En proie à une agitation politique poursuivie depuis la mi-mars, et théâtre d'une répression brutale de l'Etat, la Syrie est-elle sur le point de basculer à l'image d'autres pays arabes, alors que des sanctions internationales sont requises contre ses gouvernants ? Eclaircissements avec Frédéric Pichon, spécialiste de la Syrie et des problématiques culturelles et religieuses du Moyen-Orient.

La situation de la Syrie, agitée depuis plus d'un mois, est-elle comparable à celle qu'ont connu la Tunisie et l'Egypte, qui a vu le départ de leurs dirigeants historiques ?

Je crois qu'elle n'est pas du tout comparable, au moins pour trois raisons : d'abord parce que les réseaux sociaux n'ont pas du tout la même force et le même poids en Syrie qu'ailleurs. Pour s'en rendre compte, il faut rappeler que Facebook et Twitter n'y ont été officiellement autorisés que depuis janvier 2011. Les internautes syriens ne représentent que 200 000 personnes sur une population de 22 millions d'habitants. Mais il faut reconnaître qu'un effet d'entrainement vis-à-vis des foules a été possible par le biais de la télévision, et notamment de la chaîne Al Jazira.

Autre différence, la Syrie est un Etat multiconfessionnel, fondé sur l'équilibre d'une mosaïque de communautés, dont l'autorité politique est garante. La majorité de la population est sunnite, et a été tenue de longue date à l'écart du pouvoir, même si une bourgeoisie sunnite a émergé, qui a profité d'une certaine ouverture économique depuis une dizaine d'années : la contestation intérieure vient principalement des franges sunnites de la population qui n'ont pas tiré les bénéfices de l'ouverture timide du régime.

Mais la famille Assad, famille régnante, est pour sa part alaouite, tout comme l'armée, qui fait corps avec elle, sans risque de s'en désolidariser comme c'est arrivé en Tunisie par exemple. Les Kurdes, deuxième communauté du pays, représentent 10% de la population, où l'on compte aussi des chrétiens : eux non plus n'ont aucun intérêt à une déstabilisation du régime. Il faut réaliser que la Syrie est l'un des pays du Moyen-Orient où les chrétiens sont les mieux traités en comparaison de leur poids démographique : leurs monastères, par exemple, ne paient ni eau ni électricité. Ils sont, en un sens, suravantagés. Jusqu'à récemment, le port du niqab ou la prière étaient interdits dans la rue : la Syrie, d'une certaine façon, pratique une  laïcité positive  favorable à ses minorités.

Troisième différence : ni Washington, ni Londres, ni Paris, ni Moscou, ni Tel-Aviv n'accepteraient la déstabilisation de la Syrie au profit du chaos. Il y a beaucoup trop d'intérêts d'équilibres locaux en jeu. Une déstabilisation de la Syrie aurait des conséquences directes sur la Turquie et l'Irak, par le biais de leurs minorités kurdes. La frontière d'Israël avec la Syrie, le plateau du Golan, reste sa frontière la plus sûre, sans aucun incident depuis 1967. Et la Russie ne laisserai certainement pas l'OTAN intervenir d'une quelconque façon en Syrie.

Cela signifie-t-il qu'il ne va rien arriver, contrairement au Maghreb ? Et que les condamnations venues d'Occident ne sont donc que de pure forme ? Bachar el-Assad eut-il tomber ?

L'avantage d'un dirigeant tel que Bachar el-Assad, c'est qu'il est largement prévisible. Il est très préférable pour les puissances occidentales d'avoir un dirigeant tel que lui à la tête de la Syrie, plutôt qu'un pouvoir mal identifié et imprévisible. C'est pourquoi oui, en effet, je crois que les condamnations resteront molles et assez fictives. On le laisse envoyer les chars à Deraa face à des djihadistes paupérisés, avec en mémoire ce qui s'était passé à Hama en 1982, quand son père avait déjà réglé la situation de la même façon, mais dans un bain de sang. Personne n'ira en effet défendre des sunnites radicaux engagés dans des logiques tribales plutôt localisées, et qui ne touchent pas du tout l'ensemble du pays. D'autant que contrairement à la Tunisie ou à l'Egypte, la Syrie, quoi qu'étant un ancien protectorat français, ne figure pas sur la carte du tourisme de masse européen, et ne passionne pas l'opinion.

Il est vrai qu'un point de non-retour a été atteint, ou du moins, qu'un étape nouvelle a été franchie, avec la critique ouverte de Bachar el-Assad, qui a pris certaines décisions assez floues et contradictoires. Auparavant, même si l'on critiquait le régime, on continuait à compter sur lui. Avec son profil de cadet arrivant au pouvoir de façon imprévue, sans l'avoir voulu, et contraint de quitter sa situation d'ophtalmologiste pour se retrouver à la tête de l'Etat tout en restant sous l'influence de la vieille garde du régime, il correspondait à la figure typique du prince mal conseillé, qu'on tâchait d'alerter sur les pratiques de son entourage. Cette fois-ci, on a brûlé des portraits de lui dans la rue. Il y avait une autocensure permanente en Syrie, parfois un peu paranoïaque, mais pas non plus sans fondement, qui est en train de céder.

Bachar el-Assad a ouvert son pays, en même temps qu'il l'a déçu. En 2000, il y avait en tout et pour tout un seul distributeur automatique de billets à Damas : certes, on peut être heureux sans cela, mais désormais il y en a bien plus. La téléphonie mobile s'est fortement développée, et certains marchés publics se sont ouverts à la concurrence. Cela s'est pourtant accompagné d'une forte corruption, comme avec Rami Makhlouf, le propre cousin de Bachar el-Assad, directement mis en cause. Quelque chose peut donc toujours arriver en Syrie, surtout si l'on entre dans le cycle infernal de la répression et des enterrements, eux-mêmes réprimés, qui constituent une surenchère propre à l'imaginaire politique arabe.

A qui profite alors l'agitation en Syrie ? Les Frères musulmans jouent-ils un rôle dans les soulèvements en cours ?

Ils sont très présents en Jordanie, pays voisin depuis lequel ils ont pu avoir une influence. Mais en Syrie, ils ont été impitoyablement laminés en 1982 à Hama, quand Hafez el-Assad avait envoyé 200 chars pour pilonner la ville, où l'on avait ensuite compté 20 000 morts. Par la suite, ils ont été traqués et éradiqués. S'il faut identifier une influence radicale, je pencherais plutôt pour l'expérience du djihadisme irakien qui a formé une partie de la jeunesse syrienne désœuvrée, à la faveur d'une frontière assez poreuse entre les deux pays. Même l'Arabie Saoudite, aussi éloigné soit-elle de la Syrie, a apporté son soutient à Bachar el-Assad. Il faut bien distinguer l'enjeu toujours en cours dans cette partie du globe, qui est le leadership de l'Oumma, revendiqué par l'Iran chiite face aux monarchies sunnites du Golfe persique.

Cette ligne de fracture entre chiites et sunnites échappe le plus souvent à l'opinion française, qui nous semble-t-il, met dans un même sac musulman les arabes et les perses, assimile tous ces soulèvements les uns aux autres, et interprète plus volontiers les événements en cours comme des étapes de démocratisation : est-ce les regarder avec des lunettes déformantes ?

En effet. Y voir uniquement des révoltes de la démocratie, c'est interpréter les choses selon le petit bout de notre lorgnette occidentale universaliste, en prenant à l'excès les manifestants pour des citoyens internautes. Or les logiques en cours sont plutôt claniques et tribales. Les mots employés là-bas sont significatifs : on y parle plutôt de  révoltes  que de  révolution . Car si ce terme est plutôt valorisant dans l'imaginaire français, il comporte une connotation de discorde et de sabotage très négative dans l'univers arabe. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, ce n'est pas le rouleau compresseur du modèle politique occidental qui fait rêver les masses dans ces pays.

 

Propos recueillis par Thibaut Dary

 

Frédéric Pichon, Docteur en histoire, arabisant, est spécialiste de la Syrie contemporaine et des problématiques culturelles et religieuses du Moyen-Orient. Il enseigne l'histoire, la géopolitique et la culture générale en Ile-de-France.

 

La recension du premier livre de Frédéric Pichon sur notre site, Voyage chez les chrétiens d'Orient (Presses de la Renaissance, 2006)

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