y a toute une série de contrats privés qui ont été signés en euros et la question est : dans quelle monnaie on les réinscrit ? Et quel taux de change va faire référence ? On n’en a pas idée.

Philippe Murer : Oui, cela ne se fera pas sans impact. Ceux qui ont pris des risques en achetant des titres du sud de l’Europe avec de plus gros rendements que dans les pays sûrs comme l’Allemagne ou la France, pourraient devoir assumer quelques pertes et cela est parfaitement normal. Ils ont tout de même gagné beaucoup d’argent sur le marché de la dette publique. Une banque centrale redevenue souveraine pourrait, en échange de parts dans le capital, créer de la monnaie pour renflouer les institutions financières qui auraient eu des comportements imprudents. Au plus fort de la récente crise, le gouvernement britannique a recapitalisé, contre des parts au capital, la moitié du système bancaire outre-Manche et ça n’a choqué personne ! Les gouvernements français et allemands avaient affirmé avoir préparé des plans B il y a quatre ans. Des modélisations ont été réalisées par ailleurs : seule l’Allemagne serait perdante pendant les deux premières années. En outre, j’ai du mal à croire que les gérants et les assureurs n’ont pas déjà rapatrié une bonne partie des capitaux dans leurs pays, car cela fait quatre ans que l’on parle d’un risque d’éclatement de l’euro.

Philippe Waechter : Je ne crois pas que chacun des pays de la zone cherche spontanément à sortir de l’euro. La monnaie unique est avant tout une construction politique. Derrière, il y a le marché unique, qui est la principale avancée de la construction européenne et l’idée qu’un grand marché européen est une source de solidité et de stabilité dans un monde globalisé. Peut-on mener sa barque seul ? Défaire l’euro, c’est entrer dans une logique qui n’est plus coopérative en Europe car chaque pays mettrait en avant son intérêt particulier. Cela aurait des conséquences négatives et créerait beaucoup d’incertitudes. Nous devrions au contraire coopérer sur le plan budgétaire et effectuer les transferts financiers nécessaires pour combler les déséquilibres dans la zone.

Vous faites référence à l’idée d’un Trésor européen et d’un budget fédéral, avancée avec insistance par le président de la Banque centrale européenne et de la Commission. Mais il y a dix ans, les Français, les Irlandais et les Hollandais avaient clairement repoussé le projet d’une constitution pour un État central en Europe…

Philippe Waechter : En effet, cela aurait de profondes conséquences politiques. Un Trésor européen et un budget propre permettraient de réallouer les ressources entre États, comme cela se fait aux États-Unis. Mais aucun pays ne souhaite à ce jour déléguer sa souveraineté. En ce moment, on nage dans une espèce d’entre-deux. On a fabriqué des substituts à un budget européen ou des institutions comme le Mécanisme européen de stabilité, mais ils semblent insuffisants. Deux questions importantes se posent  : celle de la coordination budgétaire et celle de la construction démocratique de cette coordination. Actuellement la Commission européenne et la BCE sont les organismes de tutelle de l’Union européenne mais ils ne sont pas démocratiques. Cette question démocratique doit être résolue mais elle prendra du temps.

Philippe Murer : Il est vain de prétendre à des transferts budgétaires entre États, car l’Allemagne est absolument opposée à cela. Et les peuples ne veulent pas d’un Trésor européen non plus. L’euro crée aujourd’hui d’énormes tensions. Alors détricotons la monnaie unique. Cela boosterait les économies de la plupart des pays européens et nous rendrait compétitif vis-à-vis de l’Allemagne. Cela nous donnerait de nouveau une souveraineté essentielle, celle de la création monétaire. Elle se fait aujourd’hui au bénéfice de quelques établissements bancaires, qui ont pris un pouvoir bien trop considérable. Nous pourrions encadrer cette création de monnaie pour l’orienter vers la transition énergétique ou pour favoriser les prêts aux investissements dans notre pays. La fin de la zone euro ne nous empêchera pas de garder et de monter des coopérations avec nos voisins qui, quoi qu’il arrive, resteront des partenaires proches.

Présentations :

PHILIPPE MURER – Ancien gérant sur le marché des obligations convertibles, Philippe Murer a enseigné à l’université Paris-IV et il a cofondé le groupe de réflexion économique Forum démocratique. Il s’est récemment engagé en politique et est aujourd’hui conseiller de Marine Le Pen sur les questions économiques.

PHILIPPE WAECHTER – D’abord attiré par la recherche universitaire, Philippe Waechter est devenu par la suite économiste en chef de Natixis Asset Management, la filiale de gestion d’actifs du groupe bancaire. Il édite un blog (https://philippewaechter.nam.natixis.com/) accessible au public.