Quatre réflexions en marge de la mort de Jean-Paul II.

1/Le paradoxe de la mort, condition tragique du passage vers le Père.

La première chose qui m'a frappé, ce fut la décision qu'a prise Jean-Paul II, quelques jours après Pâques, de ne plus retourner à la polyclinique Gemelli.

Autrement dit, de ne pas chercher à prolonger à tout prix son existence terrestre. Découragement devant la maladie et les épreuves qu'elle impose ? Je ne crois pas. Sagesse plutôt. Dans sa Lettre aux personnes âgées, de 1999, il écrivait pourtant : "Malgré les limitations qui surgissent avec l'âge, je conserve le goût de la vie. Il est beau de pouvoir se dépenser jusqu'à la fin pour le royaume de Dieu". Mais il ajoutait : "En même temps, j'éprouve une grande paix quand je pense au moment où le Seigneur m'appellera de la vie à la vie !" Et il cite alors ce distique de la prière Anima Christi, que l'on trouve annexée aux Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola : "À l'heure de ma mort, appelle-moi / et ordonne-moi de venir à toi." Et il commente : "Lorsque viendra le moment du ‘passage' ultime, accorde-nous de l'affronter avec une âme sereine, sans rien regretter de ce que nous laisserons. Car te rencontrer, après t'avoir cherché longtemps, ce sera retrouver toute valeur authentique expérimentée ici sur la terre."

Ce qu'il écrivait en 1999, il l'a vécu ces derniers jours. Par la manière dont il a fait face à la mort, Jean-Paul II nous a rappelé qu'il faut voir en celle-ci un passage, tragique certes, mais devenu hélas nécessaire, pour accéder à la plénitude de la vie (1). Il nous a rappelé qu'il y a un moment où il faut savoir "lâcher prise" (2), ne plus se crisper dans une résistance devenue illusoire et qui ne peut plus conduire qu'au désespoir de la défaite.

Lutter jusqu'au bout contre la mort, dans une maladie incurable, c'est se condamner à l'inéluctable défaite. Lâcher prise, c'est accepter de ne plus voir dans la mort l'ennemie implacable et invincible qu'elle prétend être mais bien "notre sœur la mort corporelle", selon l'expression poignante de saint François d'Assise. L'idéal n'est pas de mourir dans un état de tension, de révolte, mais bien dans la paix, en consentant à l'inévitable. Combien de personnes en fin de vie sont arrachées à leur foyer, par leur propre peur ou par celle de leurs proches, pour être transportées dans l'urgence à l'hôpital où elles agonisent, appareillées, couvertes d'ecchymoses à cause des prélèvements incessants, dans un univers glauque, prolongées de quelques jours, voire de quelques heures. Cela en vaut-il bien la peine ?

Mais accueillir la mort dans la paix suppose d'avoir été habité tout au long de sa vie par une espérance. Quelle espérance ? Celle de rencontrer celui pour qui nous avons été créés. Autrement dit, d'avoir été habité par un désir extrêmement fort de Dieu. Jean-Paul II, par la sérénité dont il a fait preuve face à sa mort devenue imminente, illustre cette parole de saint Augustin que l'on trouve à la première page des Confessions : "Tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre cœur demeure sans repos tant qu'il ne repose en toi." Ce désir ne peut grandir que dans la prière et le cardinal Lustiger faisait observer que l'on ne peut rien comprendre à Jean-Paul II si l'on ne se souvient pas qu'il consacrait chaque jour de nombreuses heures à la prière.

Jean-Paul II nous rappelle, pour reprendre l'expression de la Lettre aux Hébreux, que nous sommes ici-bas des étrangers et des voyageurs, à la recherche d'une patrie meilleure, celle du Ciel. Nous sommes faits pour vivre de la vision de Dieu. Notre séjour sur la terre est par conséquent provisoire et second. Contrairement à ce que nous pourrions penser, un certain nombre de personnes vivent cela discrètement au soir de leur existence – j'en suis témoin à l'hôpital où j'exerce mon ministère – et Jean-Paul II a accepté de le vivre publiquement, à la face du monde entier, pour tous les autres. En acceptant la mort avec confiance, il a témoigné de la destination éternelle de l'homme, de la transcendance de tout être humain, en un mot de notre commune filiation divine.

2/ Une mission qui intègre la mort, comme celle du Christ

La deuxième chose qui m'a frappé, c'est l'inanité soudaine de la question de savoir si le Pape devait ou non démissionner. La justesse de la voie qu'il s'était fixé devenait claire jusqu'à l'évidence. Qu'aurait-il gagné à démissionner deux mois plus tôt, au moment de son hospitalisation, ou même auparavant lorsque déclinaient ses forces ? Qu'est-ce que l'Église y aurait gagné ? N'a-t-elle pas continué à fonctionner ? Si le pape est bien le chef du collège épiscopal, il ne l'éclipse pas pour autant. L'Église ne dépend pas autant de la santé du pape que ceux qui voulaient le voir démissionner l'ont avancé. Mais son rôle de symbole de l'Église n'a peut-être jamais été aussi grand qu'avec cette mort dans l'exercice de sa charge. Comme le Christ, souverain Prêtre, il s'est fait solidaire de toutes les personnes diminuées par l'âge et par la maladie, et il a ramené l'attention sur une condition que notre époque hédoniste cherche à passer sous silence. Comme le Christ, il n'a pas escamoté la mort du contenu de sa mission. Et en la ramenant sur l'avant-scène, il l'a dépouillée des terreurs qu'elle fait naître quand elle rôde dans l'ombre, aux frontières de l'existence.

Jean-Paul II s'est montré le digne successeur de Pierre. Après tout, que reste-t-il du magistère de Pierre, hormis les deux lettres qui lui sont attribuées et qu'il a peut-être inspirées par sa catéchèse, sinon le témoignage glorieux qu'il a rendu par son martyre à Rome ? La mort d'un pape, dans l'exercice de ses fonctions par conséquent, s'inscrit dans son magistère, elle en fait partie intégrante. Jean-Paul II a scellé par sa mort l'enseignement de toute une vie. Par sa mort, il nous enseigne encore. S'il a voulu accomplir sa charge de pontife romain jusqu'au bout, c'était certainement pour cela aussi.

3/ La réponse de la Providence : la lumière de Pâques

Si la mort d'un pape est un acte public, qui concerne l'Église dans son entier, et à travers elle l'humanité, elle s'inscrit par conséquent dans l'ordre de la Providence. L'offrande a été agréée. Un signe nous en a été donné. C'est la troisième chose qui m'a frappé. Le Pape est mort au cours de la vigile du deuxième dimanche de Pâques, ce jour dont il a voulu faire la fête de la miséricorde divine selon les indications de sainte Faustine Kowalska. Pouvait-on attendre de Dieu un signe plus évident de sa sollicitude particulière pour celui qui avait tenu à mettre en relief l'attribut divin peut-être le plus parlant à l'homme d'aujourd'hui dès le début de son pontificat avec l'encyclique Dives in misericordia ?

Ce signe de la Providence ne fait que confirmer la valeur magistérielle de la mort du Pape. Il nous dit : regardez et comprenez. Car cette fête de la miséricorde clôt l'octave de Pâques, c'est-à-dire cette période marquée par les apparitions du Ressuscité à ses disciples. La Providence a voulu que Jean-Paul II meure au moment où l'Église célèbre la victoire de la vie sur la mort. Elle a voulu que les ombres de la mort, rendues sensibles alors à tous, soient dissipées par la proclamation liturgique de la Résurrection (3).

En ce sens, elle parle bien à l'homme postmoderne, nihiliste, qui n'a d'autre horizon que celui de la mort puisqu'il a chassé de sa cité le Dieu victorieux de la mort. Oui, la mort de Jean-Paul II dans la lumière de Pâques est bien une parole forte de Dieu pour raviver en nous la foi, en ce moment liturgique où plus que de coutume nous nous reprenons à espérer. La mort de Jean-Paul II se trouve baignée des lueurs de l'aube nouvelle qui se lève sur les temps. Grâce à la date de sa mort, on peut se rendre compte que Jean-Paul II aura été le pape de la Résurrection, celui des commencements nouveaux. A-t-on d'ailleurs remarqué que le célèbre "N'ayez pas peur" est aussi la parole adressée par l'ange du sépulcre aux femmes apeurées du matin de Pâques ? (Mt 28,5).

N'ayez pas peur de l'hostilité du monde bien sûr, n'ayez pas peur de votre vocation de chrétien, mais n'ayez pas peur non plus de mort. Le Christ l'a "engloutie dans sa victoire" dira saint Paul. En intervenant au début du temps pascal, la mort de Jean-Paul II perd de son caractère tragique, elle apparaît comme ce qu'est toute mort chrétienne : un passage vers le Père, dans la puissance du Christ ressuscité.

4/ Le Pape pèlerin et les foules à Rome : un échange d'amour

La quatrième chose qui m'a frappé, ce sont les foules qui ont convergé toujours plus nombreuses vers la place Saint-Pierre. Bien sûr, les médias ont fait leur travail et ont "couvert l'événement". Mais pourquoi sur une telle échelle ? Ne serait-ce pas que pour l'observateur lointain, l'Église – et même le christianisme tout court – se réduit à cette frêle silhouette blanche ? Le Pape était certainement le premier à le déplorer mais en même temps il a su en jouer car il savait qu'en attirant l'attention sur sa personne, il lui était donné de faire connaître le Christ. N'est-ce pas là une illustration de la dimension sacramentelle du prêtre, à travers qui le Christ doit pouvoir se rendre présent, même à ceux qui sont les plus éloignés, c'est-à-dire à ceux qui ne perçoivent du mystère chrétien que ce qui n'est visible, lourdeurs comprises ?

Mais l'afflux des foules, étonnamment jeunes d'ailleurs, est plus qu'une réaction émotionnelle, conséquence de la médiatisation. Elle s'inscrit dans cet échange des dons qui caractérise l'amour. Il est la réponse concrète à la sollicitude de celui qui n'a cessé de sillonner le monde à la rencontre de tous ceux qui confessent le Christ dans leurs Églises particulières, et dans les plus reculées d'entre elles avec un courage que nous ne soupçonnons guère en Occident.

"Toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères." Jean-Paul II, en s'élançant sur les routes du monde a accompli cette parole de Jésus adressée à son lointain prédécesseur, l'apôtre Pierre. Jusqu'alors, c'étaient les fidèles qui se rendaient à Rome sur la tombe des Apôtres pour manifester leur communion au successeur de saint Pierre. Avec Jean-Paul II, c'est le successeur de Pierre qui est parti à la rencontre de ceux qui ne pouvaient venir jusqu'à lui. Aujourd'hui ces foules affluent à Rome en témoignage de reconnaissance pour la sollicitude – exigeante souvent – que de près ou de loin, Jean-Paul II n'a cessé de leur manifester.

Quelques heures avant de mourir, alors que les jeunes commençaient à se masser sous les fenêtres de ses appartements, il aurait dit : "Je suis allé les chercher. Ils sont venus. Je les remercie." Saint Jean de la Croix disait : "Là où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour et vous récolterez de l'amour." N'est-ce pas ce qui s'est passé dans cette extraordinaire aventure de Jean-Paul II avec les jeunes tout au long de son pontificat ?

Jean-Paul II est venu témoigner de l'amour du Christ et de la miséricorde du Père à tous les pays qui ont bien voulu l'accueillir. Aujourd'hui l'émotion qui anime toutes ces foules témoigne que le message a été reçu et que l'amour appelle l'amour.

* Le père Éric Iborra est aumônier à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.

Notes

(1) "L'homme a été fait pour la vie, tandis que la mort n'était pas prévue dans le projet initial de Dieu, mais elle est intervenue à la suite du péché, fruit de ‘l'envie du diable'. On comprend donc pourquoi, devant cette réalité de ténèbres, l'homme réagit et se rebelle. [...] Quoique d'un point de vue biologique la mort soit compréhensible par la raison, il n'est pas possible de la vivre de manière ‘naturelle'. Elle est contraire à l'instinct le plus profond de l'homme" (Lettre aux personnes âgées, n. 4).

(2) Attitude à distinguer de l'euthanasie et qui consiste à renoncer à l'acharnement thérapeutique : "Il faut rappeler que la loi morale permet de renoncer à ce qu'on appelle ‘acharnement thérapeutique' et qu'elle réclame seulement les soins qui entrent dans les exigences normales de l'assistance médicale, laquelle est surtout destinée, dans les maladies incurables, à alléger la douleur" (Lettre aux personnes âgées, n. 9). Bref, ce qui a justement été mis en place dans les appartements pontificaux.

(3) On ne peut s'empêcher de se rappeler le " passage " de ce grand ami de Jean-Paul II, le Pr. Jérôme Lejeune, intervenue un matin de Pâques.

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