Il n'y a pas une, mais des Afriques, et le pire n'est pas certain pour ce continent dont nous avons une image parfois trop sommaire. François Martin, en spectateur engagé et philosophe de terrain qui connaît bien l'Afrique, évoque ses forces et ses faiblesses.

En 1962, un célèbre agronome publiait un livre prophétique (L'Afrique noire est mal partie, Seuil) qui faisait grand bruit.

Aujourd'hui, quarante-cinq ans plus tard, dans la continuité de ce cri angoissé de René Dumont, il est encore d'usage de véhiculer de l'Afrique une image de faiblesse et de misérabilisme, qui lui colle à la peau, comme la tunique de Nessus au dos du pauvre Héraclès.

À cela concourent plusieurs facteurs : d'abord les guerres qui perdurent, avec leur cortège de photos choc, et aussi bien sûr les hordes pathétiques de clandestins qui en proviennent, ce qui fait croire que tout le continent n'est qu'une vaste, misérable et sanglante pagaille où vivre est un enfer. Le faible poids que le continent représente sur le plan du commerce mondial fait aussi bailler d'ennui les financiers modernes, peu enclins à l'aventure et au risque. Enfin le système médiatique tend trop souvent à diffuser des slogans et des poncifs, plus faciles à vendre qu'une information travaillée, diversifiée et allant au fond des questions.

Pour autant, l'Afrique n'est pas exempte d'opportunités.

Un continent vierge et divers

Et d'abord, qu'est ce que l'Afrique ? Est-ce l'Afrique du Nord, aux portes de la riche Europe, qui a vocation à profiter à plein de cette proximité, sur le plan touristique, agricole et industriel, comme l'Espagne des années 60 ? Est-ce l'Afrique de l'Est, dont le développement reste entravé par de tragiques conflits, comme au Soudan et autour des Grands Lacs ; des conflits largement tributaires de raisons extérieures, géopolitiques ? Est-ce l'ensemble Afrique de l'Ouest/Afrique Centrale, une zone en réalité très contrastée ? Est-ce enfin l'Afrique du Sud, qui entame un parcours très intéressant après une extraordinaire révolution politique et sociale ?

Considérer l'Afrique dans sa globalité, sans même faire de distinction entre ces régions, n'a pas beaucoup de sens. Pour ceux qui la connaissent un tant soit peu, il est aussi difficile d'en parler de façon générale que de l'Europe ou de l'Asie .

Et pourtant, si on exclut l'Afrique du Nord, dont le cas est vraiment à part, et les zones de conflit d'Afrique de l'Est et, dans une moindre mesure, de la Côte d'Ivoire, il semble possible de dégager quelques constantes et d'en tirer des conclusions pour proposer pour ce continent un modèle de développement pertinent.

Tout d'abord, ce qui est évident : l'Afrique reste le dernier continent sur la terre qui soit, sur le plan économique, à peu près vierge . Les ressources minières, pétrolières, agricoles y sont immenses, les investissements sont faibles et les rendements aussi. La main d'œuvre y est très bon marché. Pour tout investisseur cohérent, ceci devrait suffire à s'y intéresser de très près, nonobstant les mauvaises statistiques , et justement à cause de celles-ci. Le problème ne vient pas tant de l'Afrique, mais du système financier lui-même, dont on se demande s'il fonctionne normalement , lorsqu'il parvient à tirer des profits de 15% par an en réinvestissant dans les pays riches, sans prendre le moindre risque....

Ensuite, il y a l'absence d'infrastructures. Les ports fonctionnent en général très mal, les routes sont largement délabrées, l'électricité, l'eau, rien ne marche vraiment, mis à part les aéroports et la téléphonie mobile. Mais, à aucun endroit du monde ni aucun moment dans l'histoire, le manque d'infrastructures n'a constitué une barrière rédhibitoire ni arrêté les investisseurs, lorsque les potentiels de profits étaient suffisamment importants.

En ce qui concerne la main d'œuvre, il faut également remarquer, par delà le manque général de qualification, l'excellente éducation familiale que fournit, encore aujourd'hui, le système africain. On se fait une idée très fausse de l'Afrique en assimilant aux comportements africains les débordements de nos banlieues. Il n'y a pas plus opposé. Ce que nous voyons chez nous, ce n'est pas l'éducation africaine, mais l'éducation occidentale de populations d'origine africaine intégrées dans de mauvaises conditions. Ce n'est pas du tout la même chose. En Afrique, la qualité de l'éducation est très bonne, et à la base de tout.

Le faible esprit national

Une autre caractéristique de l'Afrique en général , et ceci est beaucoup plus grave, c'est, si l'on peut dire, le faible esprit national de ses classes dirigeantes. Ceci demande quelques explications :

Dans de nombreux pays, le système économique est monté comme un système de pénurie et non pas comme un système d'abondance. Du haut en bas de la hiérarchie, tout le monde a intérêt à ce que ça ne fonctionne pas :

Si le tapis roulant de livraison des bagages de l'aéroport fonctionne, la récupération de son bien ne rapporte rien à personne. Par contre, s'il est en panne, un petit malin ira déterrer votre valise au milieu du désordre collectif pour quelque menue monnaie. S'il n'y a pas de travail pour tout le monde, et si la règle reste la subsistance, un système en panne, mais détourné en système D , est donc préférable, puisqu'il répartira mieux la richesse de subsistance qu'un système qui marche. L'étranger dira que l'économie est mauvaise et incohérente parce que tout est abîmé, en réalité, ce n'est pas vrai. Elle n'est pas productive, mais elle est très cohérente. C'est nous qui regardons mal.

De même, si le paysan dispose d'une petite route pour vendre ses produits à la ville plutôt que dans son village, il s'enrichira et lui seul. Par contre, si le pays est incapable de produire en quantité suffisante des denrées de base comme les tomates ou les poulets, et qu'il est totalement dépendant de ses importations, beaucoup de gens, à tous les niveaux, depuis le service du Ministère qui accorde les licences jusqu'au douanier portuaire, vont s'enrichir, et ceci d'autant plus que la demande sera plus criante. Il y a donc une conjonction d'intérêts très forte pour que le paysan ne voie jamais sa petite route....

Nous ne disons pas, bien entendu, que tous les Africains sont corrompus. Cette généralité n'est pas vraie. Mais il existe, la plupart du temps, un système qui tend à maintenir la pénurie et fonctionne, en réalité, sur le pillage des ressources de l'Etat et le maintien du consommateur et du producteur local en otage. Les dirigeants, au mieux admettent le fait comme inéluctable, et bien souvent en sont les grands orchestrateurs. C'est pour cette raison que nous disons, qu'en général, ceux-ci manquent d'esprit nationaliste, lorsqu'ils se satisfont d'une telle situation. Evidemment, nous savons bien que la corruption existe partout et depuis toujours, et pas seulement en Afrique, loin s'en faut. Ce qui est important, par contre, et ce qui nous importe ici, c'est le frein au développement que cela constitue. Le problème, en réalité, c'est que le continent est souvent développemento-fuge , même s'il n'est pour autant argento-phobe ...

Parce que, par ailleurs, l'Afrique ne manque pas de capitalistes ! De nombreuses fortunes existent, et elles ne sont pas forcément le fruit de la corruption. Par exemple, les commerçants qui vont importer et acheminer les denrées de base vers l'intérieur, sur de longues distances et dans des zones à risques ne vendront guère, on s'en doute, à bon marché. Dans le contexte existant, ne rendent-ils pas pour autant un vrai service ? Et leurs profits ne sont-ils pas légitimes ? Mais cet argent accumulé, quelle que soit sa source, ne profite en général pas à l'Afrique. La plupart du temps, il repose en paix dans les banques de l'occident, ou dans les murs de beaux appartements de nos capitales. Tout ceci, évidemment, nos banquiers le savent, mais comme ces sommes sont parfois colossales, personne n'a envie de les perdre. Il y a donc peu de gens prêts à critiquer ce système très injuste...

Comment inverser la pompe ?

Dans ces conditions, comment inverser la pompe ? Comment construire un système qui fonctionne, pour le bien de tous ?

Tous les ingrédients sont là : ressources énormes, main d'œuvre travailleuse, qualité éducative souvent remarquable, importants capitaux disponibles, fort potentiel d'augmentation des rendements, etc. Le problème ne vient donc pas du fait que les facteurs de développement manquent, mais plutôt qu'ils sont très mal orientés. Ceci est tout de même encourageant.

Ensuite, rappelons-nous que pour que le capitalisme fonctionne, et qu'il permette de la croissance, à défaut de développement, il n'y a besoin que de trois choses : la sûreté de la propriété privée, la disponibilité et la liberté du capital, la disponibilité et la liberté du travail.

L'Afrique dispose abondamment, nous l'avons montré, des deux dernières. Le seul problème, c'est donc la première : la sûreté de la propriété privée, ou pour le dire différemment, la sécurité des investissements.

Si nous résumons, l'Afrique a donc deux problèmes : un problème psychologique ou culturel, essentiellement dans la tête de ses dirigeants, et un problème politique.

Une révolution psychologique

Le problème psychologique de ses dirigeants est double :Le premier, c'est le manque de fierté nationaliste, plus encore que la corruption. Dans tous les régimes, les élites et les classes dirigeantes cherchent à profiter et à s'enrichir, ceci n'est pas propre à l'Afrique. Le problème des élites en Afrique n'est donc pas leur désir d'enrichissement, qui est, disons, normal , mais le fait qu'ils privilégient un modèle de pénurie, parce qu'ils se pensent incapables de mettre en oeuvre un modèle d'abondance, qui leur rapporterait bien autant. En réalité, ils ne croient pas, ou pas assez, à leurs propres pays.
Le second, est d'une certaine façon lié au premier. Il révèle le même manque de confiance en soi des dirigeants : pour se développer, lorsqu'ils le veulent, ils cherchent à tout faire eux-mêmes. Or ce n'est pas possible, puisque l'Afrique a besoin de tout : Elle ne dispose, la plupart du temps, ni d'une administration digne de ce nom, ni du financement, de la technicité et de l'organisation pour créer et faire fonctionner les infrastructures, ni des cadres, ingénieurs ou managers pour ses entreprises, ni d'une main d'œuvre bien formée. Tout faire soi-même n'est donc pas possible. Mais surtout, ce n'est pas nécessaire, puisque la seule chose qu'il faut assurer, c'est la sécurité des investissements. Tout le reste en effet, routes, ports, aéroports, infrastructures, agriculture, mines, industries, peut être concédé à l'extérieur. Les dirigeants africains, en réalité, ne se voient pas comme les patrons de leurs pays, capables de commander et de faire travailler sur leurs sols tous les étrangers et les corps de métiers, comme l'ont fait par exemple, en leur temps et encore aujourd'hui, les dirigeants de la péninsule arabique. Or c'est là qu'est la solution : lorsqu'on doit croître rapidement pour rattraper les autres, c'est de la croissance externe qu'il faut faire et pas de la croissance interne. Il faut prendre les compétences au-dehors et non pas les générer soi-même. Les dirigeants disposent pour cela d'un atout maître : leur propre pays, avec ses ressources et sa main d'œuvre, qu'ils peuvent mettre en location . Cet atout, ils doivent s'en servir !

Obtenir la sécurité des investissements

Si les dirigeants africains font cette révolution psychologique et se convainquent qu'ils ont intérêt, mais aussi qu'ils peuvent se développer, alors reste encore l'autre condition, qui celle-là est politique : la sécurité des investissements. Cela, en réalité, veut dire trois choses : en premier lieu, la stabilité politique,
ensuite, même si c'est un peu moins essentiel, la paix sociale,
enfin, et cela n'est pas mineur, le caractère non arbitraire des codes d'investissements.Le plus important, bien évidemment, c'est la stabilité politique. Elle est la clef de l'avenir, comme on le constate sur le terrain : il faut que les dirigeants aient suffisamment foi dans leurs pays pour croire au développement, pour vouloir changer les mauvaises habitudes et imposer les réformes dans ce sens (lutte contre la fraude douanière par exemple), pour forcer le passage d'une logique de l ‘enrichissement par la pénurie à celle de l'enrichissement par l'abondance ,
mais surtout, il faut qu'ils parviennent à donner confiance aux investisseurs, et à assurer (par des moyens démocratiques ou non d'ailleurs) une stabilité politique durable ;
lorsque ces conditions sont réunies, on constate que les capitaux rapidement affluent (souvent par le retour au pays des avoirs africains qui dorment à l'étranger) et les pays se développent, même lorsqu'ils n'ont pas de pétrole. Dans les autres cas, ça ne marche pas.Lorsque les pays parviennent à ce stade, et c'est le cas de certains d'entre eux, il leur faut alors systématiser la mise en concession, pour enclencher la spirale vertueuse du développement en faisant, bien entendu, financer et assurer par leurs concessionnaires : la mise en place de leurs infrastructures,
la montée en qualification de leur main d'œuvre.Ce modèle pertinent, est volontairement simplifié, mais il se vérifie si l'on compare les pays qui décollent , ou ne décollent pas. Nous y reviendrons.






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