L’Union européenne à l’épreuve de son injustice

L’été 2015 n’a pas été bon pour l’Union européenne. En juillet, la quasi-banqueroute de la Grèce a mis à mal la cohésion de la zone euro. Peu après, des éleveurs ont contesté la politique agricole commune par des manifestations spectaculaires. Enfin, une vague subite de migrants venus d’Afrique et d’Asie a jeté la confusion dans les règles européennes d’accueil des étrangers.

Au jour où ces lignes sont écrites, aucune de ces trois épreuves n’est vraiment surmontée. Les experts doutent que les mesures correctives imposées au gouvernement d’Athènes fassent plus que retarder de nouveaux déchirements. Les agriculteurs ne barrent plus les routes mais leur colère n’est pas apaisée. Elle explosera à nouveau à la première occasion. Quant aux migrants qui s’efforcent de pénétrer sur le territoire de l’Union, les agences internationales nous avertissent que leur pression n’est pas près de diminuer. Or aucune solution européenne d’ensemble ne se dessine.

Des mesures d’urgence sans portée

Ceux qui sont responsables des politiques communautaires, la Commission de Bruxelles en premier lieu, mais aussi le Parlement de Strasbourg et la Banque centrale de Francfort, sont visiblement décontenancés. Ils sentent que les évènements leur échappent. Ils en sont réduits à des mesures d’urgence sans beaucoup de portée. Pour le reste, ils s’en remettent à l’espoir que le temps viendra à leur secours.

Les investissements que la Commission envisage de financer n’arrêteront pas l’interminable appauvrissement de la Grèce mais ils l’atténueront, pense-t-on, dans l’attente d’une conjoncture meilleure. Les marchés du lait et du porc finiront bien par se stabiliser à un niveau de prix équilibré ; dans l’intervalle, quelques subventions hâtivement débloquées sauveront les éleveurs qui le méritent.

Les migrants posent un problème plus compliqué. À Bruxelles, on prépare un projet de hot spots, centres de tri « européens » installés en Grèce et en Italie, qui faciliteront le filtrage et la répartition des réfugiés. Mais on espère surtout que la Turquie, le Liban et la Jordanie voudront bien garder leurs Syriens jusqu’à ce que la guerre se termine, ce qui ne manquera pas de se produire un jour. Jean-Claude Juncker est allé à Ankara en persuader le gouvernement turc.

Le retour des États

Aucun gouvernement européen ne peut plus s’en remettre à ce vague optimisme. Tous voient bien que les institutions communautaires sont dépassées par la puissance et la rapidité des crises qui se succèdent. C’est pourquoi ils ont décidé de prendre les affaires en main.

C’est au Conseil européen, c’est-à-dire dans les réunions entre représentants des États, que les choix importants sont faits, et non plus dans les bureaux de la Commission. C’est là que le sort de la Grèce a été fixé en juillet ; là encore que la répartition des migrants a été convenue ; le commissaire chargé de la politique agricole a réussi à préserver son pouvoir mais on sent que son aveuglement béat inquiète de plus en plus de gouvernements. Il pourrait bien, lui aussi, se voir imposer des décisions qui rogneront ses prérogatives.

Les États européens ont d’autant plus de raisons de courir à la manœuvre que les trois secousses dont je viens de parler, ont, chacune, ébranlé un des piliers sur lesquels l’Union a été édifiée. Les soubresauts grecs mettent en danger la monnaie unique, prunelle des yeux de l’organisation communautaire ; les agriculteurs contestent, sans le dire expressément, le jeu du marché, qui est un principe fondamental de l’Europe unie ; l’afflux des migrants fait douter du bien-fondé de la libre circulation des personnes, principe non moins fondamental. Nos responsables politiques à Paris et à Berlin d’abord, mais aussi à Rome, à Madrid et ailleurs, ont compris que, s’ils ne se substituaient pas aux instances bruxelloises défaillantes, tout l’édifice institutionnel péniblement bâti depuis un quart de siècle, risquait de s’effondrer.

Des absolus très relatifs…

En choisissant de mettre toute leur énergie à préserver trois oeuvres résultant des traités de Maastricht et de Lisbonne, nos gouvernements risquent gros. Ils affirment, en lieu et place de la Commission, que la monnaie unique, la concurrence non faussée des entreprises et la libre circulation des personnes sont en Europe des absolus qui ne peuvent être ni abolis ni amendés. C’est une erreur. Chacun de ces trois principes a un caractère relatif. Aucun n’a de valeur s’il ne se conforme à un autre principe, qui leur est supérieur par essence et qui s’appelle la justice. Les gouvernements qui négligent la justice au profit d’une autre ambition se condamnent, tôt ou tard, à l’échec.

La question qui se pose à François Hollande, Angela Merkel et aux autres chefs d’État est donc la suivante : la monnaie unique, la concurrence non faussée et la libre circulation des personnes dans l’Union, contribuent-elles aujourd’hui à établir un ordre juste en Europe ou l’empêchent-elles ?

 …loin de l’ordre juste

Examinons l’affaire grecque. Le gouvernement d’Athènes a décidé en juillet, avec les vifs encouragements des chefs d’État européens, de rester à tout prix dans la zone euro. À tout prix veut dire, pour lui, réduire le quart de son peuple au chômage. Est-ce un choix juste ? Non. La justice exige que les autorités publiques « se donnent comme objectif prioritaire, l’accès au travail pour tous ». Ce n’est pas moi qui le dit, ni un économiste de référence. C’est le pape François, qui lui-même reprend des déclarations de Jean-Paul II et Benoît XVI. La « rationalité économique discutable » qui inspire les dirigeants la zone euro, s’écarte d’un ordre juste. On peut même affirmer qu’elle le contredit.

Passons aux éleveurs. Nous avons appris cet été que les plus petits d’entre eux étaient étranglés par une baisse imprévue des prix de leurs produits. La Commission européenne refuse de les aider, sauf par quelques mesures ponctuelles, au nom du respect des lois du marché. La justice serait-elle toute entière dans ces lois ? Bien sûr que non. Elle demande que les gouvernants compensent, autant que faire se peut, les effets d’aléas politiques, économiques et même climatiques sur lesquels les producteurs n’ont aucune prise. Là aussi, l’Europe s’éloigne d’un ordre juste.

Considérons enfin le sort des migrants. La Commission a prétendu le régler en mariant le sacro-saint principe de la libre circulation des personnes sur le territoire de l’Union avec une répartition autoritaire des nouveaux venus entre nos différentes nations. Les gouvernements allemand et français ont repris l’idée à leur compte.

Ne nous interrogeons pas ici sur l’applicabilité de cet étrange attelage de règles contradictoires. Examinons-le selon le critère de la justice. Celle-ci exige que le nombre d’immigrants accueillis, leurs qualifications, leurs cultures d’origine soient pesés en fonction du bien propre à chaque nation et notamment ses capacités d’emplois. Chaque gouvernement, et lui seul, est comptable devant son peuple de cette forme de justice. En essayant d’imposer d’autres principes à l’admission des étrangers, les responsables de l’Union prennent le risque, une fois de plus, de s’éloigner d’un ordre juste.

Impopularité irrémédiable

On s’étonne, dans les milieux bruxellois, de l’impopularité des institutions communautaires. De nombreux sondages d’opinion essaient d’en comprendre les raisons. On l’attribue le plus souvent à un « déficit démocratique » vague et complexe. La réponse est pourtant simple et claire : le sentiment populaire se méfie de la Commission, du Parlement européen et de la Banque centrale parce qu’il constate que le pouvoir dont ces institutions ont été dotées, n’est pas exercé en vue de la justice.

Jusqu’en 2008, la prospérité relative de l’Europe dissimulait cette vérité. La crise interminable dans laquelle l’Union se débat depuis sept ans la rend de plus en plus visible.

 Les gouvernements ont cru bien faire en se substituant à des autorités communautaires dépassées par les évènements. En réalité, ils ont endossé la responsabilité d’un ordre injuste. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils tombent à leur tour dans une impopularité irrémédiable. Les partis discrédités de Grèce ont été les premiers à disparaître dans la fosse dont on ne sort plus. Le PPE et le PSOE espagnols sont en train d’y basculer. François Hollande les suit. Angela Merkel est la dernière à tenir encore debout. Mais « l’affaire des migrants » commence de la pousser, elle aussi, vers la chute.

 

Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.

 

 

 

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