Deux propositions de loi visant à dépénaliser l'euthanasie ont été déposées par les députés socialistes. Présentée par Gaëtan Gorce (PS, Nièvre) (photo), la proposition sur les demandes des malades en fin de vie exprimant une volonté de mourir est plus subtile que celle déposée par le président du groupe PS, Jean-Marc Ayrault. Elle est également plus pernicieuse [1]. Analyse.

S'ils sont nombreux à vouloir enfoncer un coin dans la loi Leonetti, les socialistes sont pourtant divisés sur la manière de procéder. Sans nuances, le texte défendu par Jean-Marc Ayrault et Laurent Fabius (cf. Tugdual Derville, Décryptage, 14 novembre) demande que toute personne ait le droit de pouvoir choisir la mort si elle le souhaite et recevoir pour cela l'aide dont elle a besoin .
Une souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée justifierait le geste euthanasique si le malade y consent de manière libre, éclairée et réfléchie . L'ajout du qualificatif psychique a particulièrement choqué, même dans les propres rangs de l'opposition, tant ce que recouvre le terme est gros de dérives. Ainsi que la loi belge le prévoit explicitement, on se souvient que c'est le caractère psychologique de la souffrance qui avait permis à Hugo Klaus, grand écrivain d'expression flamande, plusieurs fois en lice pour le prix Nobel de littérature, de se faire euthanasier à Anvers en mars 2008 parce qu'il ne supportait pas d'avoir appris sa maladie d'Alzheimer débutante.
Instaurant un droit subjectif à la mort active, cette version outrancière a déstabilisé plus d'un tiers des députés PS qui ont refusé de la co-signer. On ne voit vraiment pas comment un texte aussi grossier aboutirait lors de la discussion programmée le 19 novembre. En revanche, certains députés hésitants pourraient être tentés de rallier la seconde proposition de loi déposée le 5 novembre par Gaëtan Gorce. Le député PS de la Nièvre est un spécialiste de ces questions ; il a fait partie de la mission parlementaire d'évaluation de la loi du 22 avril 2005 qui a mené ses travaux l'année dernière et revendique une approche plus prudente et circonspecte [2]. Pour autant, l'exposé des motifs de son projet législatif étonne par ses approximations.
Régulation technocratique
L'auteur revendique la parenté philosophique du texte avec les conclusions du Comité consultatif national d'éthique relatives à l'exception d'euthanasie , un concept que les Sages avaient construit dans un document de janvier 2000. Toute personne qui exprimerait le souhait de bénéficier d'une mort médicalement assistée pourrait saisir une commission ad hoc dont l'avis vaudrait excuse absolutoire devant la justice pour le médecin qui aurait consenti à faire passer de vie à trépas son patient.
Dans les deux rapports parlementaires qu'il a publiés en 2004 et 2008, le député et médecin Jean Leonetti qui a donné son nom à la loi du 22 avril 2005, a pourtant examiné avec rigueur les recommandations du CCNE pour conclure à la fragilité du raisonnement. Sous couvert d'une procédure d'expertise, la démonstration fut faite que l'exception d'euthanasie était une exception de fond. Nombre de philosophes et juristes avaient alors montré que la simple dérogation à l'interdit de l'homicide s'avèrerait rapidement être source de glissements dans les pratiques avec une propension à rationaliser toujours plus le fait de donner la mort, la commission d'experts endossant inévitablement la fonction de régulation technocratique de la fin de vie.
Encore récemment, l'ancien garde des Sceaux Robert Badinter fut des plus sévères à l'encontre de l'institution d'un pouvoir des experts : Constitutionnellement, la magistrature est gardienne de la liberté individuelle, à plus forte raison quand il s'agit de la vie d'autrui. Il est évident que je ne concevrai pas qu'un comité quelconque puisse apprécier, en dehors de toute justice, qu'une exception d'euthanasie trouve sa place [3]. Quelle seraient d'ailleurs l'objectivité et la légitimité de ces commissions où n'accepteraient de siéger que des personnes qui sont favorables au principe de l'euthanasie, ce qui obérerait l'impartialité de leur jugement [4] ?
Enfin, le procédé qui consiste à brandir un argument d'autorité en s'abritant derrière le CCNE n'est pas honnête en l'espèce, car il méconnaît un autre avis qu'avait prononcé le Comité français sur le sujet. Or les différentes textes que publie cette instance ne s'annulent pas les uns les autres au gré des humeurs de ses membres mais constituent un patrimoine moral vivant qu'il faut savoir interpréter dans toute sa richesse. Commentant en 1991 une proposition de résolution du Parlement européen sur l'assistance aux mourants, le CCNE avait été catégorique : La légalisation de l'euthanasie, même pour des cas exceptionnels, serait source d'interprétations abusives et incontrôlables : la mort serait décidée à la demande du patient, une demande certes respectable, mais dont l'ambivalence est profonde (Avis n. 26).
La dérive hollandaise
Particulièrement malvenu, le deuxième argument de Gaëtan Gorce repose sur l'exemple des Pays-Bas où soins palliatifs et euthanasie sont vues comme deux démarches qui ne s'excluent pas l'une l'autre. Qui plus est, le député nous explique que leur complémentarité permet de diminuer le recours au geste létal dans ce pays. Rien n'est plus faux. Dans la note cinglante qu'il a rendue en juillet dernier, le Comité des droits de l'homme des Nations-unies épingle au contraire la Hollande pour son taux élevé de cas d'euthanasie et de suicide assisté . 2.120 euthanasies recensées en 2007 par les autorités contre 1933 cas en 2005, cela s'appelle une hausse.
Autre phénomène inquiétant que nous avons déjà signalé, l'Ordre des médecins allemands fait état de l'installation croissante de personnes âgées de nationalité néerlandaise outre-Rhin, notamment dans le Land frontalier de Westphalie. S'y sont ouverts des établissements spécialisés dans l'accueil des Hollandais qui disent se méfier de la médecine de leur propre pays alors même que la dépénalisation de l'euthanasie est théoriquement fondée sur l'autodétermination du malade. Faudra-t-il donc que les Nations-unies créent une nouvelle catégorie des réfugiés pour les personnes malades, handicapées ou âgées qui s'exilent par crainte d'être euthanasiées ?
Quant à la supposée complémentarité entre médecine palliative et euthanasie, l'argument ne tient pas une seconde. Toutes les études internationales révèlent en effet que la majorité des praticiens hollandais utilisent les traitements anti-douleur avec l'intention première d'accélérer la mort de leurs patients [5]. Il s'agit donc ni plus ni moins que d'euthanasies déguisées.
Grâce au remarquable travail d'approfondissement mené par Jean Leonetti, la législation française protège au contraire la vocation fondamentale des professionnels des soins palliatifs en rappelant que la sédation ou l'analgésie visent avant tout le soulagement de la souffrance et ne sauraient en aucun cas être détournées de leur sens pour mettre fin à la vie des plus vulnérables : La sédation ne doit pas être pratiquée à la demande du malade pour provoquer la mort puisque l'interdit fait au médecin de provoquer délibérément la mort tel qu'il est posé par le Code de santé publique demeure [...]. Elle ne saurait constituer une méthode douce d'euthanasie [6].
Détournement de la médecine palliative
Les pratiques analgésiques et sédatives s'enracinent fondamentalement dans une attitude de sollicitude soignante et ne sauraient couvrir des euthanasies qui ne diraient pas leur nom. Penser le contraire reviendrait à vider de sa substance la médecine palliative. De fait, la loi française et la norme qu'elle rappelle, n'écrase pas la complexité humaine de la fin de vie mais en révèle la densité. La philosophe Suzanne Rameix l'avait expliqué admirablement devant la mission :

Sur le plan de la morale pratique, je tiens à redire la valeur de l'interdit de tuer dans ses liens avec nos capacités de préservation de la complexité dans nos sociétés, en particulier dans la pratique du soin. L'interdit est la source fondamentale de l'imagination et de la créativité morales. S'il n'est plus là, il n'y a plus la recherche acharnée, par les personnes de bonne volonté morale, des meilleures solutions, es plus humaines, les plus ajustées, les plus fines, les plus bienveillantes à l'égard des problèmes rencontrés. Lever l'interdit arrête la réflexion morale [7].

Aussi serions-nous tentés de dire aux députés socialistes de cesser de mettre en avant les législations de nos amis belges et hollandais. Ces deux nations ne représentent qu'à peine 25 millions de personnes sur les plus de 800 millions d'Européens enregistrés au Conseil de l'Europe. Ce point ne saurait faire oublier que l'écrasante majorité des États membres des Nations-unies ignore toute législation légalisant l'euthanasie [8] .
L'exemple français
Condamnant tout à la fois l'euthanasie et l'acharnement thérapeutique, la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie constitue un acte politique d'autant plus remarquable qu'elle a été votée à l'unanimité par le Parlement, dépassant tous les clivages partisans. Confirmée avec éclat par l'étude que vient de rendre le Conseil d'État, la loi Leonetti – et les rapports qui l'ont préparée et évaluée – embrasse toute la complexité des grandes problématiques de l'éthique médicale contemporaine et engage à un sens élevé de nos obligations morales à l'endroit des plus fragiles. Elle touche aux valeurs mêmes de notre démocratie. En affirmant le primat de l'éthique, elle offre de surcroît un outil de formation sans précédent pour les professionnels de santé.
Impressionnés par la qualité de réflexion menée par la France, de nombreux États européens commencent à se pencher sur notre législation en souhaitant s'en inspirer. Dès lors, les propositions de loi socialistes apparaissent pour ce qu'elles sont : une formidable erreur d'appréciation dont la démarche idéologique n'échappera à personne.

 

[1] Proposition de loi n. 2049 visant à mieux prendre en compte les demandes des malades en fin de vie exprimant une volonté de mourir, enregistrée à la présidence de l'assemblée nationale le 5 novembre 2009.
[2] Claire Legros, Nouveau débat sur l'euthanasie , La Vie, n. 3350, 12 novembre 2009.
[3] Audition de M. Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien Garde des sceaux, procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008 in Jean Leonetti, Rapport d'information Solidaires devant la fin de vie, n. 1287, tome 2, Assemblée nationale, décembre 2008.
[4] Jean Leonetti, Solidaires devant la fin de vie, tome 1, décembre 2008, p. 164.
[5] J. Bilsen, J. Cohen, L. Deliens, La fin de vie en Europe : le point des pratiques médicales , Population et Sociétés, n. 430, janvier 2007.
[6] Jean Leonetti, Solidaires devant la fin de vie, p. 208.
[7] Audition de Mme Suzanne Rameix, professeur agrégé de philosophie, département d'éthique médicale de la Faculté de médecine de Créteil, procès-verbal de la séance du 7 mai 2008 in Jean Leonetti, Mission d'évaluation de la loi du 22 avril 2005, Rapport d'information Solidaires devant la fin de vie, n. 1287, tome 2, Assemblée nationale, décembre 2008.
[8] Jean Leonetti, Solidaires devant la fin de vie, n. 1287, décembre 2008, p. 131.
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