Que cache la détermination américaine à neutraliser Bagdad ? On prête un peu vite à George W. Bush la volonté de faire main basse sur le pétrole irakien. L'affaire est plus complexe.

Avant tout, il faut noter que la donne a radicalement changé depuis le 11 septembre 2001. Si une deuxième offensive contre l'Irak doit avoir lieu, elle ne sera pas la même que la première. Les cartes sont redistribuées. Alors que l'embargo se poursuit et que depuis un mois, des avions pilonnent les centres de commandement du nord et du sud de l'Irak, l'Arabie Saoudite n'est plus l'allié inconditionnel, et l'épreuve de force avec Saddam Hussein paraît incontournable.

 

L'Arabie Saoudite ne sera plus l'allié inconditionnel des USA pour au moins deux raisons.

D'une part, le plus grand nombre des terroristes du 11 septembre — dont Ben Laden — étaient de nationalité saoudienne et pratiquaient l'islam wahhabite. Cette doctrine singulière de l'islam sunnite est celle des talibans. Elle trouve sa source dans la pensée des gardiens actuels de La Mecque. Et à la différence de nombreux autres chefs d'État ou religieux de l'islam modéré, les responsables saoudiens n'ont jamais critiqué le fond de la doctrine des talibans — dont la compatibilité avec les droits de l'homme n'est pas la première des vertus...

D'autre part, il est certain que la fortune pétrolière saoudienne finance les réseaux de propagation de cet islam, parfois le terrorisme et notamment les attaques contre Israël.

Une troisième raison s'impose d'elle-même : la différence radicale de moeurs et de régime politique entre les USA et l'Arabie saoudite, longtemps tolérée pour des questions de realpolitik, est de plus en plus mal acceptée. À tout prendre, l'Irak laïc de 1991 était plus proche de l'Occident que l'Arabie Saoudite, qui, ne l'oublions pas, obligea l'armée Américaine à cacher les croix rouges des ambulances militaires stationnant sur le territoire qu'elle protégeait !

Si l'allié n'est plus vraiment l'allié depuis le 11 septembre 2001, la guerre de fait n'est plus la même. Les signes sont là : plus de conflit d'État à État, plus de militaires en face de militaires, plus de lois de la guerre. Les technologies les plus sophistiquées affrontent la barbarie des sentiments, des civils ciblent des civils, des avions commerciaux servent de bombes, des cutters d' armes blanches ? Demain des avions d'épandage agricole disperseront des gaz toxiques... Déjà, des réseaux Internet abritent à leur insu leurs pires ennemis, des médias cessent de témoigner pour propager plus ou moins volontairement la peur et la culpabilité, au profit de leurs adversaires.

Dans cette guerre sans fronts, où l'ennemi est partout et nulle part, l'épée est la mobilisation de l'opinion, le bouclier la destruction des réseaux financiers qui financent cette bataille de réseaux, la défense de son économie et de sa culture, la quête du Graal. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre G. W. Bush et sa stratégie pétrolière.

Depuis longtemps, les Américains ne cherchent plus à s'emparer de puits de pétrole étrangers. Ils veulent seulement contrôler l'évolution du marché.

Un prix du pétrole trop bas pénaliserait leur propre industrie d'extraction. N'oublions pas que les USA sont le troisième producteur mondial. Mais leurs coûts de productions sont élevés : élevés au Texas à cause de la profondeur des puits exploités depuis plus d'un siècle ; élevés en Alaska à cause du froid et de la distance. Tout baril vendu en dessous de 16 USD menacerait la rentabilité de l'exploitation américaine.

L 'Amérique importe autant de pétrole qu'elle n'en produit. Les producteurs veulent un bon prix, les importateurs un prix raisonnable. Un prix du pétrole trop élevé étranglerait une économie très énergétivore et sensible à l'inflation par les coûts. Une économie en récession casserait le moral des Américains et signerait la vraie réussite de Ben Laden.

Ainsi, le marché du baril doit osciller dans une fourchette de prix allant de 20 à 30 USD. Pour agir sur le prix du marché dont la demande est assez rigide, il faut un pays pouvant offrir rapidement des excédents et soustraire aussi rapidement une partie de sa production pour réguler le cours dans la fourchette de prix souhaités.

Quel pays pouvait se soumettre à une telle discipline ? L'Arabie Saoudite ! L'État wahhabite est le premier producteur mondial. Il ne consomme pas 5 % de sa production, sa flexibilité de production est grande. Ses atouts en faisaient le meilleur allié des intérêts américain, le meilleur régulateur du marché.

Mais au moins deux problèmes ont casser cette apparente harmonie.

1/ L'Irak, pays aux immenses réserves de pétrole, a reconstitué progressivement sa capacité extractive et désire intervenir sur le marché dans un sens — que l'on peut supposer — hostile aux intérêts occidentaux et plus particulièrement américains. Cet argument est plébiscité par une large part de l'opinion arabe qui ne comprend plus pourquoi les émirs font la politique du tuteur d'Israël.

2/ La Mer caspienne offre aussi un gaz et un pétrole abondant mais l'alternative n'est pas évidente. L'exploitation et le transport sont problématiques. Certes la libération de l'Afghanistan permettra de construire un oléoduc qui alimentera l'Asie en passant par la mer d'Oman... mais pour le court terme, l'énergie est prisonnière de l'ancien lac soviétique. Les chemins passent par la Russie ou via la Turquie. Deux pays concernés par la guerre en perspective :

La Turquie, riche en hommes, pauvre en pétrole, regarde toujours d'un regard oblique les Kurdes qui vivent au nord de l'Irak sur de grands gisements de pétrole. Rebelles, ils alimentèrent souvent la guérillas au sud-est de la Turquie et il est certain qu'un Irak affaibli peut provoquer une redistribution des cartes dans cette région.

La CEI, libérée médiatiquement du " boulet " tchétchène, est le deuxième producteur mondial de pétrole. Produisant plus qu'elle ne consomme, la CEI se verrait volontiers devenir le nouveau régulateur du marché. Ceci avec la complicité à peine voilée des USA qui eux ne verraient pas d'un mauvais œil le voisin de l'Union européenne et de la Chine retrouver un peu de tonus économique. Et ainsi freiner mécaniquement – selon la bonne théorie de l'équilibre chère à Richelieu — l'expansion de ces deux nouveaux blocs attirés par ces terres qui se vident d'hommes au cœur du grand continent.

Dans ce contexte pétrolier de guerre globale et totale, trop rapidement décrit, la guerre terroriste, la guerre de réseaux, trouve en la personne de Saddam Hussein, une structure d'État et un allié. Un homme qui n'hésitera pas à déstabiliser le cours du pétrole, à financer une revanche, à faciliter le développement d'armes miniaturisées, à répandre la guerre bactériologique ou nucléaire. Aussi, si l'attaque des années 90 fut disproportionnée, n'oublions pas que Saddam Hussein – ancien allié de la France, de la Russie et des USA — lança l'attaque contre l'Iran, contre le Koweït et des " Scud " sur Israël.

La nouvelle donne fait du pétrole une arme supplémentaire dans les mains d'un leader à bout de souffle.

Pour stabiliser durablement la région, il faut agir sur au moins deux points après avoir respecté deux conditions :

1/ imposer le retour et les visites des observateurs de l'ONU. Aujourd'hui une usine d'engrais, un laboratoire cosmétique peuvent se transformer très facilement en usines de gaz toxiques ou de produits bactériologiques...

2/ imposer le respect des règles du droit international et de ce fait subordonner toutes décisions d'un État membre, donc des USA, à une validation préalable par l'ONU.

L'action consiste :

1/ à préparer en Irak une opinion et un gouvernement alternatif – orienté vers le bien du peuple et le respect des multiples minorités à l'origine de la grande civilisation mésopotamienne. Et expliquer, informer, pour éviter un embrasement idéologique de tout le monde arabe contre l'Occident et Israël.

2/ en cas de refus de la première clause, se préparer à la dernière issue : une frappe sélective, soigneusement limitée, sur les sites repérés comme menaçants.

Malheureusement, et plus que jamais aujourd'hui, les Européens doivent ruminer à nouveau le proverbe que leur ont laissé les Grecs et les Romains : Si tu veux la paix, prépare la guerre.