Le parcours politique d'Ingrid Bétancourt est peu connu en France. Ses choix, sa stratégie, peuvent prêter à débat. Mais au delà de son martyre, son engagement personnel, lui, ne peut laisser indifférent.

Le portrait qu'en dresse Clément Imbert trace les contours de cette figure si émouvante, l'une des rares figures qui nous rappelle encore - du fond de sa captivité - le vrai sens de l'engagement politique.

C'est un moment très dur pour moi. Ils demandent des preuves de vie brusquement, et je t'écris mon âme tendue sur ce papier. C'est en ces termes que commence la lettre qu'Ingrid Bétancourt écrit à sa mère à la demande de ses ravisseurs [1]. L'expression reflète son immense souffrance et l'absurde de la situation : Ingrid est depuis plus de cinq ans en captivité, elle nous la décrit sans complaisance, et pour couronner le tout sa silhouette exsangue nous apparaît sur une photo de mauvaise qualité, attestant cependant qu'elle est toujours en vie.

Cette photo a quelque chose de choquant lorsque l'on repense à l'Ingrid Bétancourt de 2002, en pleine campagne présidentielle. À la tête du parti Oxigeno Verde qu'elle a fondé en 1998 avec son amie Clara Rojas, nous la voyons traversant le pays, rassemblant, scandant son refrain pour la justice et contre la corruption. Cette surdouée de quarante ans au sommet de sa popularité a de sérieuses chances de l'emporter face au président sortant, son ancien allié politique Andrès Pastrana, auquel elle reproche de ne pas tenir ses promesses.

La vie ici n'est pas la vie , la phrase qui décrit son existence aux mains de la guérilla résonne douloureusement. Cependant, Ingrid n'émet dans cette lettre aucun regret... pourquoi ? Son pays semble s'enfermer dans le chaos le plus total, et pourtant elle continue à en parler avec l'espoir de jours meilleurs, pourquoi ? Elle était promise à une belle vie, à une brillante carrière en France ou dans quelque ambassade, mais elle a choisi, sans ignorer le risque qu'elle prenait, de revenir se battre dans ce pays où elle est arrivée comme une étrangère. Pourquoi ?

Grandir pour servir...

On ne peut vraiment comprendre ce qui sous la plume d'Ingrid – son beau livre La Rage au cœur écrit en 2001 (Pocket), et maintenant cette lettre de captivité – s'apparente progressivement à un sacrifice pour son pays, sans revenir en arrière pour tâcher de découvrir comment son cœur y a été peu à peu disposé.

Ingrid a la chance de grandir au contact de visages parmi les plus beaux de Colombie. Elle rappelle avec émotion les nuits qu'elle passait, enfant, cachée sous le piano du salon de l'appartement parisien, à écouter les amis de sa famille — de grandes personnalités, parfois expatriées, souvent exilées — parler avec passion de l'avenir de leur pays. Le modèle de ses parents, de quelques personnes de références qui ont jalonné son parcours, de grands noms de la vie culturelle et artistique internationale — Ingrid a notamment noué une profonde amitié avec le poète chilien Pablo Neruda –- sont les petits cailloux blancs qui lui ont permis de retrouver le chemin de son cœur et de reconnaître la place que son pays y occupait.

De retour définitivement en Colombie après une jeunesse dorée partagée entre l'avenue Foch à Paris, le lycée français de Bogotà, les bancs de Sciences Po et les postes diplomatiques de son premier mari Fabrice Delloye, elle fait ses premiers pas dans la vie publique auprès de sa mère, Yolanda Pucio — qui s'est fait connaître en Colombie par son engagement inlassable auprès des plus déshérités de la capitale — puis dans l'administration. Elle y acquiert rapidement la certitude qu'elle doit s'engager en politique.

Son cœur épris de justice s'indigne des souffrances infligées au peuple colombien. La pauvreté criante, le drame des enfants des rues, les vexations innombrables dont souffre son peuple sont autant de coups qui lui vont droit au cœur. Mais il est une pauvreté plus grande encore. Elle fait dans son livre allusion à la liste noire des États-Unis, décrétant les États certifiés (c'est-à-dire fréquentables ) et ceux qui ne le sont pas. La Colombie est rangée parmi ces derniers. Cette simple étiquette est une profonde blessure dans le cœur du peuple colombien. Salaire douloureux d'une longue histoire de violence, cet opprobre marque au fer rouge la conscience des Colombiens. C'est elle qui récemment arrachait cette confidence, pour ne pas dire cette confession, faite au détour d'une rue de Bogotà à l'un de nos volontaires Points-Cœurs par un jeune étudiant colombien : Nosotros Colombianos, somos repudiados. Ingrid ressent cruellement cette humiliation, elle qui a vécu en France, elle qui a beaucoup voyagé et pour qui le retour à Bogotá est chaque fois plus violent.

J'éprouve de la compassion pour ces gens que l'on piétine et je sens monter en moi une immense révolte s'exclame-t-elle face au silence de l'opinion publique devant une nouvelle machination au plus haut niveau de l'État. Que les Colombiens ne réagissent plus devant le mensonge, plus même, qu'ils soient prêts à le croire pour éviter de sombrer dans un chaos plus grand encore, cela non seulement ne la décourage pas mais la confirme devant l'impérieuse nécessité de sa tâche. Son engagement se situe en ce sens bien au-delà d'un petit projet ; Ingrid est appelée, happée. Toute son histoire semble prendre son sens à la lumière de cette préoccupation de tous les instants pour ses compatriotes.

La rage au cœur raconte l'histoire de cette femme qui décide, alors que rien ne l'y contraignait et qu'aucun intérêt pour elle n'était en jeu, de vouer toute son énergie à la défense du bien de son pays. Ceci passe par une lutte acharnée contre toute forme de corruption, véritable gangrène de la Colombie. Sans jamais entrer dans des querelles de personnes mais sans complaisance non plus pour toutes les factions corrompues, si puissantes et dangereuses soient-elles – elle rencontre les frères Rodriguez du cartel de Cali, les principaux leaders de la guérilla, elle côtoie à l'assemblée et au Sénat les personnalités les plus compromises. Pendant la campagne législative de 1994, sa première campagne, alors qu'elle est interviewée sur cette question par un journaliste célèbre, elle n'hésite pas à donner des noms. Et les Colombiens ne s'y trompent pas qui la plébiscitent dans les urnes.

Députée la mieux élue de l'assemblée, elle accepte à la demande d'Ernesto Samper, président à l'égard duquel elle nourrit peu d'estime, de prendre la tête du comité de rédaction d'un code de rénovation libérale pour l'éthique en politique. Il s'agit pour elle, plus que d'étiqueter qui que ce soit, d'aider son pays à retrouver le sens des institutions et de l'engagement politique. Il est édifiant de noter que cette préoccupation demeure la sienne jusqu'au bout ; jusque dans cette fameuse lettre de captivité, treize ans après, où elle parle d'un programme de gouvernement en 190 points qu'elle détenait au moment de son enlèvement et dont la confiscation lui fit tant de peine.

Quand je pense patrie ...

Ce pays qui l'a vu naître mais qui ne l'a pas vu grandir est devenu petit à petit la chair de sa chair, sa raison de vivre. Une phrase prononcée un jour par son père alors qu'elle était encore enfant, est restée si profondément ancrée en elle que quinze ans plus tard, c'est elle qui la presse de rentrer en Colombie pour se mettre au travail: Tu sais Ingrid, la Colombie nous a beaucoup donné. C'est grâce à elle que tu as connu l'Europe, que tu as fréquenté les meilleures écoles et vécu dans un luxe culturel qu'aucun petit Colombien ne connaîtra jamais. Toutes ces possibilités dont tu bénéficies font qu'aujourd'hui tu as une dette envers le Colombie, ne l'oublie pas.

C'est une profonde histoire d'amour qui va se nouer entre celle qui a connu la vie d'expatriée et côtoyé tant de langues et de cultures, et ce pays en apparence si dur mais qu'elle reconnaît peu à peu comme le sien. Et lorsque quinze ans plus tard elle se retrouve prisonnière de la guérilla, à bout de force, c'est avec la même passion, le poids de l'expérience et de la souffrance en plus, qu'elle a ces paroles magnifiques, d'autant plus bouleversantes qu'elles sont écrites depuis l'œil du cyclone : En Colombie, nous devons encore penser à notre origine, à qui nous sommes et où nous voulons aller. Moi, j'aspire à ce qu'un jour, nous ayons la soif de grandeur qui fait surgir les peuples du néant pour atteindre le soleil. Quand nous serons inconditionnels face à la défense de la vie et de la liberté des nôtres, c'est-à-dire, quand nous serons moins individualistes et plus solidaires, moins indifférents et plus engagés, moins intolérants et plus compatissants. Alors, ce jour-là, nous serons la grande nation que nous voulons tous être. Cette grandeur est là endormie dans les cœurs. Mais les cœurs se sont endurcis et pèsent tant qu'ils ne nous permettent pas des sentiments élevés. Il est certes peu à la mode, du moins en France, de parler de patrie et de patriotisme. Néanmoins, il est difficile, voire impossible, d'en faire l'économie si l'on veut comprendre la source profonde et le sens d'un authentique engagement politique. Dans son livre testament Mémoire et identité, Jean Paul II nous invite à retrouver le sens profond de cet attachement à la terre : Le patriotisme [...] se situe dans le quatrième Commandement [du Décalogue], qui nous engage à honorer notre père et notre mère. Il s'agit en effet d'un des sentiments que la langue latine désigne sous le terme de "pietas", soulignant la valeur religieuse qui sous-tend le respect et la vénération dus aux parents.[...] En nous donnant la vie, ils participent au mystère de la création et ils méritent pour cela une vénération qui renvoie à celle que nous attribuons à Dieu Créateur. Le patriotisme comporte en lui-même cette sorte d'attitude intérieure, du fait que la patrie est aussi pour chacun, d'une manière particulièrement vraie, une mère [2]. Ces paroles résonnent de manière étonnamment juste dans la vie d'Ingrid, qui a dans ses parents la source profonde de son inspiration. Témoins de la grandeur de l'âme colombienne, Ingrid a hérité de ses parents son attachement à son pays pourtant si malade. Patriotisme signifie amour pour tout ce qui fait partie de la patrie : son histoire, ses traditions, sa langue, sa conformation naturelle elle-même. C'est un amour qui s'étend aussi aux actions des citoyens et aux fruits de leur génie. Tout danger qui menace le grand bien de la patrie devient une occasion pour vérifier cet amour [3]

. Où sont-ils aujourd'hui les hommes politiques qui donneraient leur vie pour leur pays ? Ingrid en cela incarne vraiment un de ses modèles que Jean Paul II appelait de ses vœux : Le monde politique et administratif [a besoin] de modèles crédibles qui indiquent le chemin de la vérité en une période historique où se multiplient de lourds défis et de graves responsabilités. [...] Les promesses d'une société nouvelle, proposées avec succès à une opinion publique déconcertée, requièrent d'urgence des choix politiques clairs en faveur de la famille, des jeunes, des personnes âgées et des marginaux [4]. Rencontre avec un peuple qu'elle reconnaît comme le sien et pour lequel elle donne sa vie, une vie qu'elle découvre mystérieusement destinée à cette mission ; voilà bien la grandeur du témoignage d'Ingrid Bétancourt. Fidèle à cet appel , fidèle à ce qu'elle est et ce qu'elle a reçu, Ingrid rayonne dans sa lettre d'une impossible paix. Les guérilleros qui ont joint à celle-ci une photo où tout semble dire que nous avons à faire à une femme brisée, n'ont sans doute pas mesuré la force d'un tel témoignage : témoignage d'espérance pour un peuple entier. Chaque jour, je suis en communication avec Dieu, Jésus et la Vierge écrit-elle encore dans sa lettre, en témoigne le chapelet qu'elle porte au poignet. C'est une femme souffrante mais non pas effondrée, angoissée mais non désespérée. Je ne suis pas abattue, je n'ai pas perdu courage. La vie est en nous, et non dans ce qui nous entoure. Etre un homme et le demeurer toujours, quelles que soient les circonstances. Ne pas faiblir, ne pas tomber. Voilà le véritable sens de la vie [5].

* Clément Imbert est diplômé de l'IEP de Paris, séminariste, membre de l'association Point-Cœur. Article à paraître dans la revue D'un Point-Coeur à l'Autre.

[1] Lettre publiée le 2 décembre 2007, disponible sur le site www.latinreporters.com

[2] Jean Paul II, Mémoire et identité, chapitre 12.

[3] Ibid.

[4] Motu Proprio pour la proclamation de Thomas More patron des hommes politiques, 31 octobre 2000.

[5] Fedor Dostoïevski, Lettres de Sibérie.

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