Les Français n'attachent pas une importance excessive à l'affaire Clearstream. Ils ont raison : il y a plus grave. La désinformation relative aux finances publiques prend des proportions alarmantes. L'État n'a pas besoin d'un organisme de compensation internationale pour disposer d'écrans de fumée : l'ingéniosité de certains de ses serviteurs est grande en la matière.

Les déclarations du ministre des Finances promettant dès cette année une décrue de la dette publique en fournissent un exemple parmi bien d'autres.

Comment diminuer la dette publique de 66,6 % à 64,6 % du PIB, comme le promet Dominique de Villepin ? En réduisant le déficit des administrations publiques (État, collectivités locales, organismes de protection sociale) et en augmentant le PIB. Espérons que ce sera le cas pour le PIB, mais les prévisions des instituts de conjoncture ne sont pas mirifiques. Pour les recettes, il y a une "heureuse surprise" sur les premiers mois de l'année, mais elle est loin de suffire. Quant à la réduction des dépenses, on n'en prend pas le chemin. Alors ? Alors c'est là que la "comptabilité créative" entre en scène : les pouvoirs publics vont faire en sorte que les comptes ne donnent pas un reflet fidèle de la réalité.

Camouflages

Leur astuce principale est classique : elle consiste à considérer le passif du bilan séparément de l'actif, à présenter la dette sans référence aux avoirs. Ce qui intéresse le citoyen, et ce qui devrait intéresser Bruxelles, c'est l'endettement net des administrations publiques (les dettes moins les créances et autres richesses possédées), pas leur endettement brut. Quand le Trésor ou un établissement public vend des actions (par exemple celles de sociétés autoroutières), l'actif et le passif diminuent du même montant : il n'y a aucun redressement, aucune amélioration de la situation financière. Il se peut que ce soit une décision de bonne gestion (n'ouvrons pas ici la discussion sur ce sujet controversé), mais cela ne change pas la richesse de l'entreprise France. Pas plus qu'une firme ne s'enrichit en vendant une filiale pour réduire son endettement[1] : elle se borne à restructurer son bilan.

Il en va de même pour la trésorerie. Qu'une entreprise ait cinq milliards de dettes et un milliard de liquidités, ou qu'elle ait emprunté quatre milliards, n'ait pas de placements à court terme, mais dispose de lignes de crédit (des autorisations de tirage) à hauteur d'un milliard, c'est blanc bonnet et bonnet blanc. Supposons qu'elle passe de la première situation à la seconde pour annoncer qu'elle se désendette : les analystes financiers qui tomberaient dans le panneau, concluant à une amélioration de sa situation, seraient bons pour la reconversion. Or le ministre des finances demande à l'Agence France Trésor et aux organismes similaires dans le champ de la protection sociale de réduire leurs emprunts en réduisant leurs liquidités à zéro pour faire croire que, ce faisant, il désendette la France ! Tout étudiant en économie sait pourtant qu'une telle opération ne change pratiquement rien à la situation, que ce soit celle d'une entreprise ou d'un pays.

Malheureusement, les règles européennes sont telles que, dans les deux cas évoqués ci-dessus, la dette de la France au sens du pacte de stabilité diminue. L'Union européenne accepte que les États membres lui fassent prendre des vessies pour des lanternes ; elle se comporte ce faisant comme un commissaire aux comptes qui certifierait des comptes destinés à faire apparaître la situation d'une société pour meilleure que ce qu'elle est en réalité.

La comptabilité créative est hélas pratique courante pour les gouvernements français. En 2005, trois milliards d'euros sont rentrés dans les caisses de l'État en provenance de la CADES (la Caisse d'amortissement de la dette sociale) ; ils ont été comptabilisés comme recettes de l'exercice ; or ils constituaient, mis à part quelques intérêts, le remboursement d'une créance de l'État. En 1994, lors de la constitution de cette créance, l'État avait prêté cet argent à la Sécurité sociale ; fort logiquement, ce prêt avait été comptabilisé non comme une dépense de l'exercice, mais en tant qu'opération en capital. Et voilà que l'argent prêté revient comme une recette ! Imaginons une banque qui comptabiliserait le remboursement du principal d'un crédit comme une recette d'exploitation, à l'instar des rentrées d'intérêts et de commissions : voilà comment les gouvernements successifs de la France se sont comportés pendant plus de dix ans. Ce n'est pas faute de remontrances en provenance de la Cour des comptes[2], mais celles-ci sont restées vaines.

Beaucoup de faits analogues pourraient être versés au dossier. La plupart d'entre eux sont trop compliqués pour être parfaitement compris du grand public, mais beaucoup de citoyens se rendent compte que quelque chose ne va pas. L'entreprise France n'a pas la cote auprès de ses actionnaires parce que ceux-ci n'ont pas confiance dans les comptes qui leur sont présentés ! Il est triste de devoir dire, en tant qu'économiste, que leur mauvaise impression est fondée : les comptes de la France ne sont pas sincères et ne reflètent pas exactement la réalité.

Comme il arrive souvent, cette désinformation est encore plus sotte que malhonnête : car la réalité, sans être merveilleuse, n'est pas aussi noire que le disent les déclinologues. La vérité, y compris celle sur l'action gouvernementale, est plus acceptable que les tentatives faites sans répit pour la déguiser.

On répète beaucoup, en haut lieu, que la France a besoin de changement. Le plus grand des changements, et le plus bénéfique, ne serait-il pas de faire et de dire la vérité ?

*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3).

© Photo : Présidence de la République. Le président de la Cour des comptes remet son rapport au chef de l'Etat.

Notes

[1] Sauf bien sûr si elle trouve un gogo pour la lui payer trop cher.

[2] La Cour intervint rapidement, dans son Rapport sur l'exécution des lois de finances en vue du règlement du budget de l'exercice 1994. On y lit en effet (p. 204) que la reprise de la dette de l'ACOSS par l'État "a été considérée comme une opération de trésorerie pour l'État. Pourtant, il a été prévu que les versements correspondants à venir du FSV (177 MdF) seront inscrits en totalité aux budgets. Aux 110 MdF de charges de trésorerie qui échappent au budget correspondraient alors 177 MdF de recettes budgétaires." Réaction des gouvernements successifs : "Cause toujours..."

Le 30 mai 2006, la Cour a rendu publics deux rapports, sur la gestion du budget en 2005, et sur les comptes de l'État pour la même année. On y trouve à nouveau la dénonciation des 3 Md€, remboursement abusivement comptabilisé en recette, mais aussi bien d'autres anomalies semblables: le déficit réel fut de 49 Md€ au lieu des 43,5 Md€ annoncés par le gouvernement, écrit la Cour. Et elle ajoute que des dizaines de milliards d'euros de provisions qui auraient dû être passées ne l'ont pas été!

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