Jacques Sapir

Jacques Sapir, économiste et directeur d’études à l’EHESS, est l’auteur de Faut-il sortir de l’euro ? (Seuil)

Vous avez signé une tribune avec Philippe Villin, parue mercredi dans Le Figaro, insistant sur la dangerosité des politiques actuelles de déflation pour sauver la monnaie unique et sur la nécessité d’une dissolution de la zone euro. Comment se manifeste la ruine économique, sociale et politique des pays de la zone euro que vous nous annoncez ?

La ruine économique, c’est très simple. Quand on a une monnaie unique, les zones dont la compétitivité est forte à l’entrée dans le système de la monnaie unique tendent à se renforcer continûment et les zones dont la compétitivité était plus faible, au mieux, se stabilisent mais toujours avec un écart de compétitivité important, au pire, régressent et finissent par se désindustrialiser. C’est ce que l’on a vu dans le cas de la France, zone de monnaie unique, le franc, à partir du XVIIème-XVIIIème siècle. Ça c’est accéléré quand on est entré dans l’économie moderne avec les moyens de communications (le train etc…). Résultat : depuis la fin du XIXème siècle, on voit que l’économie française n’est pas une économie homogène, qu’il y a des zones de très forte productivité, de très forte compétitivité. Grosso modo, c’est une partie de la vallée du Rhône, évidemment le bassin parisien, la basse vallée de la Seine, et ce fût, ça l’est nettement moins aujourd’hui, une partie du Nord et du bassin lorrain qui maintenant est en crise et il y a des poches de compétitivité relativement fortes comme par exemple les Midi-Pyrénées. Mais les autres régions, une partie de la Bretagne, le Centre, sont des régions qui sont désindustrialisées, qui se sont d’ailleurs dépeuplées, et qui ne vivent aujourd’hui que des flux de transferts au niveau de l’Etat. La monnaie unique organise très exactement le même phénomène d’un point de vue économique mais comme on n’est pas un Etat fédéral elle n’apporte pas, d’une certaine manière, les solutions qui devraient aller avec. Pourquoi ? Parce que malgré tout, subsistent des Etats, des Etats-nations, avec leurs spécificités, avec leurs cultures politiques qui ne sont pas les mêmes et que ces Etats évidemment n’ont pas envie de payer pour les autres. Le calcul a été fait dans le cadre de la zone euro : il faudrait que les flux de transferts soient l’équivalent de 12 points du PIB de l’Allemagne qui est l’économie la plus importante et que l’Allemagne elle-même en paie de 8 à 9 points. On se rend compte que c’est un niveau de charge financière sur l’Allemagne qui est absolument impossible. C’est le problème.

Aujourd’hui, on voit que les pays d’Europe du Sud qui sont rentrés dans la zone euro avec une compétitivité nettement plus faible que l’Allemagne rhénane voient l’écart de compétitivité continuer à s’accroître et donc se désindustrialisent très vite. Ça a été le cas de l’Espagne, du Portugal, de la Grèce avec là en plus une dimension tragique qui est que la Grèce traditionnellement avait des activités industrielles importantes liées à la construction navale - pas seulement à la construction : l’entretien des navires etc …- et depuis 5-6 ans, ces activités se sont délocalisées vers la côte turque voire vers les pays de la mer noire où, évidemment, elles se font à des prix beaucoup plus faibles parce que la Grèce est aspirée dans la zone euro et a des coûts en euros. Donc, premier point, évidemment, ce désastre économique qui implique que la désindustrialisation de l’Europe du Sud va aller en s‘accélérant et, à un moment donné, la France elle-même va être touchée. Je ne pense pas que l’économie française dans sa totalité sera touchée mais on va voir apparaître une coupure en deux de la France, allant grosso modo de la Bretagne à la zone Paca, et tout ce qui sera en deçà de cette ligne va se désindustrialiser de manière excessivement rapide, y compris d’ailleurs une partie peut-être de la basse vallée de Seine. Ne survivra que la partie qui est plutôt vers l’est de la France, vers le nord-est, qui est intégrée de fait dans la zone rhénane. Ça c’est ce que l’on constate depuis une douzaine d’années et c’est ce que j’avais appelé dans des textes que j’ai publiés en 2008 et en 2009 le phénomène d’ « eurodivergence ».

La crise de compétitivité que connaissent les Etats ne peut pas se résoudre par des dévaluations depuis 1999. Donc les Etats ont décidé d’aider soit leurs entreprises, soit les ménages. Les Etats, où le problème se posait de manière très sérieuse, ont commencé à augmenter leur dette, soit la dette publique, cas de la France et de l’Italie, soit la dette privée, cas de l’Espagne – jusqu’en 2007, la dette publique espagnole était relativement faible, par contre, la dette privée avait augmenté de manière phénoménale. Le problème de la dette découle donc directement de ce problème de compétitivité. La crise des dettes souveraines, ça décrit un symptôme mais la vraie cause, c’est la crise de compétitivité. Néanmoins, ce symptôme oblige les Etats à réagir parce que les conditions de financement des Etats sont devenues de plus en plus difficiles et, donc, on voit qu’à partir de ce moment, il y a une pression très forte à stabiliser la dette et donc à ramener à zéro le déficit. Seulement, la question c’est que l’ajustement budgétaire est quelque chose de très difficile à faire sur une courte période dans un pays, et c’est quelque chose de strictement impossible à réaliser sur une courte période dans plusieurs pays simultanément. En effet, l’ajustement fiscal et budgétaire, c’est-à-dire hausse des impôts et baisse des dépenses, ça veut dire de toute manière, que l’on enlève de l’argent à la demande intérieure. C’est jouable quand vous êtes un petit pays et que le reste de l’économie qui vous entoure est en expansion, parce que, à ce moment-là, vous pouvez espérer que la demande extérieure va venir suppléer à la demande intérieure qui a été réduite. Mais quand vous le faites à un niveau de masse sur plusieurs pays en même temps, vous obtenez des contractions plus ou moins importantes de votre richesse, donc de votre PIB et c’est très exactement ce que l’on voit aujourd’hui. Ces contractions de richesses provoquent une chute de recettes fiscales et donc le déficit que l’on a voulu réduire d’une main réapparaît de l’autre main puisque, avec moins de recettes fiscales, même si vos dépenses sont réduites, vous retrouvez cette question du déficit. Pour la Grèce, l’Espagne ou l’Italie, on voit que le niveau de déficit est à peu près le même que ce qu’il était en 2010 ou en 2011. Donc, en dépit d’un effort d’ajustement considérable, il n’y a pas d’amélioration.

Cet effort d’ajustement provoque une catastrophe sociale. Elle se traduit d’une part par l’explosion du chômage. Il est à 24,2% en Espagne, il est à 24,4% en Grèce, il est à un peu plus de 11% en Italie. Et il continue à augmenter et il va augmenter dans les mois qui viennent de manière extrêmement rapide. Mais cet ajustement se traduit aussi par un appauvrissement des gens qui continuent de travailler. Il est aujourd’hui suffisamment développé pour que la zone euro dans son ensemble soit entrée en récession et pour que tous les observateurs institutionnels commencent à agiter la sonnette d’alarme. Si l’ajustement est poursuivi jusqu’au bout, autrement dit jusqu’au moment où on arrivera à un équilibre budgétaire, on risque d’avoir des taux de chômage qui vont être considérables : à peu près 16 à 20% en France, 18 à 23-24% en Italie, autour de 30-32% en Espagne, et probablement autour de 50% en Grèce. Donc, on est devant un désastre social massif.

« Politiquement, l’euro est en train de tuer l’Europe »

Ce désastre social, d’ores et déjà, commence à avoir des conséquences politiques graves. Il y a la montée de l’extrême droite en Grèce. Il y a surtout dans le cadre de la zone euro la montée d’un antagonisme entre nations qu’on ne connaissait plus depuis grosso modo 20 ans. La presse grecque est excessivement critique sur les dirigeants allemands et la presse allemande est très critique par rapport à la Grèce. Il y a le même phénomène en Espagne, où d’ailleurs les tensions entre régions espagnoles commencent à se durcir. Les catalans, qui sont la région d’Espagne qui s’en tire le moins mal, commencent à dire « on n’a qu’à être indépendant, comme ça on ne paiera pas pour les autres espagnols ». Mais cette logique va au-delà de la zone euro, commence à toucher l’ensemble de l’Union européenne. On le voit dans les réactions de pays qui avaient demandé à terme leur adhésion à la zone euro et qui disent maintenant, au mieux, « il est urgent d’attendre » ou « on ne veut plus », cas de la Bulgarie. Le processus d’élargissement de la zone euro est durablement interrompu. Ce qui veut dire que, en réalité, ce qui se joue à travers cela, c’est la capacité de l’Union européenne à fonctionner comme un agrégateur et on voit que d’ores et déjà vous avez des tendances centripètes au sein de l’UE. Ainsi se pose la question du rôle de la Russie. La Russie est une économie en expansion, qui connaît des taux de croissance certes moins élevés qu’avant la crise de 2007 mais qui restent importants, surtout par comparaison avec l’Union européenne : le taux de croissance de la Russie était en 2011 de 4,8 %. Il sera encore de 4,5% cette année. La Russie a beaucoup d’argent et on voit bien que les dirigeants bulgares, les dirigeants roumains mais aussi les dirigeants slovaques et les dirigeants hongrois commencent à regarder vers l’Est, commencent à se dire « est-ce que nous n’aurions pas intérêt à nous intégrer peut-être plus avec cette force importante qui est à l’Est plutôt qu’avec cette Europe qui est aujourd’hui très malade ».

Donc nous sommes perdus sur ces trois terrains. Les niveaux de chômage que l’on est en train de connaître et que l’on va connaître, ce sont les niveaux des années 30. Un pays où il y aura 30 % de chômeurs c’est la situation de l’Allemagne dans les années 30. Et politiquement, l’euro est en train de tuer l’Europe. Montent les antagonismes au sein des pays de la zone euro et monte ce sentiment que finalement l’Europe ne marche pas à cause des problèmes de la zone euro. Il n’y aurait pas la zone euro, les pays de l’ex-zone euro auraient certainement une croissance beaucoup plus forte et il n’y aurait pas ce phénomène d’attraction externe par rapport à la dynamique européenne.

De plus, vous mettez en avant des risques de guerres civiles …

Il y a clairement une menace de guerre civile en Grèce. Si ça commence à éclater en Grèce, il y aura un problème dans les Balkans assez rapidement. Le problème le plus important va se poser au niveau de l’Espagne : si l’antagonisme entre les régions espagnoles et entre régions espagnoles et gouvernement central continue à monter, ça va devenir très sérieux. On voit bien que s’il y a un problème majeur qui se pose à l’Espagne, ça va mettre le feu à l’Europe, en tout cas ça va mettre le feu à la Belgique, ça va relancer le conflit entre Wallons et Flamands qui existe déjà mais qui, pour l’instant, est relativement sous contrôle. Il peut rééclater de manière très violente d’un jour à l’autre. En Italie, il y a cette fameuse expression « au nord de Milan c’est l’Autriche, au sud de Rome c’est l’Afrique ». Le problème c’est que des partis ont fait de ce discours une partie de leur programme comme la Ligue du Nord. On est quand même dans des situations préoccupantes. La situation la plus grave, à l’évidence, c’est la Grèce et après c’est l’Espagne. Mais on voit bien que si ça commence dans un pays et si ça commence à s’étendre, ça deviendra difficile à contrôler. 

Propos recueillis par Laurent Ottavi